Jamais, d’ailleurs, une société n’a eu autant à affronter sa réalité. Avec Internet, chacun peut « tout savoir sur tout ». Transparence et libération obligent (impudeur aussi, mais pourquoi voir toujours le pire ?), les tabous tombent les uns après les autres. La pauvreté, l’inceste, le suicide, la toxicomanie, l’homosexualité... autant de sujets dont on débat publiquement. Ceux qui vivaient leurs peines, leurs différences dans le secret, la solitude et l’angoisse, peuvent se dire plus facilement. Qu’on s’en souvienne, être au chômage dans les années 1970 était considéré comme un manquement à son devoir et être pauvre n’était pas loin d’être une tare ! En Suisse, entre 1920 et 1960, des enfants ont été séparés de leurs parents, trop miséreux pour subvenir à leurs besoins, et placés dans des familles de paysans. Un livre (1991), puis un film et à présent une exposition intitulée Enfance volée sont revenus sur la question. « L’exposition ne prétend pas dire comment les choses devraient être, elle veut susciter des questions, proposer une plate-forme de discussion. »[4] C’est aussi notre but.
Et celui de bien d’autres qui réfléchissent, creusent des pistes ou militent dans le cadre de leur fonction, cherchant des remèdes à la précarité. Avec la crise, la polarisation politique est de retour. Les tenants du libéralisme et de l’individualisme à tous crins se confrontent aux collectivistes supporters de l’intervention étatique. Les uns, comme dans certaines villes aux Etats-Unis, proposent de remplacer la police par des milices privées et à chaque citoyen d’acheter son lampadaire s’il veut éclairer la rue... Les autres brandissent le catalogue des droits fondamentaux comme autant de devoirs dont la charge reviendrait à l’Etat. La nouvelle Constitution genevoise, entrée en vigueur le 1er juin, en est un exemple frappant. Entre le « j’ai droit à » (l’assistance sociale, une aide à domicile, de la formation continue...) et le « tous des assistés ! », l’équilibre est constamment à rechercher. Il serait bon aussi de revaloriser la solidarité directe qui prévalait avant l’avènement des acquis sociaux. Telle personne au chômage est logée depuis des mois chez une amie. Tels parents continuent à prendre en charge leur enfant majeur en rupture scolaire, plutôt que de lui demander de taper à la porte de l’Etat, comme la loi les y autoriserait. Car le droit est une chose, l’amour en est une autre.
Et puisque l’heure est au questionnement, pourquoi ne pas revisiter la notion « d’allocation universelle » des années 90, qui propose que chaque citoyen ait droit à un « revenu d’existence ». La question de la survie financière ainsi réglée, l’Etat pourrait consacrer ses forces à la prévention plutôt qu’à la réparation. Quant au citoyen, il serait à la fois aidé par la collectivité et responsable de ses propres choix.
Lucienne Bittar
1 • Voir Michel Veuthey, Universalisme de l’humanitaire, aux pp. 11-15 de ce numéro.
2 • Voir Jan Marejko, Terres de sang, à la p. 38 de ce numéro.
3 • Voir les pp. 20-23 de ce numéro.
4 • Au Théâtre St-Gervais, à Genève, jusqu’au 7 juillet, http://www.enfances-volees.ch.