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mardi, 29 novembre 2016 15:00

Une littérature impure

Des goûts et des couleurs en littérature, de leur bien-fondé ou de l’inanité ou de l’inutilité des jugements littéraires. Sur quel critère sont-ils fondés? Le goût change, l’homme aussi. Ce que l’on aimait hier, l’aimera-t-on aujourd’hui ? Relit-on ce qu’on a aimé enfant? Finit-on toujours les lectures commencées? Se souvient-on même de ce que l’on a lu? Où finit le bavardage? Où commence la littérature  L’enfant distingue-t-il entre la grande et la moins grande littérature? Ces distinctions ne sont-elles pas le fait d’adultes rassis, de dégustateurs un peu blasés qui n’ont plus grand appétit.

En littérature comme ailleurs, rien ne remplace la faim. Et quand on a très faim, comme c’est souvent le cas des enfants, peu importe au fond le plat qu’on nous sert. Je sais bien que Valéry disait ne pas écrire pour la jeunesse, contrairement à Gide qui la courtisait comme un homme politique courtise son électorat. Et l’on peut comprendre les raisons de Valéry et apprécier la haute idée qu’il se faisait du métier de littérateur, de penseur et de versificateur (terme qu’il préférait à celui de poète). Mais Valéry n’avait probablement jamais été enfant. En quoi il appartenait bien à notre monde classique, et l’on comprend pourquoi il n’aimait ni Dickens ni les romans. Cette vie désordonnée, aventureuse, impure et tumultueuse des passions et des sentiments n’était pas le fait d’un philosophe rationaliste ou d’un pur esprit.

Dompter le sauvage
D’ailleurs qu’est-ce que la littérature? Et qu’est-ce qu’un écrivain? Montaigne, Pascal, Madame de Sévigné, Madame de La Fayette se considéraient-ils comme des écrivains? Sûrement pas. Qui décide de la valeur d’un livre? Le commerce et les professeurs. Autrement dit les «connaisseurs», les spécialistes. Abolissez le commerce, l’école et l’université, et la littérature redeviendrait ce qu’elle doit être, un divertissement sans doute, mais plus que cela: une chose secrète, clandestine, cachée comme une passion sauvage ou une maladie honteuse.
L’école et la société, l’université et je dirais même l’Eglise ont pour fonction de blanchir ce qui est sale et de civiliser ce qui est sauvage. Et il en sera toujours ainsi. On ne peut pas exposer au grand jour ce qui par essence doit rester caché. Et le véritable lecteur, c’est l’enfant qui lit en cachette de ses parents et de ses maîtres, au risque de se faire sévèrement punir. Non que l’école ne doive exister. Mais elle ne devrait enseigner que les matières enseignables: apprendre à lire, à écrire, à parler correctement, la grammaire, la logique, les mathématiques, les sciences. Le reste n’est pas de son ressort.
S’il n’y avait pas de professeurs et de critiques pour juger et classer les «auteurs» comme des sportifs en fonction du nombre de livres vendus et des gains encaissés, nous ne vivrions assurément pas dans ce monde où tout est calculable et quantifiable. Et voyez-comme on catégorise: auteurs, lecteurs, public, lectorat... Etre simplement un homme resté enfant, un divin imbécile qui n’entend rien aux chiffres et aux lois du commerce aujourd’hui ne suffit pas. Combien de gens auraient lu tel ou tel écrivain si les assourdissantes trompettes de la renommée n’avaient pas claironné leurs noms à leurs oreilles. Et on trouve bon ce qu’on vous a dit être bon. Faites lire à un lecteur moyen une page prise au hasard d’un auteur connu des temps passés sans révéler son identité et vous serez surpris. Et là l’esprit critique qui devrait s’exercer fait le plus souvent défaut. En matière littéraire comme ailleurs, rares sont les esprits libres qui se moquent du jugement d’autrui, des siècles ou du plus grand nombre.
Telles sont quelques-unes des réflexions qu’a suscitées en moi la lecture d’un tout petit livre sans prétentions - un livre tout d’humeurs et d’impressions - d’Henry Miller, le célèbre auteur de Tropiques du Cancer, de Sexus, Plexus, Nexus et du Piaffe au Paradis, célèbre également par son notoire compagnonnage avec Anaïs Ninn, la prêtresse de Vénus (laquelle planta elle aussi sa tente ou son temple sur les bords de la Seine, du temps où l’obsession sexuelle ne s’était pas encore démocratisée, qui, fuyant l’Amérique puritaine, s’installa à Paris au milieu des années 30), le seul de ses livres écrit directement en français et qui porte le titre assez plaisant de J’suis pas plus con qu’un autre.

Une explosion de joie
Pour continuer dans cette veine, je dirais que la littérature n’est pas importante. Elle n’a que l’importance d’un jeu d’enfant. C’est-à-dire aucune sur le plan commercial, professionnel, utilitaire, monnayable qui règle la vie adulte. Or, si un jeu était important, il cesserait d’être un jeu. Si un enfant était important, il cesserait d’être un enfant. Et c’est justement de ce royaume perdu que nous entretient la littérature et que devrait nous entretenir aussi la religion si elle cessait de se prendre au sérieux et de se considérer comme une chose importante. Mais probablement que Jésus, Paul et Dostoïevski n’ont pas complètement réussi à briser les tables de la loi.
Acceptons donc la faiblesse humaine et remercions Henry Miller de nous donner comme tout un chacun son opinion sur les écrivains qu’il a lus et aimés, et sur ceux qu’il a presque détestés car ils n’étaient visiblement pas faits pour lui. Un homme aime une femme qui laisse insensible son voisin. Mais l’homme terriblement épris se gardera bien de vanter à ses amis les charmes de sa maîtresse. Il aurait trop peur de se la faire souffler. Encore une fois les goûts des uns ne sont pas ceux des autres. Mais les goûts peuvent changer.
Ce qu’Henry Miller aime dans la littérature, c’est son désordre, son côté absurde et dionysiaque, son incompatibilité absolue avec la vie sociale et laborieuse. La littérature est pour lui le contraire du travail, j’entends du travail utile. C’est une explosion de joie ou de terreur. Et là ses goûts peuvent aller de Lewis Carroll à Dostoïevski, Rimbaud ou Rabelais. Tous ceux qui, loin de travailler comme l’abeille à la ruche à sa construction et à sa conservation, prennent un malin plaisir à donner un grand coup de pied dans la fourmilière humaine.
Miller n’est arrêté par aucune considération de mode ou de religion. II chérit autant les philosophes taoïstes, qui étaient en réalité des gueux qui couraient les chemins de la vieille Chine, mendiant leur maigre pitance aux portes des temples et se méfiant comme de la peste des princes, des grands, des hommes d’argent et de pouvoir, qu’un François d’Assise créant un ordre pour les athées et composant un poème d’amour à la mort, sa petite sœur, et au temps, son petit frère, qu’une Marie Corelli écrivant Les tristesses de Satan, un Walt Whitman ou un Joseph Delteil dont la Jeanne d’Arc avait ravi en son temps les surréalistes, pourtant peu friands de bondieuseries.
Il n’est donc pas étonnant de le voir débiner le Cimetière marin de Paul Valery, sans d’ailleurs aucune méchanceté pour son auteur, lequel eût, peut-être, (ce premier de classe, ce byzantin!) traité Miller de vandale et Nietzsche d’hystérique. Mais Byzance a du bon, ainsi que les Vandales! Une orgie de cérébralité a du charme, comme la raison conduite aux portes de la folie et le langage se consumant dans le silence, comme les ailes d’Icare fondant aux rayons du soleil. Les imbéciles sont le sel de la terre, comme dit l’Evangile (mais non les théologiens). Et Valéry qui disait que la bêtise n’était pas son fort! Il est vrai qu’entre bêtise et imbécillité, il y a un fossé.
Autre bête noire, ni trop bête ni trop noire: Mozart. «Mozart, c’est de la perfection, je n’ai rien à voir avec l’un ni avec l’autre.» (D’une manière générale, le XVIIIe siècle, siècle policé par excellence, l’agace.) Ou encore ce puritain de Ruskin qui s’était permis de détruire certaines toiles de Turner qu’il jugeait obscènes.

Folie concentrée
Ce qu’aime surtout Miller, et qui fait en réalité la matière de ses livres, c’est l’amour. L’amour profane ou sacré, l’amour des anges et des démons, l’amour honteux et caché du collégien et du vieillard (Kawabuta fait naturellement partie du son Panthéon), l’amour des puissants et des impuissants, l’amour scélérat comme l’amour innocent, l’amour violent des saints pour le bon Dieu et des hommes pour les femmes. Bref l’amour de ces divins idiots que sont les clowns, les saints, les fous et les poètes. Ceux qui ne sont au courant de rien, qui traversent la vie sans rien comprendre, ne voyant que le Ciel et l’Enfer, ou encore ceux qui deviennent fous parce qu’ils ont tout compris. Ceux-là sont chers à son cœur.
Un livre court et bien enlevé est toujours un bienfait des dieux. Un évangile ne fait qu’une trentaine de pages, trente pages de folie concentrée, trente pages bourrées de dynamite. Mais la glose, la philosophie et le journalisme, eux, n’arrêtent pas leur bavardage !

Henry Miller, J’suis pas plus con qu’un autre, Paris, Buchet Chastel 2015, 60 p.

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