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dimanche, 22 août 2021 08:16

La chair interdite

Le Grand Meaulnes PleiadesLe Grand Meaulnes, ce livre qui enchanta les jeunes années de générations de lecteurs, est sorti en Pléiade avec une préface et un appareil critique de Philippe Berthier le stendhalien qui est, peut-être à l’heure qu’il est, l’œil le plus aiguisé ouvert sur ces grandes affaires de l’âme et des lettres qui au fond n’ont jamais remué que quelques happy few. Mais comme dit l’Évangile, il sera donné à ceux qui ont et ôté à ceux qui n’ont pas même ce qu’ils croient avoir.

Alain Fournier
Le Grand Meaulnes
suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses
édition établie par Philippe Berthier
Paris, Pléiade n° 646, Gallimard 2020, 640 p.

Bouleversera-t-il aujourd’hui encore comme il le fit à sa parution dans un monde mieux préparé que le nôtre à le recevoir, ce roman qui baigne dans le paradis ombreux de l’enfance et des amours adolescentes, les premières, les plus vraies, les seules pures? Qui y baigne mais qui en sort! Car il a pris naissance dans une province endormie (en un temps où la province vivait plus près des origines que la capitale), à l’ombre de ses clochers, dans les chemins creux fleuris d’aubépines d’une terre paysanne sur laquelle avaient marché les saints et où vivaient encore les fées, dans une France chrétienne qui se croyait le royaume de Dieu sur terre. Il ne faut pas perdre ces choses de vue si l’on veut entrer un tant soit peu dans le cœur mystérieux des personnages de ce livre.

On comprend qu’un tel roman ait indisposé un penseur aussi rationaliste et tourné vers «l’action» que Jean-Paul Sartre. Le Grand Meaulnes est le roman que Nerval a préfacé, que Rimbaud eût pu écrire et sur lequel Péguy a peut-être rêvé. Roman d’amour, oui. De l’amour impossible. Donc de l’amour vrai. Et les modernes, qui eux pour le coup ont cessé d’être des enfants, de lever les bras vers un ciel auquel ils ne croient pas! Cette idolâtrie de la femme intouchable, ne serait-ce pas du paganisme? Ou, pire, du catharisme?

Qu’est-ce qu’Augustin Meaulnes, le héros du livre? C’est Rimbaud, l’homme aux semelles de vent, c’est Tête d’Or de Claudel, l’homme aux prises avec la princesse lointaine des contes de fées et des troubadours et de la Table ronde. Car Augustin est le jeune homme qui rêve et désire. Du rêve ou du désir, lequel l’emportera?

Contrairement à chez Claudel, Dieu est absent du roman de Fournier. On ne sait d’où vient Augustin ni où il va. Il bouleverse les cœurs, trouble les esprits, éveille les âmes et, tel Attila, après son passage, rien ne repousse. Ou au contraire, ce qui pousse, le monde ne pourra jamais le reconnaître pour s’en nourrir.

Au cours d’une fête donnée en forêt dans un mystérieux domaine, Augustin aperçoit la belle jeune fille dont il va s’éprendre. Il la perd, la retrouve, l’épouse, lui donne un enfant. La jeune femme meurt et Augustin avec l’enfant repart comme il était venu. Comme le vent. Domaine, forêt, fête, fuite, abandon, retour, illustration d’un nom ne sont pas ici de simples accessoires de la littérature symboliste, mais les moments et les mouvements de l’âme elle-même.

Roman du renoncement

Il y a au fond trois sortes de roman. Ceux dont les héros meurent à vingt ans comme chez Madame de La Fayette ou Stendhal. Il y a les romans du désenchantement comme ceux de Flaubert et les romans du renoncement comme Volupté, Le Lys dans la Vallée, Dominique. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient Le Grand Meaulnes. Mais il faut donner à ce mot de renoncement, le grand sens chrétien que lui donne Claudel.

La femme est là, comme ici, à la fois l’auxiliaire et la rivale de Dieu, comme la terre est dans la Bible le marchepied du ciel. Elle est interdite, intouchable. Ayant été touchée, ayant donné son fruit, Yvonne de Galais meurt. Et Augustin part avec son enfant, comme les Romains enlevèrent les Sabines. Elle est le fruit défendu qui a été mangé par celui qui mourait de faim… Augustin est Lancelot amoureux de la reine.

Deux mots sur deux autres personnages. Frantz de Galais, être diaphane et plein de fantaisie auquel son vieux père passe tous ses caprices. C’est un prince qui n’agira jamais, qui rêvera toujours, car il n’a pas de mains pour travailler et pour saisir. Il faut de ces êtres qui meurent à la fin du printemps comme les fleurs. Et François Seurel, le fils du directeur de l’école sur les bancs de laquelle Augustin vient s’asseoir au début de l’histoire. Ami et confident d’Augustin, Augustin le roturier aux mains rouges, il est le narrateur du récit, l’Homère de cet Achille.

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