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dimanche, 19 septembre 2021 12:24

Le vers, joyau de la couronne

Graffiti, Pont-Audemer, Eure, France © Philippe Lissac/Godongll faut un temps fou pour faire des vers bons ou mauvais. Parfois il y faut une vie entière. Et combien ont fini dans le fond d’une corbeille, jetés d’une main rageuse aux doigts noircis d’encre. Il faut aussi du temps pour les lire. On peut demeurer une journée sur deux ou trois vers, car les vers d’un poème sont faits pour dire et célébrer une sorte d’absolu.

Le poète est fils d’Orphée, son art et sa vocation sont voisines de ceux du prêtre et du prophète. La sibylle lui parle et il essaie de donner un sens plus ou moins intelligible à ses paroles. Le vers est fait pour arrêter le lecteur, pour l’ensorceler. Il lui dit: «Ne va pas plus loin. Lis-moi, relis-moi, apprends-moi par cœur et ne cherche pas forcément à me comprendre. Je suis fait d’ombre et de lumière et mes voies ne sont pas toujours les tiennes.»

Valéry ne dit-il pas qu’on n’est poète que quelques heures par an. Descartes disait la même chose du philosophe et Valéry avoue qu’il s’arrêta d’écrire des vers quand il sut les faire. Tout le monde n’a pas cette modestie et cette hauteur. Et l’on reconnaît bien là la concision de l’art français qui, de peur de lasser, doit tout dire en un minimum de mots. Nous parlons ici du vers, donc de la versification, donc de la fabrication, donc du métier. Le premier vers est donné, les autres il faut les chercher, les inventer, les fabriquer. Et c’est là que le travail et le plaisir commencent. La rime, ce bijou de trois sous, disait Verlaine, ayant la vertu de faire naître sous la plume du versificateur le mot auquel il ne songeait pas obligatoirement. Et la rime, c’est parfois le dieu qui la donne, même si nous ne sommes plus au temps des Grecs pour qui les dieux étaient la substance même du monde. Et je connais de distingués poètes qui estiment qu’il n’y a pas de salut hors du vers et qui tiennent les auteurs de vers libres ou blancs pour des imposteurs, de même qu’il existe des philosophes qui affirment que la libre pensée n’est pas la pensée.

Mais n’entrons pas dans ces querelles de sectes de peur de recommencer la guerre des deux roses. Et appliquons-nous plutôt et enchantons-nous à la lecture de Jacques Réda, poète de renom lui-même et de facture classique, qui dans son livre Quel avenir pour la cavalerie? nous retrace l’histoire de la prosodie française à travers les siècles. Peut-on, doit-on sortir du vers, et une fois sorti y revenir? On a touché au vers, disait Mallarmé avec effroi, lui qui pourtant avait reconnu que la Destruction était sa muse.

Qu’est-ce que la poésie?

Hasardons cette définition: c’est l’hostie du langage. Le diamant incassable. Et de ce diamant, le vers, libre ou captif, restera toujours le joyau, puisque le poème est le collier.

Et voilà qui nous ramène à la naissance de la philosophie, quand Platon chassa Homère de sa République, avec les meilleurs raisons philosophiques, imité plus tard par tel ou tel Père de l’Église, par Pascal ou Tolstoï, tant il est vrai, au-delà de toute contestation, que le poète est l’être le plus inutile à la marche du monde. C’est pourquoi il est comparable au lys de l’Évangile qui ne tisse ni ne file. Et c’est pourquoi Apollinaire a pu écrire que ceux qui s’exercent à la poésie ne recherchent et n’aiment rien d’autre que la perfection qui est Dieu lui-même. Et c’est pourquoi, continue l’auteur du Chant du Mal-aimé, les poètes ont le droit d’espérer après leur mort, non d’être lus et commentés par d’autres mortels comme eux, mais le bonheur perdurable que procure l’entière connaissance de Dieu, c’est-à-dire de la sublime beauté.

RedaJacques Réda
Quel avenir pour la cavalerie? Une histoire naturelle du vers français
Paris, Buchet-Castel 2019, 224 p.

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