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vendredi, 19 septembre 2014 10:08

L'Exhortation du pape François

La première Exhortation apostolique du pape François, « Evangelii gaudium », présentée en novembre 2013, est le fruit d'une réflexion mûrie. Elle exprime sa vision de l'évangélisation et de la mission de l'Eglise dans le monde contemporain. On y retrouve les piliers de sa pensée, notamment l'appel à une liberté créatrice.

Du point de vue des idées, Evangelii gaudium (La joie de l'Evangile), la première Exhortation apostolique du pape François, a une parenté avec la lettre que le cardinal Bergoglio adressait au diocèse de Buenos Aires à l'occasion de l'ouverture de l'Année de la foi. Dès les premières lignes, il parlait d'une Eglise portes ouvertes, « symbole de lumière, d'amitié, de joie, de liberté et de confiance ». Au moment de clore l'Année de la foi, le pape François s'est adressé à l'Eglise universelle en réaffirmant ce vœu.
Pour le pape, c'est absolument clair : l'Eglise est appelée à annoncer la joie de l'Evangile ; c'est une exigence de sa nature missionnaire. Le mot « joie » est un de ceux qui reviennent le plus fréquemment dans son vocabulaire et il se décline souvent avec des adjectifs tels que « neuve », « créative », « spirituelle », « profonde », « intime », « immense », « irrépressible », « éternelle », « pleine », « eschatologique ».
La première partie de l'Exhortation explique son titre Evangelii gaudium : « La joie de l'Evangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. » (1)[1] Un choix qui évoque deux autres grandes Exhortations apostoliques chères à François : Gaudete in Domino (GD) et Evangelii nuntiandi (EN) de Paul VI, signées l'une le 9 mai et l'autre le 8 décembre 1975. La seconde était le fruit du Synode des évêques de 1974 sur l'évangélisation dans le monde d'aujourd'hui. Montini avait écrit sur « la douce et réconfortante joie d'évangéliser, même s'il faut semer dans les larmes » (EN, n° 80). A ces antécédents liés à Paul VI, il faut ajouter le document final de la 5e Conférence générale de l'épiscopat latino-américain et des Caraïbes qui dit que la joie du disciple a un impact direct sur la société et sur la vie sociale et individuelle.
La joie, pour Bergoglio, est « la consolation spirituelle » dont parle saint Ignace, « l'allégresse intérieure qui appelle et attire aux choses célestes et au salut propre de l'âme, l'apaisant et la pacifiant en son Créateur et Seigneur » (Exercices, n° 316). C'est « l'état habituel de celui qui reçoit la manifestation de Jésus-Christ avec disponibilité et simplicité de cœur ». Seule la rencontre avec le Seigneur peut donner cette joie. Et de citer Benoît XVI : « A l'origine du fait d'être chrétien il n'y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive. » (7)
La joie est rayonnante et attractive. Le christianisme ne grandit pas par prosélytisme, mais par « attraction » (14). Le Seigneur appelle à lui ses disciples dans un environnement « humble, beau et gracieux » (Ex 144). A Copacabana, le pape avait dit aux jeunes : « Jésus demande que son Eglise soit assez vaste pour accueillir toute l'humanité, pour être la maison de tous. » Elle « doit accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des formes très diverses, telles qu'en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas » (22).

Conversion pastorale
Le discours du pape témoigne d'une tension dialectique entre, d'une part, l'institution ecclésiale et, d'autre part, l'esprit. L'une ne nie pas l'autre, mais la première doit aimer le second de manière efficace, incisive, afin de contrecarrer « le repliement sur soi ecclésial » (27) qui reste toujours la grande tentation. Le pape écrit : « Je ne veux pas une Eglise préoccupée d'être le centre et qui finit renfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures. » (49)
Le choix missionnaire est vraiment le « rêve » (27) du pape François dans la mesure où il est « capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale deviennent un canal adéquat pour l'évangélisation du monde actuel, plus que pour l'auto-préservation » (27). Ce qui implique un processus de « discernement, de purification et de réforme » (30) et exige d'abandonner « le confortable critère pastoral du on a toujours fait ainsi » (33).
La source de ce processus se trouve dans le concile Vatican II, qui « a présenté la conversion ecclésiale comme l'ouverture à une réforme permanente de soi par fidélité à Jésus-Christ » (26). « Du moment que je suis appelé à vivre ce que je demande aux autres, je dois aussi penser à une conversion de la papauté. Il me revient, comme évêque de Rome, de rester ouvert aux suggestions orientées vers un exercice de mon ministère qui le rende plus fidèle à la signification que Jésus-Christ en tend lui donner et aux nécessités actuelles de l'évangélisation. Le pape Jean Paul II demanda d'être aidé pour trouver "une forme d'exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l'essentiel de sa mission". Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi et les structures centrales de l'Eglise universelle ont besoin d'écouter l'appel à une conversion pastorale. » (32)
Le souci pastoral pousse le pape François à exiger une attitude et un langage qui permettent de transmettre la nouveauté de l'Evangile. La fidélité à des formules ne suffit pas si le sens est perdu. D'où la nécessité de faire preuve à la fois de prudence et d'audace dans la pastorale des sacrements. « Tous peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale, tous peuvent faire partie de la communauté, et même les portes des sacrements ne devraient pas se fermer pour n'importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour le baptême, ce sacrement qui est la porte. L'eucharistie, même si elle constitue la plénitude de la vie sacramentelle, n'est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles. (...) Nous nous comportons fréquemment comme des contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l'Eglise n'est pas une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile. » (47)
Ici, comme dans d'autres passages, l'Exhortation ouvre une réflexion sans la fermer par des conclusions définitives. Son objectif est de poser des questions importantes.
La troisième partie de l'Exhortation apostolique est consacrée au défi de la foi. Le pontife exhorte toutes les communautés à avoir l'attention constamment éveillée aux signes des temps (51). Car ce défi exige toute l'attention d'un discernement spirituel, non seulement pour « reconnaître et interpréter les motions de l'esprit bon et de l'esprit mauvais, mais - et là se situe la chose décisive - de choisir celles de l'esprit bon et de repousser celles de l'esprit mauvais » (51).
On retrouve dans cette partie les maux de l'Eglise et du monde tels que François les a dénoncés durant les premiers mois de son pontificat : le joug de la compétitivité, la culture du gaspillage, le culte anesthésiant du bienêtre, le consumérisme ; et aussi le fondamentalisme, l'indifférence et le relativisme, les atteintes à la liberté religieuse, la désertification spirituelle, l'interruption de la transmission de la foi entre les générations, la réduction du mariage à un besoin affectif, la mondanité spirituelle, l'esprit fonctionnaire, le cléricalisme, l'obsession du paraître et les divisions internes de l'Eglise.

Pas de limites
La quatrième partie de l'Exhortation se concentre sur le thème de l'annonce de l'Evangile, thème qui, de fait, traverse et justifie tout le document. Les notions sont claires dès le début : la définition de l'Eglise comme « sacrement du salut » (112), comme « peuple pèlerin et évangélisateur qui transcende toujours toute expression institutionnelle » (111). Il est intéressant de noter que le texte témoigne d'une tension féconde entre l'Eglise comme « peuple » et l'Eglise comme « institution ». Dieu entre dans une « dynamique populaire » dont le sujet est le « peuple de Dieu en marche à travers l'histoire, dans la joie et la douleur ».
Mais le texte laisse paraître une autre tension entre les différences culturelles et l'unité de l'Eglise. Le pape écrit : « Ce peuple de Dieu s'incarne dans les peuples de la terre, chacun de ses membres a sa propre culture » (115) et cette « diversité culturelle ne menace pas l'unité de l'Eglise » (117). Ce qui veut dire qu'évangéliser ne signifie pas imposer une forme particulière de culture, aussi belle et antique soit-elle, avec le risque inhérent de sacraliser une culture, de succomber au fanatisme sous prétexte de ferveur.
L'évangélisation, telle que la décrit l'Exhortation, est une forme de dialogue, de conversation « respectueuse et aimable » (128). Evangéliser signifie avant tout prendre en charge la personne à laquelle on annonce l'Evangile, de sorte que celle-ci puisse exprimer et partager « ses joies, ses espérances, ses préoccupations pour les personnes qui lui sont chères, et beaucoup de choses qu'elle porte dans son cœur ». C'est seulement alors que la Parole de Dieu peut avoir du sens dans la vie d'une personne. L'annonce de l'Evangile est un partage humble, un témoignage de « celui qui toujours sait apprendre, avec la conscience que le message est si riche et si profond qu'il nous dépasse toujours ».
Un passage important de cette Exhortation concerne l'homélie. Le pape François définit le prédicateur comme un « contemplatif de la Parole et aussi un contemplatif du Peuple » (154). Il contemple la Parole, mais aussi la situation concrète des personnes auxquelles il s'adresse, leurs besoins, leurs attentes. Il écrit : « Rappelons qu'on n'a jamais besoin de répondre à des questions que personne ne se pose. » (155)

Contenu social
Dans la cinquième partie de l'Exhortation le pape s'arrête sur la dimension sociale de l'évangélisation. Le message chrétien a un contenu inévitablement social : la vie en communauté et l'engagement envers les autres. L'Es - prit saint « cherche à pénétrer dans chaque situation humaine et dans tous les liens sociaux », il « sait dénouer les nœuds même les plus complexes et les plus inextricables de l'histoire humaine » (178). Dès lors, « une foi authentique - qui n'est jamais confortable et individualiste - implique toujours un profond désir de changer le monde, de transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre passage » (183).
Le pontife se concentre sur deux grandes questions qui lui semblent fondamentales en ce moment de l'histoire parce qu'« elles déterminent le futur de l'humanité » : l'intégration sociale des pauvres, et la paix et le dialogue social (220-221). Il poursuit en signalant les quatre piliers de sa pensée pour orienter « spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d'un peuple où les différences s'harmonisent dans un projet commun. » (221)
Tout d'abord, le temps est supérieur à l'espace : « Donner la priorité au temps, c'est s'occuper d'initier des processus plutôt que de posséder des espaces » (223). Ensuite, l'unité prévaut sur le conflit, ce qui signifie que le citoyen doit assumer les conflits sans se laver les mains, pour les résoudre et les transformer en un maillon d'un nouveau processus de communion dans la différence. Troisième principe, la réalité est plus importante que l'idée. Celle-ci est le fruit d'une élaboration qui risque toujours de se transformer en sophisme, de se détacher de la réalité, jusqu'à succomber à la tentation du totalitarisme. En politique, le risque est de formuler des propositions logiques et claires, même séduisantes, mais qui ne rendent pas compte du réel et, par conséquent, deviennent incompréhensibles pour les gens. L'incarnation est le critère directeur de ce principe (1 Jn 4,2). Dernier pilier, le tout est supérieur à la partie : il est nécessaire d'élargir le regard, de prêter attention à la dimension globale pour reconnaître un bien toujours plus grand et pour ne pas tomber dans une mesquinerie quotidienne. « En même temps, il ne faut pas perdre de vue ce qui est local, ce qui nous fait marcher les pieds sur terre. » (234)
A la lumière de ces quatre principes, le pape réaffirme : « Dans le dialogue avec l'Etat et avec la société, l'Eglise n'a pas de solutions pour toutes les questions particulières. Mais avec les diverses forces sociales, elle accompagne les propositions qui peuvent répondre le mieux à la dignité de la personne humaine et au bien commun. Ce faisant, elle propose toujours avec clarté les valeurs fondamentales de l'existence humaine, pour transmettre les convictions qui ensuite peuvent se traduire en actions politiques. » (241)
Ces principes fondent aussi le dialogue œcuménique (244-246), les relations avec le judaïsme (247-249), le dialogue interreligieux (250-254) et le dialogue social dans un contexte de liberté religieuse (255-258).

Au centre, Jésus
La dernière partie de l'Exhortation est consacrée à souligner la dimension spirituelle de l'évangélisation et la nécessité de retrouver un esprit contemplatif : « On ne peut persévérer dans une évangélisation fervente, si on n'est pas convaincu, en vertu de sa propre expérience, qu'avoir connu Jésus n'est pas la même chose que de ne pas le connaître, que marcher avec lui n'est pas la même chose que marcher à tâtons, que pouvoir l'écouter ou ignorer sa Parole ne sont pas la même chose, que pouvoir le contempler, l'adorer, se reposer en lui ou ne pas pouvoir le faire n'est pas la même chose. Essayer de construire le monde avec son Evangile n'est pas la même chose que de le faire seulement par sa propre raison. » (266)
Plus d'une fois le pape François a souligné les limites de son Exhortation, conscient notamment que les documents ne provoquent pas aujourd'hui le même intérêt qu'à d'autres époques et qu'ils sont vites oublié. Du reste, il ne croit pas « qu'il faille attendre du magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui concernent l'Eglise et le monde » (16). Le pape d'ailleurs ne peut pas remplacer les épiscopats locaux dans le discernement des problématiques locales, rappelle-t-il en se référant au concile Vatican II : « D'une manière ana - logue aux antiques Eglises patriarcales, les Conférences épiscopales peuvent "contribuer de façons multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement". (...) Une excessive centralisation, au lieu d'aider, complique la vie de l'Eglise et sa dynamique missionnaire. » (32) « En ce sens, je sens la nécessité de progresser dans une décentralisation salutaire. » (16) D'une certaine façon, la réflexion du pape vise à mettre en route les Eglises locales pour qu'elles réfléchissent et agissent. «
La mission au cœur du peuple n'est ni une partie de ma vie ni un ornement que je peux quitter, ni un appendice ni un moment de l'existence. Elle est quelque chose que je ne peux pas arracher de mon être si je ne veux pas me détruire. Je dois reconnaître que je suis comme marqué au feu par cette mission afin d'éclairer, de bénir, de vivifier, de soulager, de guérir, de libérer. » (273) (Traduction : Pierre Emonet)

1 • Les numéros entre parenthèses qui suivent les extraits d'Evangelii gaudium se réfèrent à la numérotation de l'Exhortation. Le texte complet peut être lu en français sur le site du Vatican (www.vatican.va). (n.d.l.r.)

 

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