Cette superproduction constitue la seconde adaptation au cinéma d’une partie du roman homonyme de Frank Herbert. Sous le nom de Dune, on range en fait une série de six opus, interrompue par la mort de l’auteur en 1986. Quatre des six titres[1] contiennent des références religieuses explicites, comme le fait remarquer Fabrice Chelma dans Dune, exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers ⌈collectif, sous la direction de Roland Lehoucq, La Belial Eds 2020⌉.
Plantons le décor: dix mille ans avant le début du récit, une terrible guerre opposant les humains et les ordinateurs a mis l’univers à feu et à sang. Cette guerre, nommée «le Djihad butlérien», s’est soldée par la victoire des humains. Depuis, un tabou fondamental structure la société: «Tu ne feras pas de machine à l’esprit de l’homme semblable».
La Bible catholique orange
Ce commandement se trouve formulé dans la Bible catholique orange, un ouvrage syncrétiste résultant du travail œcuménique des représentants des grandes religions existant alors ⌈cet ouvrage fictif présent dans l'univers de Dune peut même être acheté!⌉. Pour apaiser la société après la guerre, un accord sur un texte sacré valable dans tout l’univers (les humains ont en effet conquis l’espace depuis longtemps) a ainsi été trouvé.
Dans un système quasi féodal, huit Grandes Maisons se partagent les planètes sous la suzeraineté d’un empereur, Shaddam IV. Or la Maison des Atréides, particulièrement populaire, commence à faire de l’ombre aux autres familles. Son éternelle rivale, la Maison des Harkonnen, s’allie secrètement à l’empereur pour l’éradiquer. Le complot consiste à confier au duc Leto Atréide la planète Arrakis (autre nom de Dune), recouverte de sables mais éminemment précieuse, puisque c’est là qu’est extraite l’Epice, substance quasi-magique qui permet les voyages interstellaires.
Le messie attendu et le Bene Gesserit
Sur place, un piège attend le duc: il est assassiné, mais son fils Paul et sa concubine Jessica parviennent à s’échapper dans le désert... où on retrouve… la religion. Le peuple des Fremen (free-men, hommes libres), qui recueille les fugitifs, ressemble à s’y méprendre à des tribus bédouines pratiquant l’islam le plus pur. «Dieu a créé Arrakis pour entraîner le croyant», disent les Fremen qui, pour survivre dans un environnement aridissime, respectent une discipline de fer. L’arabe est partout dans leur vocabulaire; quant à leur religion, c’est le Zensunni –contraction de zen et de sunnite, même si, selon Fabrice Chelma, leur théologie s’apparente plutôt au soufisme chiite.
Les Fremen attendent un Mahdi, un messie, qui selon une prophétie leur viendra du dehors pour les libérer de l’oppression. Paul embrasse bien volontiers ce rôle et, sous le nom de Paul Muad’Dib, utilise la foi aveugle et les vertus guerrières des Fremen pour se venger des Horkonnen et reconquérir le pouvoir.
Si les nomades opprimés de Dune sont profondément religieux, voire fanatiques, les élites de l’Empire, elles, sont plutôt agnostiques. En plus des Grandes Maisons, il faut compter dans les élites la Guilde des Navigateurs, qui détient le monopole des voyages interstellaires, et l’ordre du Bene Gesserit (en latin: «Qui se sera bien conduit»). Celui-ci est composé exclusivement de femmes. Son but est de faire entrer l’humanité dans son âge adulte et sa devise est «Servir». Le Bene Gesserit n’est pas une organisation religieuse, mais il se sert de la religion pour arriver à ses fins. Les sœurs bene gesserit sèment des mythes et des prophéties à travers l’univers, surtout chez les peuples «primitifs», espérant que ces croyances serviront leurs intérêts le moment venu. La foi messianique des Fremen, par exemple, a été suggérée par le Bene Gesserit.
Frank Herbert se serait inspiré des jésuites pour imaginer cet ordre qui ne prétend pas au pouvoir, mais qui en tire les ficelles dans l’ombre. Sans doute avait-il également à l’esprit les dix sœurs de sa mère, très soudées, qui ont beaucoup pesé sur son père, agnostique, pour qu’il reçoive une éducation catholique.
Dieu existe peut-être… ou pas
Malgré l’omniprésence des éléments religieux dans Dune (les énumérer serait trop long), l’auteur ne donne aucun indice sur l’existence réelle de Dieu ou d’une dimension surnaturelle dans l’univers qu’il a créé. Il montre uniquement ce que produit la religion dans ses différentes interactions avec le pouvoir. Force des opprimés, elle est regardée comme un simple outil de manipulation par les grands. Ceux-ci peuvent néanmoins s’y brûler les doigts: Paul est dépassé par la ferveur messianique des Fremen, qui l’enferment dans un rôle quasi-divin tandis qu’ils portent en son nom un djihad sanglant dans toute la galaxie.
Les commentateurs de Herbert y voient évidemment une mise en garde contre l’alliance du politique et du religieux[2]. Contre toute forme de système, d’ailleurs: pour Herbert, un système, même s’il est créé par des êtres humains, finit toujours par les déborder, leur survivre et les enfermer. C’est aussi une mise en garde contre les messies et les super-héros de tout poil, toujours susceptibles de commettre un mal à la hauteur du pouvoir qu’ils ont acquis ou qu’on leur a conféré. Le fils de Paul, Leto II, pourtant né du côté des «gentils», deviendra le tyran le plus puissant de tous les temps.
Science et religion pour conjurer l’incertitude
Dans le cycle de Dune, qui court sur des millénaires, la foi resurgit toujours sous une forme ou sous une autre pour combler le besoin de sens des humains et conjurer l’incertitude. Mais la science répond à la même angoisse: le Bene Gesserit, par ses méthodes ultra sophistiquées, tente également de contrôler le futur. Lui aussi attend le messie, même si c’est un messie immanent, fruit de longues sélections génétiques pour obtenir un surhomme, fait remarquer Charles-Etienne Gill dans son mémoire de master Les Révélations d’Arrakis, défendu en 2006.
Frank Herbert s’attelle à démontrer la vanité de ce désir de contrôle, qu’il soit religieux ou scientifique. Jessica, la mère de Paul, qui est une sœur Bene Gesserit, aurait dû donner naissance à une fille pour respecter le programme génétique établi par son ordre. Par amour pour son mari, elle donne un héritier mâle au duc Leto. C’est de cet acte de désobéissance que naît le messie qui sauvera l’Empire d’un pouvoir corrompu. Pour un temps... On aura bien compris que chez Herbert, le pouvoir ne tarde jamais à se dégrader en tyrannie. Et si salut il y a, il n’est jamais acquis et vient toujours de l’inattendu.
[1] Le Messie de Dune, L’empereur-Dieu de Dune, Les hérétiques de Dune et La Maison des Mères (en anglais Chapterhouse, soit la salle capitulaire).
[2] Un proverbe bene gesserit affirme: «Lorsque la religion et la politique voyagent dans le même chariot, les voyageurs pensent que rien ne peut les arrêter. Ils vont de plus en plus vite. Ils oublient alors qu’un précipice se révèle toujours trop tard.»