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mercredi, 21 janvier 2015 01:00

De la nature à la culture. Interview de Mario Botta

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« On n'a jamais assez de temps. Il faudra pourtant bien prendre le temps de mourir... alors, allons-y ! » Cette phrase, jetée en préambule à notre rencontre, est un joli reflet des aspirations et contradictions vécues par l'un des maîtres actuels de l'architecture mondiale. Entretien.

A 71 ans, le temps n'a de cesse de tourmenter Mario Botta. Il semble que le laisser filer relèverait pour lui du sacrilège. Il y a tant de projets à mener. Tant de connaissances à partager, de pensées à affiner. Mario Botta dit que l'architecture ne s'apprend pas. Il est pourtant à l'origine de l'ouverture, en 1996, de l'Académie d'architecture de Mendrisio, fleuron de l'Université de la Suisse italienne. Ce qui ne s'enseigne pas, pour le maître, c'est la juste intuition. Celle qui fait d'un lieu, comme sa chapelle du Monte Tamaro (TI), un espace de juste dialogue entre le ciel et la terre. Et c'est justement d'architecture de montagne et de lieux dédiés à la spiritualité dont il est question dans cet entretien, alors que Mario Botta est sur le point de réaliser le nouvel hôtel-restaurant du Monte Generoso au Tessin, à 1704 m. d'altitude. De là, le panorama s'ouvre sur la région des lacs (de Lugano, de Côme, de Varese et le lac Majeur), sur la ville de Lugano, la Plaine du Pô avec Milan et des Apennins aux Alpes, du Grand-Paradis au Mont Rose, du Cervin à la Jungfrau et du Massif du Gothard au Groupe de la Bernina.

Céline Fossati : Lorsque vous imaginez un bâtiment en montagne, cherchez- vous le bon geste architectural ou l'intégration dans le paysage ?
Mario Botta : « Ni l'un, ni l'autre. Je n'aime pas ce mot d'intégration. La montagne est une présence, une architecture en soi. L'homme vient ajouter une autre présence entre le ciel (l'infini) et la terre. La question étant : comment modifier la croûte terrestre pour y enraciner une construction ? On ne peut donc pas parler d'intégration. Au contraire, il faut parler de dialogue entre des formes rationnelles (que l'on va placer entre ciel et terre) et l'élément organique (la nature qui est là, présente). L'intérêt de l'architecte n'est pas le geste en lui-même, un geste fermé, centré sur un objet fini. C'est la confrontation entre l'élément géométrique et l'élément organique. S'il y avait un thermomètre capable de mesurer la qualité d'un acte architectural, il devrait mesurer l'intensité de cette confrontation. Plus la tension est importante, plus la montagne s'enrichit et, de manière réciproque, plus l'objet architectural devient intéressant. »

En plaine, vos projets s'inscrivent sur une superficie bien définie. En montagne, le terrain est souvent bien plus vaste et les possibilités infinies. Com - ment définir le juste projet ?
« Prenons le Monte Tamaro, où j'ai érigé la Capella di Santa Maria degli Angeli (la chapelle de Sainte-Marie des Anges). J'avais à disposition un vaste terrain vierge. Ce qui s'est imposé à la lecture du paysage était de créer un espace en prolongement du chemin de montagne qui descendait du sommet vers un petit restaurant. Ce n'est donc pas uniquement moi qui ai choisi. C'est la topographie du site qui a déterminé l'ampleur du projet. »

L'idée de construire une chapelle en montagne était-elle la vôtre ?
« C'était celle du commanditaire. Les raisons de l'édification d'une chapelle sur le Monte Tamaro sont restées longtemps mystérieuses. Un mystère levé peu avant son inauguration, au moment de lui choisir un nom. Nous étions assis à réfléchir - Egidio Cattaneo, le maître d'ouvrage, le Père capucin Giovanni Pozzi, le peintre Enzo Cucchi qui a réalisé les fresques et moi - quand l'un d'entre nous a demandé au commanditaire : "Comment s'appelait votre épouse ?" "Maria Angela", nous dit-il en avouant que cette chapelle était, en quelque sorte, un acte d'amour envers sa femme défunte. Il tenait à lui offrir un lieu de méditation, de recueillement, comme elle l'avait souhaité. »

Vous dites que l'architecture devrait être le reflet d'un moment de l'Histoire, raison pour laquelle il est aberrant de construire aujourd'hui sur le modèle du passé. Que voulez-vous dire par là ?
« Tout travail de l'homme est le reflet de son temps. Ainsi l'expression formelle que je donne à une architecture ne peut être que l'expression de mon époque et des moyens à ma disposition, sinon je crée un faux. Une église comme celle de Mogno (TI) est une église d'après Picasso. Avant Picasso, elle n'aurait sans doute pas été ainsi ! Dans ce sens, l'architecture est l'expression formelle de l'Histoire, au-delà même de la force d'expression d'un architecte. Le travail de Gaudi ne pourrait être déplacé dix ans avant ou dix ans après. C'est le reflet d'une forme de bourgeoisie, celle de son temps. »

Vos chapelles de montagne sont fermées comme des cocons, sans fenêtre vers l'extérieur.
« La vocation d'une église est de créer un espace tendu entre la terre et le ciel. Elle n'a pas besoin de fenêtres ouvertes vers le monde... Vous n'entrez pas dans une chapelle pour regarder à l'extérieur. »
C'est cela que vous appelez le respect du sens ? Vous dites ainsi que l'architecture n'est pas un problème esthétique, mais éthique.
« L'architecture porte en elle l'idée de la transformation et fait passer un lieu, pour les besoins de l'homme, d'une condition de nature à une condition de culture. L'architecte doit donner sens à cette transformation. Dès lors, soit il a des valeurs à proposer, soit il n'en a pas. C'est en cela que je dis que l'architecture est un problème éthique. »

Qu'est-ce qui vous attire vers les sommets ?
« La montagne est une mère exigeante. Ou mieux encore, une femme exigeante. Elle demande plus de rigueur que la plaine où l'on peut, même si on ne le devrait pas, bâtir n'importe où. Chaque élément en montagne demande un effort et engendre une fatigue. L'entier du processus exige davantage de précision, de rigueur. Bâtir devient en défi. »

Etes-vous à un moment de votre vie qui vous appelle à plus de spiritualité ?
« Sans doute. J'ai reçu une éducation où les valeurs spirituelles étaient importantes. Chercher à aller au-delà de la limite définie par l'esprit de l'homme. Et j'espère que cela se traduit dans mon architecture. Ce n'est pas toujours une recherche consciente. Je ne trouve parfois des valeurs et des significations à mon travail qu'une fois le bâtiment achevé. Quand on est dans le processus de construction, on a bien d'autres paramètres à gérer : problèmes de statique, gestion des coûts, choix des matériaux, contraintes techniques... A la fin, l'objet vous parle ou ne vous parle pas. Mais il est toujours le reflet d'une recherche d'authenticité, enrichie des valeurs de tous ceux qui ont contribué à son édification, du savoir-faire des artisans et de la mémoire historique collective. Le bâtiment fini est infiniment plus riche que l'idée d'origine de l'architecte. »

L'imaginaire est-il sans limite ?
« Sans limites, il n'y a pas de processus créatif. Quand vous dessinez un bâtiment, il y a un moment précis où vous sentez que vous êtes arrivé à un point d'équilibre. J'ai appris beaucoup à ce sujet d'une cliente de Tokyo. Dans les années 80, j'ai dessiné pour sa famille un musée. J'étais très fier de la solution que j'avais trouvée. Elle a regardé et m'a dit : "Ce n'est pas fini, pas encore..." Alors j'ai continué à dessiner, sous ses yeux, jusqu'au moment où elle m'a volé mon dessin en me disant : "Là, c'est bon. On n'y touche plus !" Elle avait un œil extraordinaire et comprenait immédiatement quand le problème formel était résolu. »

De ce point de vue, l'architecture ne s'apprendrait pas ?
« On ne peut pas l'enseigner. On peut seulement l'apprendre en l'appliquant. On peut enseigner l'histoire, la technique, l'économie, oui. Mais le processus de création s'acquiert au fil du temps. »

S'il y avait une chose à transmettre aux jeunes générations de bâtisseurs, quelle serait-elle ?
« La passion et la compréhension de la complexité des contextes dans lesquels nous devons évoluer aujourd'hui. La pression économique, les règlements, les desideratas des entrepreneurs... 90% des réalisations n'ont aucune raison d'être. Elles sont faites pour satisfaire les lois de la spéculation foncière et de la rentabilité économique. Mais elles n'ont pas de sens intrinsèque et ne répondent pas à un besoin spécifique. C'est pour moi important de transmettre ces notions de sens et de valeurs, après des années d'expériences. »

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