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vendredi, 19 septembre 2014 10:00

Justice entre générations

Pour la Campagne oecuménique de Carême 2014, les oeuvres d'entraide suisses[2] ont choisi comme thème « la justice intergénérationnelle »[3]. Que signifie ce nouveau concept ? Quels sont ses racines bibliques et théologiques et ses enjeux spirituels ?

Justice, génération...[1] Ces deux termes apparaissent régulièrement dans les deux Testaments. Mieux encore, la question de la justice est partout dans la Bible, au point que nous pouvons dire qu'elle en est un thème central.
Le discours sur la justice est à la fois très fort et très concret. Dans le Deutéronome, le Seigneur est un Dieu de justice et, dans le monde inéquitable, il rend justice aux vulnérables (de l'époque) qu'il aime : « [Dieu] rend justice à l'orphelin et à la veuve, et aime l'émigré en lui donnant du pain et un manteau » (Dt 10,18). Par conséquent, il demande à son peuple d'agir de la même façon : « Apprenez à bien faire, recherchez la justice, mettez au pas l'exacteur, faites droit à l'orphelin, prenez la défense de la veuve » (Es 1,17). Le centrage autour de la justice n'est pas exclusif à la Bible hébraïque. Dès les premiers versets de son Sermon sur la montagne, qui peut être considéré comme un discours-programme, Jésus annonce la justice et l'amour des pauvres comme essentiels à sa mission : « Heureux, vous les pauvres : le Royaume me de Dieu est à vous » (Lc 6,20). Et quelques versets plus bas, dans la version de Matthieu, il déclare : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice » (Mt 5,6).
La Campagne de Carême 2014 s'appuye, comme les précédentes, sur le thème de la justice, auquel elle ajoute le terme d'« intergénérationnelle ». Ce concept n'apparaît pas tel quel dans la Bible, par contre le mot « génération » est souvent utilisé, de même que l'expression, dans quelques traductions, « de génération en génération ».
L'évangile de Matthieu commence avec la généalogie de Jésus, établie par groupes de quatorze générations (Mt 1,17). Un rappel de l'alliance intergénérationnelle avec toute la création, dans la Bible hébraïque, fondée entre Dieu et Noé après le déluge : « Je vais établir mon alliance avec vous, avec votre descendance, après vous et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous... Voici le signe de l'alliance... pour toutes les générations futures... un signe d'alliance entre moi et la terre » (Gn 9,9-13).
Cette promesse faite à Noé sera reprise dans la promesse de bénédiction de Dieu adressée à Abraham pour « toutes les familles de la terre » (Gn 12,3), et à Moïse, quand Dieu lui révèlera que son nom sera « tel qu'on l'évoquera de génération en génération » (Ex 3,15). Ou encore, quand Dieu demandera de célébrer le sabbat pour toutes les générations (Ex 31,13-16).
L'idée d'une alliance entre Dieu et la création, qui se poursuit de génération en génération, devient dans les Psaumes une idée récurrente. Le psaume 90, par exemple, reconnaît : « Seigneur, de génération en génération, tu as été notre abri. » Le psaume 105 insiste : « Il (Dieu) se souvient toujours de son alliance, de la parole qu'il a instituée pour mille générations. »
En parallèle à la fidélité et à l'amour de Dieu, exprimés dans l'alliance universelle, la Bible, par contre, nous présente à maintes reprises un peuple de Dieu pas toujours fidèle (ex. Jr 8,5). Jésus, d'ailleurs, va plusieurs fois critiquer lui-même la génération de son époque (ex. Mt 17,17).

La conscience écologique
Le concept de justice intergénérationnelle a engendré de nombreuses discussions philosophiques passionnantes. [4] Evoquons, pour les illustrer, la question de la conscience écologique. Le souci d'un environnement sain, d'une consommation de produits locaux, de la réduction des émissions de dioxyde de carbone (CO2) font partie des préoccupations de notre génération, parce qu'aujourd'hui nous savons qu'après la révolution industrielle, les émissions de CO2 ont augmenté de façon exponentielle. La combustion des matières fossiles pour nos voitures, nos chauffages ou pour la production d'électricité est une des causes des changements climatiques. Le recul des glaciers dans les Alpes, les Andes ou l'Himalaya, la diminution de la calotte glacière des Pôles, l'augmentation de la fréquence et de l'intensité des périodes de sécheresse et d'inondations, la montée du niveau de la mer sont quelques expressions de cette réalité.
Les scientifiques ont non seulement constaté ces changements, mais ont établi leurs conséquences pour l'avenir. Par exemple, les rapports du Groupe intergouvernemental d'experts sur le climat, basé à Genève, ont relevé à maintes reprises que les communautés les plus pauvres et les groupes les plus vulnérables (femmes, enfants, personnes handicapées...) sont et seront les plus touchés par ces contrecoups. Ils demandent donc clairement une diminution des émissions de CO2, afin de ne pas augmenter encore davantage la température moyenne de la planète.
Pour ce faire, un accord au niveau de la communauté internationale doit être trouvé, dans le cadre des Conférences des parties de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques et son Protocole de Kyoto. Mais un traité, même ambitieux et contraignant, ne suffira pas si nous ne changeons pas tous notre mode de vie. C'est là que l'éthique a son mot à dire.
Compte tenu des multiples aspects des changements climatiques (environnementaux, sociaux, politiques et économiques), le problème, en effet, relève également de la justice. Les communautés et les pays les plus vulnérables sont ceux là-mêmes qui ont le moins contribué aux causes des changements climatiques, car leurs émissions de CO2 sont minimes par rapport à celles des pays industrialisés.[5] La dimension éthique souligne, en outre, que nos actions ne sont pas anodines envers l'environnement, aujourd'hui et pour le futur, pour notre génération et pour les générations à venir. Il est donc bien question de justice intergénérationnelle.
Notre responsabilité ne se limite pas à notre famille, à nos relations ou même à notre société. Nous devons élargir notre regard. Notre responsabilité a une dimension œcuménique (dans le sens de l'ensemble des terres habitées), une dimension intergénérationnelle et une dimension cosmique.
Comme la plupart des parents, je me pose souvent cette question : que vais-je léguer à mes enfants ? Plus largement, nous devrions tous nous demander ce que nous allons léguer, en tant que génération, aux générations futures ?
La réponse dépend de notre contexte social. En Suisse, l'un des points centraux est celui de l'énergie. Notre surconsommation d'énergie est un outrage, sinon un mépris, à l'égard des pauvres, de la nature et des générations futures. Pour y remédier, la société à 2000 watts a été proposée comme « un concept qui reflète la volonté de construire une société juste et durable. Chaque habitant de la terre a droit à la même quantité d'énergie, qu'il vive aujourd'hui ou demain ».[6] Concrètement, nous autres, Suisses, devons réduire considérablement notre consommation d'énergie. Sommes-nous prêts à le faire par respect envers la création, les pays pauvres et nos descendants ?
Les Eglises en Suisse, notamment au travers d'Oeku Eglise et environnement, cherchent à relever le défi. Car la lutte contre le gaspillage énergétique peut être interprétée au moyen de clés spirituelles. Il y a en chacun de nous une concupiscence et une cupidité qui s'expriment tant sur le plan individuel que sociétal - entre autres à travers notre consommation d'énergie - et contre lesquelles nous devons réagir. Le Carême, temps d'introspection, de changement, est un moment propice pour renouveler cette lutte.

Un Carême pour la création
En français, on dit souvent que le Carême est constitué des trois P : prière, pénitence, partage. La justice intergénérationnelle est un bon thème pour élargir notre réflexion sur ces contenus. L'alliance de Dieu est une bénédiction de toute la création, qui se prolonge de génération en génération. Comment y répond notre génération ? Sommes-nous une bénédiction pour les autres et pour la terre ?
L'environnement, la terre, l'écoumène,[7] pour nous, les chrétiens, est création de Dieu. Face à une interprétation réductionniste du mandat de dominer la terre (Gn 1,28) - qui a entraîné quelques auteurs à rendre la tradition judéo-chrétienne responsable de la crise écologique -, nous ne pouvons pas oublier le deuxième récit de la création, où Dieu demande à Adam de « cultiver et garder le jardin » (Gn 2,15). Prendre soin de la création est une tâche inéluctable pour l'être humain, et particulièrement pour le chrétien. C'est même une partie de sa vocation la plus profonde. Car la création gémit, la Terre crie, souffre à cause de notre mode de développement et de notre style de vie.
Le théologien brésilien Leonardo Boff - pour qui la spiritualité est une attitude qui met la vie au centre, la promeut et la défend contre tous les mécanismes de stagnation et de mort - affirme que le projet spirituel actuel est caractérisé par la crise écologique et un mysticisme cosmique.[8] Cette idée n'a rien d'une « nouvelle spiritualité » qui serait plus proche du New Age que du christianisme. Elle nous renvoie aux écrits du Père Teilhard de Chardin, comme La Messe sur le monde (1923) ou Le Milieu divin (1957). Et dans l'histoire de la spiritualité chrétienne, saint François d'Assise, avec son Cantique des créatures, a rappelé une tradition qui remonte au moins au VIIe siècle, quand saint Jean Damascène, dans son étude sur les images (icônes), exprimait que « la terre toute entière est une icône vivante de la face de Dieu ».
Notre génération a fait des progrès technologiques impressionnants : la télévision, Internet, les téléphones portables, etc. Notre savoir s'est élargi. Wikipedia remplace l'ardu travail de recherche dans des bibliothèques. Mais que savons-nous réellement ? Sommes-nous devenus plus savants ? « Vous savez interpréter l'aspect du ciel, et les signes des temps, vous n'en êtes pas capables ! Génération mauvaise et adultère qui réclame un signe » (Mt 16,3-4)...
Notre spiritualité doit se traduire en œuvres. Si le Carême est métanoia (repentance) et conversion, l'interprétation des signes des temps et la prise de conscience de la situation sont, pour leur part, les premiers pas pour assumer notre responsabilité envers la Terre et envers les générations futures. Lorsque nous participerons dans nos communautés aux soirées de prière, de réflexion et de partage, que nos pensées rejoignent les pauvres et les exclus, les plus vulnérables, mais aussi les générations à venir et la Terre elle-même, notre petite planète bleue, si belle et si bénie par Dieu.

[1] • COE = Conseil œcuménique des Eglises. Philosophe et théologien, l'auteur enseigne aussi à l'Atelier œcuménique de théologie (Genève).
[2] • Pain pour le prochain (protestante), Action de Carême (catholique) et Etre partenaires (catholique-chrétienne).
[3] • Titre de la campagne, Les semences d'aujourd'hui sont le pain de demain.
[4] • Voir p. ex. Philippe Van Parijs, « La justice entre générations », in Dan Sylvain et Jeorg Tremmel (eds.), Générations équitables, Paris, Connaissances et Savoirs 2010, pp. 31-54, ou Axel Gosseries et Lukas H. Meyer (eds.), Intergenerational Justice, Oxford, Oxford University Press 2009, 432 p.
[5] • Voir Guillermo Kerber, « La justice climatique », in Sources, Fribourg, janvier-février 2011, pp. 14-22.
[6] • www.2000watt.ch/fr/societe-a-2000- watts.
[7] • Partie habitable de la surface terrestre.
[8] • Leonardo Boff, Ecologia, grito da terra, grito dos pobres, São Paulo, Atica 1995, pp. 259-260.

 

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