Cet article est paru dans la revue culturelle jésuite du Portugal, Brotéria, et a été traduit par choisir.
Né à Düsseldorf en 1945, peu après la fin de la guerre en Europe, Wim Wenders a étudié le cinéma à Berlin et surtout à la Cinémathèque de Paris. Il a publié des critiques et dans l’un de ses recueils de textes, il a relayé une vision forte du critique culturel Siegfried Kracauer: le cinéma en tant que «rédemption de la réalité matérielle». Il est intéressant de penser l’œuvre cinématographique de Wenders en termes de réalité (réalité physique, immanente) et de rédemption (ce qui peut induire une dimension transcendante, quoique pas nécessairement métaphysique).
La musique, d’abord
Après avoir commencé par la réalisation de courts-métrages dans les années 60, Wenders a reconnu que son premier long métrage, Summer in the City, était fondamentalement une manière de faire jouer des disques qui lui plaisaient (en particulier ceux des Kinks). Il soulignait ainsi une autre forme de rédemption de la réalité qui l’a toujours accompagné: la rédemption par la musique populaire, de Dylan, Hendrix et des Stones jusqu’aux Bad Seeds de Nick Cave.
Les films de Wenders des années 70, dans sa «phase allemande», figurent certainement parmi les plus cohérents des «nouvelles cinématographies» européennes, comme le Nouveau Cinéma allemand, qui nous ont fait découvrir des personnalités artistiques très diverses, telles que Fassbinder, Herzog ou Syberberg. Le Wenders des années 70, avec ses récits fragmentés, les dérives, l’aliénation, ce Wenders «existentialiste» -pour autant que l’on puisse encore utiliser ce terme-, a trouvé un imaginaire idiosyncratique et obsessif, qui se fonde sur des détails, des épisodes, des villes, des paysages, des autoroutes. Ce sont des films reconnaissables par un noir et blanc «impur» et mélancolique, par une lenteur, par une grammaire visuelle ponctuée de juke-boxes, de téléviseurs, de stations service, de flippers. Le film de plus insolite de Wenders est peut-être La Lettre écarlate (Der Scharlachrote Buchstabe), parce qu’il était impossible que les personnages de Hawthorne puissent écouter le dernier album des Creedence Clearwater Revival.
Tentatives de rencontres
Le film sombre et quasi nihiliste L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter), de 1972, a marqué le début d’une collaboration privilégiée avec l’auteur dramatique et de fictions autrichien Peter Handke ; un «faux froid» (comme on dirait en termes footballistiques «un faux lent»), en cela finalement tellement semblable à Wenders. Les deux hommes ont continué à travailler ensemble par la suite sur Faux mouvement (Falsche Bewegung), une adaptation de Goethe, puis sur Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin) et Les beaux jours d’Aranjuez (The Beautiful Days of Aranjuez), en 2016.
Peut-être que les deux Wenders les plus remarquables de la phase allemande sont Alice dans les villes (Alice in den Städten), en 1974, et Au fil du temps (Im Lauf der Zeit), 1976: des films sur une Allemagne comme un no man’s land, sur la solitude abjecte et la tentative de contact humain, dans le premier entre une petite fille et le journaliste qui se voit obligé de prendre soin d’elle, et dans le second entre deux hommes, dont un projectionniste, qui parcourent les zones de frontière inhospitalières, loin des femmes, et avec une idée romantique, et peut-être condamnée, tant du cinéma que de l’amitié.
La phase américaine
Il est curieux de constater que nous pouvons voir a posteriori la phase allemande de Wenders comme l’introduction de sa «phase américaine». C’est comme si nous étions tous Américains, et comme si l’Allemagne et l’imagination d’un Allemand étaient définitivement occupées par l’Amérique, véritable empire des signes, où tout, même ce qu’il y a de plus concret, est imaginaire, tout est image et ampleur, mythologie et néon. L'Ami américain (Der Amerikanische Freund), adapté d’un roman de Patricia Highsmith, représente un moment de transition: c’est un film américain en Allemagne, un film d’aventure et d’angoisse, d’une identité en question, dans le doute, absente.
C’est un film dans lequel surgissent deux personnages tutélaires, deux Américains, Samuel Fuller et Nicholas Ray (avec lequel Wenders tournera un documentaire parfois difficile à regarder tant il est dur, Lightning Over Water). Des personnages qui annonçaient déjà une certaine idée du western, ou plutôt, de «western tranquille», comme l’a dit Wenders, dans lequel l’intrigue, les dialogues, les personnages et les paysages appartiennent au film lui-même et non à des films différents. Évidemment, un film comme Les Indomptables (The Lusty Men) de Ray est une référence: un western quasi abstrait, avec des hommes nostalgiques mais qui savent qu’il ne faut rien attendre du passé, parce que «nous ne pouvons pas rentrer chez nous».
La nouveauté américaine proprement dite est arrivée avec Hammett, produit par l’audacieux et démesuré Coppola, un échec très difficile, mais qui a généré, en particulier, le film «portugais» L’État des choses (O Estado das Coisas), une espèce de limbe où l’on s’interroge sur ce que cela signifie finalement de faire un film, surtout quand le cinéma, en tant qu’art, est également une affaire commerciale.
Films cultes
Et nous en arrivons maintenant à Paris, Texas, ou «Paris… Texas», avec ce suspense significatif du père de Travis disant le nom de l’endroit où il avait connu cette femme qu’il aurait voulu plus sophistiquée. Sam Shepard, dont les textes réunis dans Chroniques américaines (Crónicas Americanas) avaient fasciné Wenders, lui a dit qu’il n’était pas nécessaire de chercher des images de l’Amérique d’une côte à l’autre, parce que le Texas c’est l’Amérique en miniature, que là il y trouverait tout, des déserts aux tours de verre et d’acier de Houston. Paris, Texas, c’est le film de la vie de beaucoup de gens que je connais, et c’est également, si vous me permettez cet aveu, le film de ma vie. Un film sur l’espace américain, sur la possibilité ou l’impossibilité d’être en couple, sur les mots qui suivent un long silence, sur l’acculturation et l’oubli, sur la paternité et la fin du monde. C’est également une œuvre en état de grâce, avec la musique incroyable de Ry Cooder, la photographie de Robby Müller, avec Nastassja Kinski, à laquelle forcément nous vouons une grande passion, et avec les extraordinaires loups solitaires, qui nous ont quitté cette année, Sam Shepard et Harry Dean Stanton.
Tout comme les inconditionnels de Paris, Texas, il y a les fans indéfectibles des Ailes du désir (Der Himmel über Berlin), de 1987, un film ambitieux sur l’Histoire (avec une terrible majuscule), sous les cieux de Berlin, qui, le mur étant encore debout, n’était unifié que par son ciel, mais qui bientôt n’aurait plus à subir cette barrière honteuse. Dans Les Ailes du Désir, tout est né des anges: les anges des poèmes de Rilke, les anges d’un dessin de Paul Klee, les anges d’un texte de Walter Benjamin. Des anges qui entendent tout, qui savent tout, mais qui ne savent pas ce que c’est qu’être humain. Et l’ange déchu, déchu par qu’il est amoureux, dit: «Maintenant je sais ce qu’aucun ange ne sait.»
Retour sur l’image
À partir de là, le cinéma de Wim Wenders a semblé suivre une idée de Cézanne que le cinéaste a cité: les choses tendent à disparaître, et si nous voulons les voir nous devons le faire le plus vite possible. C’est le leitmotiv de films comme Jusqu’au bout du monde (Bis ans Ende der Welt), de Lisbonne Story (Lisbon Story) ou de Crimes invisibles (Invisible Crimes), dystopies dans le royaume de l’utopie des images, des images incessantes, insignifiantes ou fatales.
Mais Wenders a également compris qu’il était nécessaire d’enregistrer les images de ces vieux musiciens cubains dans Buena Vista Social Club, ou de rendre justice à Pina Bausch en filmant la danse en trois dimensions. Ce fut le temps des documentaires, mais il y a également des suites, comme Si loin, si proche ! (In weiter Ferne, so nah !) suite des Ailes du Désir, et Étoile Solitaire, suite de Paris, Texas. C’est un retour à la photographie, dans des albums qui sont les jumeaux des voyages, des repérages, des tournages, mais qui proposent également des images immobiles, statiques, au contraire de la hâte des images rapides et vides.
Et parce qu’aucun cinéaste n’est une île, je voudrais terminer et rendre hommage en citant trois noms. Jim Jarmusch, qui a fait son deuxième film, Stranger Then Paradise, avec une pellicule offerte par Wenders. Steven Soderbergh qui, avec Sexe, Mensonges et Vidéo (Sex, Lies and Videotape), en 1989, a initié une nouvelle étape créative et indépendante du cinéma américain, œuvre de création que Wenders, président du jury à Cannes, a récompensé à la surprise générale. Finalement, Michelangelo Antonioni, l’un des plus grands, à qui le cinéaste, plus jeune, a donné la possibilité de coréaliser, alors qu’il était déjà diminué, Par-delà les nuages (Al di là delle nuvole).
Voici une bonne manière de saluer Wim Wenders: rappeler que nous lui devons tous quelque chose.