Qu’on ne s’y trompe pas. Le Vaudois est avant tout un illustrateur. «Je rêve en images», dit-il. Le texte, il le manie avec pudeur en adaptant des contes préexistants. «J’essaie de trouver deux ou trois versions d’une même histoire avant de me l’approprier et d’en proposer ma propre version.» Et pas n’importe quel conte. «Je choisis très clairement les histoires en fonction de leur potentiel visuel. Il faut que mon imaginaire d’illustrateur s’emballe, que des images sortent du texte: le dragon cracheur, la scène de bataille épique, la vouivre… Les récits essentiellement relationnels, dont l’aspect visuel est moins évident, m’intéressent moins. Mais dès qu’il y a un vrai potentiel, soit au niveau du décor soit au niveau des personnes, comme dans la légende de la vieille Schmidja -une veuve qui va vivre tout près du glacier d’Aletsch et accueille chez elle toutes les âmes errantes-, je prends un plaisir fou à le mettre en scène. Un personnage fort dans un cadre incroyable, c’est du pain bénit ! Un plaisir à illustrer dingue!»
Passeur d’histoire
Denis Kormann prépare le troisième tome de Mon grand livre de contes et légendes suisses qui devrait paraître chez Helvetiq pour la fin de l’année ou le début de la suivante. La trilogie prendra ainsi fin, la boucle sur la thématique des contes sera bouclée. «J’y travaille depuis 2016. Ce tome sera consacré davantage aux humains, aux héros et héroïnes suisses, et pas forcément aux créatures fantastiques et autres monstres.» Il y parlera notamment du roi de Berne et de la mythologie autour de la création du drapeau de la capitale suisse, de l’identité bernoise et de sa fosse aux ours. «Une histoire épique, l’aventure d’un souverain qui, ne sachant pas quel nom donner à sa ville, décide de partir à la chasse et de baptiser sa cité du nom du premier animal sauvage qu’il tuera…»
Denis Kormann voit dans son travail une dimension de passeur d’histoire. «Comme tout conteur, je prends un texte pour le faire mien, le digérer et le retranscrire dans mes mots, dans mon monde imaginaire.» Mais quelle différence fait-il entre l’illustration d’un texte littéraire et celle d’un article de presse? «Travailler pour la presse, c’est travailler sous stress, dans l’urgence, de manière intense et éphémère. La durée de vie d’un dessin de presse est de quelques heures à quelques jours. L’énergie qu’on dépense pour le faire est souvent disproportionnée. Je passe parfois cinq à six heures sur une illustration au pastel qui, certes, sera vue par des milliers de personnes mais qui - oups! - finira rapidement aux vieux papiers ou, au mieux, quelque temps dans la salle d’attente d’un dentiste…» Il poursuit: «J’avais envie de pérenniser mon travail. Le livre sert à cela. Il habite dans une bibliothèque ou il se balade chez le bouquiniste du coin. Il passe d’une main à une autre, d’une maison à une autre, d’une génération à une autre. C’est un objet qui vit chez les gens, durablement. Du coup, cela fait sens de passer six heures sur un dessin.»
Depuis toujours, Denis Kormann nourrit un lien très fort avec le livre. «L’essentiel de ma bibliothèque est composé d’ouvrages illustrés. Je suis un fan d’albums pour la jeunesse, comme consommateur autant qu’acteur. Si je n’ai pas cherché à présenter davantage mes œuvres dans les galeries, c’est probablement parce qu’exposer ce n’est pas raconter des histoires. C’est montrer des images. C’est une autre démarche.»
Des visions contemporaines
Et dire des contes qu’ils sont passéistes? Trop peu pour lui! Les liens entre ces histoires issues de notre patrimoine culturel et les débats autour de la crise écologique sont bien réels. «Ces livres sont porteurs de sagesse.» Pour Denis Kormann, les légendes peuvent se lire avec un regard résolument moderne et contemporain. «Quand une montagne s’écroule dans un conte, cela ne démontre pas seulement à quel point l’homme est tout petit et le diable si grand. C’est une mise en garde qui nous suggère de respecter la nature. Il ne s’agit pas d’être effrayé par le diable, mais de retrouver une certaine humilité et une juste place dans notre environnement. Ces histoires évoquent de manière merveilleuse ces relations perdues.»
L’un de ses contes préférés? Sontga Margriata (sainte Marguerite), un conte des Grisons, l’histoire d’une femme déguisée en berger qui se fait remarquer dès son arrivée à l’alpage avec son troupeau magnifique. Partout où elle passe, la nature se fait généreuse, l’eau coule à flot, c’est l’éden. Les villageois qui la voient au loin aimeraient bien connaître le secret de cet homme. Un jour, alors qu’elle est épiée par un jeune berger, elle glisse dans les hautes herbes, dérape, chute, son chapeau s’envole, sa blouse se déchire, un sein apparaît. Stupéfait, le jeune homme s’aperçoit alors que le berger est une bergère. Cette dernière lui demande instamment de garder son secret, mais malgré moult promesses, plus incroyables les unes que les autres, le garçon ne veut rien entendre… Alors la jeune femme se fâche, frappe le sol, projetant le berger dans les ténèbres. Puis elle quitte la vallée avec son sublime troupeau et la sécheresse s’abat sur la région. La fin de l’éden. «C’est une charmante manière de démontrer qu’il y a des équilibres à respecter, tout comme un féminin sacré qu’on ne peut bafouer sans conséquences. Apprenons à écouter et revenons au lien avec la terre sacrée.»
Denis Kormann, Mon grand livre de contes et légendes suisses
Livre 1: Nature et créatures fantastiques
Livre 2: Fées, Sorcières, Diableries et Sortilèges
Helvetiq Album, avril 2017 et novembre 2018, 76 p. et 96 p.
Livre 3: Des héros et des hommes (à paraître)