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mardi, 01 juin 2021 10:53

Le poète et le philosophe

L’histoire d’Œdipe pose la question de la destinée humaine. L’homme entend deux voix -deux voix sans visage. Deux voix qui lui montrent deux chemins opposés. La voix du philosophe et celle du poète. Enfant, c’est celle du poète, avec ses terreurs et ses extases, qui lui parle. Puis à l’adolescence, il entend la voix du philosophe. La voix de la famille, de la cité, de la société, du troupeau avec ses clergés et ses tables de lois. Peu à peu il oublie la voix solitaire et sauvage qui avait enchanté son enfance. La voix du blâme, la voix asociale et poétique et parfois prophétique.

Poèmes a moi même, de SylvoisalGérard Joulié (traducteur et écrivain) a été durant 40 ans le traducteur de l’anglais au français des éditions l’Âge d’Homme où il a publié La forêt du mal (2014) et Chesterton ou la quête excentrique du centre (2018). Il écrit aussi de la poésie sous le pseudonyme de Sylvoisal. Ce texte est tiré de Poèmes à moi-même.

Œdipe, roi devenu mendiant, citoyen chassé de sa cité et devenu errant, est au carrefour de ces deux voies. Les dieux l’ont-ils destiné à gouverner un État ou à errer comme un misérable sur les chemins? Ce qui l’amène à se poser une question annexe: les dieux sont-ils bons ou méchants? Le poète Homère disait qu’ils étaient tantôt bons et tantôt méchants. Ce qui enrageait le philosophe Platon. Car pour enfoncer le clou, Homère ajoutait: «Les dieux envoient des malheurs aux hommes afin que les poètes chantent les héros.» C’était trop pour Platon. Les poètes avaient partie liée avec les dieux, le malheur et les héros. Il n’y avait plus de place pour la philosophie et pour le bien. Il fallait chasser de la cité ces menteurs, ces inventeurs de fables. Et bannir des livres d’enfants les contes de nourrice.

Quelques siècles plus tard, le christianisme ne se contenta pas de chasser les poètes de la cité terrestre, il chassa du ciel les dieux luxurieux et incestueux du paganisme pour y installer la cité du Dieu unique. Enfin un dieu parfaitement bon et pur venait de naître, un dieu qui n’envoie de malheurs aux hommes que lorsque ceux-ci le méritent, et à seule fin de les amender.

À travers la nouvelle religion conquérante, l’humanité avait écouté la voix du philosophe (devenu théologien) et emprunté ou plutôt tracé la voie du progrès et de l’histoire. Hegel n’avait plus qu’à la théoriser et à dérouler les anneaux de fer de sa dialectique qui scellerait l’alliance indissoluble de l’Église et de l’État. La révolution était accomplie. L’histoire elle-même était achevée. Et bientôt les poètes seraient au chômage, n’ayant plus de dieux à chanter et de malheurs à déplorer. Exit l’épopée. Exit la tragédie. Le poème s’intellectualiserait. L’alliance du christianisme et de la poésie était consommée. La poésie chrétienne devenait liturgique.

On compte cependant au sein même du christianisme certaines voix discordantes comme celle des gnostiques, des cathares ou des jansénistes (pourtant nullement poètes !) qui maintiennent que la volonté du Dieu unique est insondable et que ses voies ne sont pas celles de ses créatures, que le monde appartient au diable et que seul un petit nombre sera sauvé. On se souvient aussi du potier de Paul de Tarse qui faisait la joie de Mme de Sévigné, très frottée, il est vrai, de jansénisme, comme d’ailleurs presque tous les «honnêtes gens» du XVIIe siècle.

Or il y a encore des poètes appartenant ou non à l’heureux petit nombre qui continuent de dire des horreurs. Par exemple, que l’homme n’est que cendre et poussière et que les dieux s’acharnent contre cette créature éphémère. Il y a encore des poètes qui continuent de porter la parole contrariante contre la société et contre l’homme. Ce qui aujourd’hui est infiniment plus grave que d’attaquer Dieu, son Église et son clergé qui ont cessé de faire peur. Le procès de Dieu a été instruit il y a longtemps. Mais celui de l’homme, qui l’instruira? Français, encore un effort!

La philosophie et la société, qui ont partie liée, ont séduit l’homme en lui parlant de bien commun, du « vivre ensemble », d’égalité, de justice, de fraternité, d’avenir radieux, de vie éternelle, d’un monde sans maîtres et sans dieux, de paix entre les peuples, en lui disant que l’homme était né bon et que l’histoire et la société le rendraient encore meilleur. Et l’homme a écouté avec complaisance la voix mensongère de ceux qui le flattent.

Le poète, qu’il soit dans sa tour, dans sa cave ou son grenier, qu’il mange à la table des rois ou qu’il mendie son pain, n’a que faire de ces abstractions. Aussi le philosophe et le magistrat l’ont-ils banni de la cité. C’est sans doute la raison pour laquelle Verlaine voyait en lui un être maudit. Mallarmé le savait également. Mais le sage de Valvins avait juré de ne jamais élever la voix et de réduire la poésie à un jeu de rébus.

Nous vivons aujourd’hui l’époque la plus anti-poétique que le monde ait connue. Car tout entière tournée vers le travail, le commerce, la politique et la consommation immédiate. Et c’est ainsi que la terre fut livrée aux explications, aux commentaires et aux exploitations. Ce n’est que hors de portée de tout État, de toute puissance terrestre, de toute volonté de domination que la parole poétique peut rejoindre le verbe prophétique. Ce n’est que dans la cécité que l’œil sanglant d’Œdipe devient un œil voyant la cécité du monde. Comme ce n’est que par la propre vacuité de ses regards qu’il s’emplit de la plénitude du vide.

Platon chasse Homère de sa République, de même que plus tard l’Église brûlera les hérétiques et les sorcières et condamnera le théâtre et, partant, toute littérature qui ne célèbre pas exclusivement et canoniquement la grandeur du Très-Haut et du Tout-Puissant, les merveilles de sa création et la misère de l’homme (si tant est qu’on puisse célébrer cette dernière!). Or Platon et l’Église ont pour eux l’autorité incontestée et incontestable de la Raison. N’ont-ils pas en vue avant tout la garde et la conservation du troupeau?

C’est ainsi que le poète, prophète lui aussi, ainsi que roi, est doublement maudit et doublement banni: de la cité des hommes d’abord et de celle de Dieu ensuite. Et pourtant ses chants sont parvenus jusqu’à nous à travers la chaîne verrouillée des siècles, la fumée des bûchers et l’encens des hécatombes, car un dieu (lequel? connu ou inconnu, caché, toujours le même?), tel un roi qui visite incognito ses provinces, lui souffle à l’oreille des mots ignorés du philosophe et du législateur.

Une foi superstitieuse, tremblante, brûlante et amoureuse, un royaume dont on force les portes et qui descend aux enfers avec son prince, une ville qu’on assiège et dont on suspend le sac, des chaînes de montagnes franchies à dos d’éléphants et un berger qui est aussi un agneau, autel, hostie et sacrificateur, sont, le rideau levé, ce qui se donne à voir.

Et c’est ainsi que pour lui seul -car il les porte tellement dans son cœur que les traits de son visage en sont irradiés- le ciel et l’enfer existent véritablement, sans qu’on puisse jamais deviner s’il en célèbre avec faste les noces ou les sanglants combats.

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