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lundi, 28 novembre 2016 16:39

Le Nid

Le Nid est un récit inédit écrit pour notre revue. Hyperréalisme et imaginaire se côtoient dans les romans et nouvelles de Marie-Jeanne Urech. Dernier en date, Malax (Vevey, Hélice Hélas 2016, 112 p.), un polar noir, à l’humour absurde.

En apprenant que sa femme était enceinte, Monsieur Alban vida l’appartement de ses meubles, coucha la future parturiente au centre de la pièce nue et commença à lui fabriquer un nid. Chaque matin, il partait consciencieusement au travail. Comprenez par là qu’il arpentait les rues à la recherche de tous les matériaux susceptibles d’apporter du confort à la nouvelle couche de son épouse : copeaux de bois, feuilles de plastique, étoffes usagées, cartons d’œufs, confettis de papier, brisures de paille. Il devait également lui assurer sa pitance. Pour lui, qui ne connaissait de la nature que la plante verte abandonnée sur son bureau, déterrer un ver ou capturer une limace n’était pas chose aisée. Un travail harassant qui le privait de son café rituel des dix heures, mais qui lui procurait le délicieux sentiment de couver sa femme. C’était donc exténué mais heureux que Monsieur Alban rentrait le soir, chargé d’un bric-à-brac qu’il arrangeait tout autour de sa femme, et de cadavres qu’il prémâchait avant de les déposer amoureusement dans la bouche chaque jour plus avide de Madame Alban. Le ventre de celle-ci croissait rapidement, le nid se densifiait lui aussi, Monsieur Alban veillait sur son développement avec orgueil.

Les mois passèrent, balayant les scories des saisons contre les flancs de Madame Alban. Bien que son ventre eût pris beaucoup d’ampleur, elle paraissait de plus en plus menue dans son nid. Il faut dire que son mari travaillait sans relâche, accumulant les heures supplémentaires et ne chômant pas les jours fériés. Avec tant d’assiduité, le nid occupait à présent la totalité de la pièce vide et débordait généreusement sur le couloir. Monsieur Alban décida de laisser la porte d’entrée ouverte pour que sa femme ait un peu d’air. Ainsi les voisins venaient saluer Madame Alban à tout moment, attirés par la circonférence du nid plutôt que par celle de son ventre qui semblait à peine une boursouflure au milieu de cette couche démesurée. Madame Alban, elle, ne parlait pas, concentrant toutes ses forces vers ce petit être qui naîtrait à l’automne. Son mari lui tenait parfois compagnie pendant les soirées naissantes du printemps, regrettant aussitôt ces instants de repos qui le tenaient éloigné de son devoir. Il pensait aux lambeaux de vêtements, aux boulettes d’aluminium et aux mousses synthétiques qu’il aurait pu récolter afin d’agrandir encore le nid qu’il s’imaginait toujours trop étroit pour abriter le ventre en expansion, quasi galactique, de son épouse.

Une nuit d’été, la maréchaussée l’interpella alors qu’il rentrait du travail, sa brouette débordant de rogatons qui assureraient une assise plus généreuse au nid. Perchés sur leur cheval, les deux agents lui intimèrent l’ordre de dégager le trottoir qui disparaissait sous les déchets déversés quotidiennement. Monsieur Alban leur expliqua qu’il ne s’agissait pas d’un dépotoir, mais d’un nid. Il les invita à rendre visite à sa femme, racrapotée à quelques mètres de là, et qui serait certainement heureuse d’un peu de compagnie. Il leur assura encore que, d’ici à quelques mois, tout aurait disparu et que le trottoir retrouverait lustre et fonction. Une lettre signée par un médecin acheva de les convaincre. Ainsi, la maréchaussée le laissa tranquille et ne parut que pour de rares visites à Madame Alban dont le ventre ne cessait de croître, bien qu’en regard du nid elle semblait rapetisser.

Aux voisins et à la maréchaussée s’ajoutèrent bientôt de simples badauds attirés par l’extraordinaire construction qui empiétait désormais sur la rue que l’on avait dû fermer à la circulation. On admirait la ténacité de cet homme qui, sans une plainte, tel un facteur Cheval citadin, charriait des tonnes de matériaux sur sa brouette pour assurer à sa femme tout le confort possible. On en fit la Une des journaux, radiophoniques et télévisés, relevant son héroïsme et son abnégation. Monsieur Alban suscita une telle empathie que des citoyens se mirent à lui apporter spontanément des déchets. Une chaîne humaine se mit en place pour acheminer les matériaux plus rapidement. On n’avait pas vu plus grande solidarité depuis le terrible tremblement de terre qui avait détruit le quartier historique de la ville. Grâce à cette mobilisation, le nid se développa de manière spectaculaire et gagna le périphérique autoroutier. Monsieur Alban s’en trouva soulagé, car il avait entendu dire que dans les derniers mois de grossesse, le ventre enflait à la vitesse de la lumière.

À la fin de l’été, on le décora d’une médaille. La préfète loua le mari exemplaire, le travailleur acharné et surtout l’homme par qui la ville renaissait. En effet, les gens venaient de loin pour admirer le nid qui entourait à présent la cité aussi vaillamment qu’une fortification moyenâgeuse. On créa un droit d’entrée qui renfloua les caisses, des restaurants, un hôtel familial, des boutiques de souvenirs, on produisit des cartes postales, des porte-clés, des sous-mains, les pâtissiers confectionnèrent des nids en chocolat, tandis que Monsieur Alban, comme un bon soldat, ratissait le pays à la recherche de déchets encombrants. Qui sait jusqu’où cette expansion aurait été si les grandes marées, annonciatrices de l’automne, n’étaient brusquement arrivées !

Alors que les eaux galopaient furieusement en direction de la ville, Madame Alban perdit les siennes. À peine une gouttelette en regard de la taille du nid. Il fallut plus de six heures à Monsieur Alban pour traverser les kilomètres d’objets hétéroclites qui le séparaient de sa femme. Il eut bien du mal à la dénicher parmi les brindilles de polystyrène et de cachemire. Plus petite qu’une aiguille, elle était recroquevillée sur un corps plus minuscule encore. Tout rose, glabre, poisseux, les yeux grands ouverts, remuant le cou comme une tortue bigleuse.

Petit corps qui soudain émit un cri.

À ce son parfaitement incongru, Monsieur Alban s’approcha, stupéfait. Ces neuf mois passés à fouiller le sol, à charrier sa brouette, à prémâcher toutes sortes d’insectes répugnants, à édifier un nid tentaculaire, ces neuf mois l’avaient pour ainsi dire éloigné de sa femme et de l’événement à venir. Il s’était imaginé beaucoup de choses dans ce ventre-là, la forme du bec, la couleur du plumage, la taille de l’œil, le volume de la huppe, mais certainement pas ça. Non, certainement pas!

«Tu ne trouves pas qu’il te ressemble?» lui demanda Madame Alban en lui présentant son fils.

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Dernier de Marie-Jeanne Urech

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