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mercredi, 30 avril 2014 11:24

Rencontre avec le pape François. Sa vision de la Compagnie de Jésus

Au cœur de ce nouvel extrait de l'interview du pape, réalisée pour le réseau des Revues culturelles jésuites par Antonio Spadaro, directeur de la « Civiltà Cattolica » : le discernement, notion fondamentale pour les jésuites. François revient en outre sur une figure qui lui est chère, celle du jésuite savoyard Pierre Favre.

Antonio Spadaro : Saint-Père, quel point de la spiritualité ignatienne vous aide le mieux à vivre votre ministère ?
« Le discernement. C'est une des choses qui a le plus travaillé intérieurement saint Ignace. Pour lui, c'est une arme pour mieux connaître le Seigneur et le suivre de plus près. J'ai toujours été frappé par la maxime décrivant la vision d'Ignace : Non coerceri a maximo, sed contineri a minimo divinum est (ne pas être enfermé par le plus grand, mais être contenu par le plus petit, c'est cela qui est divin). (...) Cette vertu du grand et du petit, c'est ce que j'appelle la magnanimité. Elle nous fait toujours regarder l'horizon. C'est faire les petites choses de tous les jours avec un coeur grand ouvert à Dieu et aux autres. C'est valoriser les petites choses à l'intérieur de grands horizons, ceux du Royaume de Dieu. »
Cette maxime apporte les critères nécessaires pour se disposer correctement en vue d'un discernement, pour sentir les choses de Dieu à partir de son "point de vue". Pour saint Ignace les grands principes doivent être incarnés en prenant en compte les circonstances de lieu et de temps ainsi que les personnes. Jean XXIII, à sa manière, gouvernait avec une telle disposition intérieure, répétant la maxime Omnia videre, multa dissimulare, pauca corrigere (tout voir, passer sur beaucoup de choses, en corriger quelques-unes) parce que, tout en voyant omnia (tout), l'horizon le plus grand, il choisissait d'agir sur pauca, sur les choses les plus petites. On peut avoir de grands projets et les réaliser en agissant sur des choses minimes. »
Ce discernement requiert du temps. Nombreux sont ceux qui pensent que les changements et les réformes peuvent advenir en un temps bref. Je crois au contraire qu'il y a toujours besoin de temps pour poser les bases d'un changement vrai et efficace. Ce temps est celui du discernement. Parfois, au contraire, le discernement demande de faire tout de suite ce que l'on pensait faire plus tard. C'est ce qui m'est arrivé ces derniers mois. Le discernement se réalise toujours en présence du Seigneur, en regardant les signes, en étant attentif à ce qui arrive, au ressenti des personnes, spécialement des pauvres. Mes choix, même ceux de la vie quotidienne, comme l'utilisation d'une voiture modeste, sont liés à un discernement spirituel répondant à une exigence qui naît de ce qui arrive, des personnes, de la lecture des signes des temps. Le discernement dans le Seigneur me guide dans ma manière de gouverner.
» Je me méfie en revanche des décisions prises de manière improvisée, de celles qui me viennent en premier à l'esprit. En général, elles sont erronées. Je dois attendre, évaluer intérieurement, en prenant le temps nécessaire. La sagesse du discernement compense la nécessaire ambiguïté de la vie et fait trouver les moyens les plus opportuns, qui ne s'identifient pas toujours avec ce qui semble grand ou fort. »

Comment la Compagnie de Jésus peut-elle être au service de l'Eglise aujourd'hui ? Quelle est sa spécificité, et quels sont les risques qu'elle court ? 
« La Compagnie est une institution en tension, toujours radicalement en tension. Le jésuite est un homme décentré et la Compagnie est en elle-même décentrée : son centre est le Christ et son Eglise. Avec le Christ et l'Eglise au centre, la Compagnie a ainsi deux points fondamentaux d'équilibre qui lui permettent de vivre en périphérie. En revanche, si elle devient trop tournée sur elle-même, si elle se met au centre en se considérant comme une structure solide, bien "armée", elle court le risque de se sentir autosuffisante.
» La Compagnie doit toujours avoir devant elle le Deus semper maior, la recherche de la gloire de Dieu toujours plus grande, l'Eglise, vraie Epouse du Christ notre Seigneur, le Christ Roi qui nous conquiert et auquel nous offrons toute notre personne et toute notre fatigue, même si nous sommes des vases d'argile inadéquats. Cette tension nous porte continuellement hors de nous-mêmes. Le "compte de conscience"[1] est le moyen, à la fois paternel et fraternel, qui force la Compagnie à se décentrer, justement parce qu'il l'aide à mieux sortir d'elle-même pour la mission.
» Il est difficile en fait de parler de la Compagnie. Si nous sommes trop explicites, nous courrons le risque d'être équivoques. La Compagnie peut se dire seulement sous une forme narrative. Nous pouvons discerner seulement dans la trame d'un récit et non dans une explication philosophique ou théologique, lesquelles en revanche peuvent être discutées. Le style de la Compagnie n'est pas la discussion mais le discernement, qui, évidemment, suppose la discussion dans sa mise en oeuvre. L'aura mystique ne définit jamais ses bords, ne clôt jamais la pensée. Le jésuite doit être une personne à la pensée incomplète, ouverte. Il y a eu des époques dans la Compagnie durant lesquelles la pensée était fermée, rigide, plus instructive et ascétique que mystique : cette déformation a généré l'Epitome Instituti.[2]
» Le jésuite pense toujours en regardant l'horizon vers lequel il doit aller et en mettant le Christ au centre. C'est sa véritable force. Cela pousse la Compagnie à être en recherche, créative, généreuse. Elle doit être contemplative dans l'action, aujourd'hui plus que jamais ; elle doit vivre une proximité profonde avec toute l'Eglise, entendue comme le Peuple de Dieu et notre sainte Mère l'Eglise hiérarchique. Cela requiert beaucoup d'humilité, de sacrifice, de courage, spécialement quand on vit des incompréhensions ou que l'on est objet d'équivoques et de calomnies, mais c'est l'attitude la plus féconde. Pensons aux tensions du passé à propos de rites chinois ou malabars ou des réductions du Paraguay.
» J'ai moi-même été témoin d'incompréhensions et de problèmes vécus récemment par la Compagnie, spécialement quand il s'est agi d'étendre le "quatrième voeu" d'obéissance au pape à tous les jésuites et que cela ne s'est pas fait.[3] Ce qui me rassurait au temps du Père Arrupe, c'est qu'il était un homme de prière. Je me souviens de lui priant assis par terre, en tailleur, comme le font les Japonais. C'est pour cela qu'il avait une attitude juste et qu'il a pris les bonnes décisions. »

Le modèle : Pierre Favre
Je demande au pape si, parmi les jésuites, certains l'ont marqué particulièrement. Il commence par me citer Ignace et François-Xavier, puis insiste sur une figure connue surtout des jésuites, le bienheureux Pierre Favre (1506-1546), un savoyard. C'est l'un des premiers compagnons de saint Ignace, à dire vrai le premier, avec lequel il partagea la même chambre alors qu'ils étaient tous les deux étudiants à l'Université de Paris. Il a été déclaré bienheureux le 5 septembre 1872 par Pie IX et son procès de canonisation est actuellement en cours. Je demande au pape François pourquoi il est marqué par Favre et quels traits de sa figure l'impressionnent.
« Le dialogue avec tous, même avec les plus lointains et les adversaires de la Compagnie ; la piété simple, une certaine ingénuité peut-être, la disponibilité immédiate, son discernement intérieur attentif, le fait d'être un homme de grandes et fortes décisions, capable en même temps d'être si doux...
» Ignace était un mystique, pas un ascète. Je m'énerve beaucoup quand j'entends dire que les Exercices spirituels sont ignatiens seulement parce qu'ils sont faits dans le silence. En réalité les Exercices peuvent être parfaitement ignatiens dans la vie courante et en dehors du silence. Le fait de souligner l'ascétisme, le silence et la pénitence est une déformation qui s'est diffusée dans la Compagnie, spécialement dans le milieu espagnol. Pour ma part, je suis proche du courant mystique, celui de Louis Lallement et de Jean-Joseph Surin. Favre aussi était un mystique. »

J'ai dans l'esprit quelques passages de discours du pape pendant les Journées mondiales de la jeunesse de Rio de Janeiro : « Dieu est réel s'il se manifeste dans l'aujourd'hui » ; « Dieu est partout ». Je demande donc au pape : « Comment chercher et trouver Dieu en toutes choses » (expression ignatienne) ?
« Chercher Dieu dans le passé ou dans le futur est une tentation. Dieu est certainement dans le passé, parce qu'il est dans les traces qu'il a laissées. Et il est aussi dans le futur, comme promesse. Mais le Dieu "concret", pour ainsi dire, est aujourd'hui. C'est pourquoi les lamentations ne nous aideront jamais à trouver Dieu. Les lamentations qui dénoncent un monde "barbare" finissent par faire naître à l'intérieur de l'Eglise des désirs d'ordre entendu comme pure conservation ou réaction de défense. Non, Dieu se rencontre dans l'aujourd'hui. Et il se manifeste dans une révélation historique, dans le temps (...) dans les processus en cours. »
Nous devons engager des processus, parfois longs, plutôt qu'occuper des espaces de pouvoir, et privilégier les actions qui génèrent des dynamiques nouvelles. Cela requiert patience et attente. »
Dans le fond, nous désirons constater tout de suite notre rencontre avec Dieu à l'aide d'une méthode empirique. Mais rencontrer Dieu en toutes choses n'est pas un eurêka empirique. On le rencontre dans la brise légère ressentie par Elie (1 R 19). Les sens qui perçoivent Dieu sont ceux que saint Ignace appelle les "sens spirituels". Pour rencontrer Dieu, Ignace demande d'ouvrir sa sensibilité spirituelle plutôt que de mettre en oeuvre une approche purement empirique. Il faut une attitude contemplative : sentir que l'on va par un bon chemin de compréhension et d'affection à l'égard des choses et des situations. Le signe en est celui d'une paix profonde, d'une consolation spirituelle, de l'amour de Dieu et de toutes les choses en Dieu. »
» Bien sûr, dans ce chercher et trouver Dieu en toutes choses, il reste toujours une zone d'incertitude. Elle doit exister. (...) Les grands guides du peuple de Dieu, comme Moïse, ont toujours laissé un espace au doute. Si l'on doit laisser de l'espace au Seigneur, et non à nos certitudes, c'est qu'il faut être humble. L'incertitude se rencontre dans tout vrai discernement, qui est ouvert à la confirmation de la consolation spirituelle. Le risque de chercher et trouver Dieu en toutes choses est donc la volonté de trop expliciter, de dire avec une certitude humaine et arrogance : "Dieu est ici." Nous trouverons seulement un dieu à notre mesure. L'attitude correcte est celle de saint Augustin : chercher Dieu pour le trouver et le trouver pour le chercher toujours.
» C'est aussi l'expérience des Pères de la foi qui sont nos modèles. Il faut relire le chapitre 11 de la Lettre aux Hébreux. Abraham part sans savoir où il va, guidé par la foi. Notre vie ne nous est pas donnée comme un livret d'opéra où tout est écrit ; elle consiste à marcher, cheminer, agir, chercher, voir... On doit entrer dans l'aventure de la recherche, de la rencontre, et se laisser chercher et rencontrer par Dieu. »

(Traduction : François Euvé et Hervé Nicq)

[1] • Rencontre annuelle du jésuite avec son supérieur. Le pape se réfère à un point spécifique des Constitutions de la Compagnie de Jésus où on lit que le jésuite doit « manifester sa conscience », c'est-à-dire la situation intérieure qu'il est en train de vivre, de telle manière que le supérieur puisse être plus conscient et plus prudent dans son envoi en mission. (n.d.l.r.)

[2] • Le pape se réfère ici à une synthèse pratique des Constitutions. Formulée au XXe siècle, elle s'est peu à peu substituée à ces dernières. Pendant un temps, la formation des jésuites sur la Compagnie fut modelée par ce texte, à tel point que quelques-uns ne lisaient jamais les Constitutions, texte fondateur de la Compagnie. Pour le pape, les jésuites ont alors fait primer les règles sur l'esprit, cédant à la tentation de trop expliciter et de trop clarifier le charisme de leur ordre.

[3] • Allusion à des débats qui eurent lieu à l'occasion de la 32e Congrégation générale de la Compagnie de Jésus en 1975. (n.d.l.r.) 

 

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