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mardi, 01 juin 2021 11:49

Un timbre-poste pour s’y loger

Prison de Champ Dollon © JJKphotos«Tu m’as pris l’océan, tu m’as pris l’Espace.
Tu m’as laissé un timbre-poste pour m’y loger
de barreaux de prison entouré.
Le résultat? Aucun je pense:
tu m’as laissé mes lèvres
qui forment les mots
et le silence pour les former.»
Ossip Mandelstam

Poète, traducteur, spécialiste de J.-J. Rousseau, de M. Foucault et de C. Pavese, dont il a supervisé l’édition des Œuvres chez Gallimard, Martin Rueff a enseigné plusieurs années la philosophie (niveau universitaire) à la prison de la Santé de Paris. Il a animé de 2015 à 2018 un programme d’écriture créative à l’établissement pénitentiel genevois Curabilis. Il est professeur de littérature française à l'Université de Genève.

Onze notes sur l’enseignement en prison
1.

Les récits, les livres, les images, les films -et il faut le reconnaître, les vi­sites, fussent-elles fréquentes- n’y suffiront jamais: il est impossible de s’imaginer la vie en prison et, plus précisément encore, la vie des prisonniers. Il est impossible d’imaginer ce que serait notre vie sans la liberté de sortir de la pièce, sans rejoindre par nos pas ce que nos yeux nous font voir, sans parler à nos proches, sans les croiser, les toucher, les quitter pour les retrouver, sans mener à bien nos affaires, petites ou grandes, sans les objets que nous touchons et qui nous touchent. Nos vies sont trop pleines pour que nous puissions imaginer le vide de temps et d’espace que signifie l’emprisonnement -ce que ce vide offusque et barre, l’insupportable et durable saccage de l’expérience qu’il signifie.

Or dans ce vide même, comme des lambeaux de vie et de temps arrachés à l’impossible de la vie et du temps, des femmes et des hommes se sont attachés à fabriquer, à construire, à créer des phrases. Des phrases malgré tout: des phrases malgré l’absence de liberté, des phrases malgré l’absence de joies, des objets malgré l’absence de compétence, des phrases malgré l’enfer des prisons, des phrases malgré les risques encourus, et l’on devine en tremblant l’horreur que peut signifier la destruction de ces phrases découvertes; des phrases malgré aussi notre pro­pre incapacité à savoir regarder les détenus comme ils le mériteraient, malgré notre propre monde repu et presque saturé d’objets réels et imaginaires.

Il faut arracher ces phrases au silence dont elles proviennent et les soustraire ainsi à notre indifférence. Ce sont des lettres, des récits, des poèmes, des dialogues, des chansons, ce sont des scènes, ce sont des phrases. On reste frappés par leur beauté car, si on s’interroge sur leur sens, c’est aussi parce que leurs formes nous retiennent et exigent une attitude esthétique: la justesse de leur tracé, la précision de leur dispositif, l’élégance des masses assemblées, le souci partout du détail; et on est ému parce que cette recher­che du goût qui a parfois quelque chose de gauche, parfois quelque chose de proprement sublime -si le sublime, c’est l’élévation depuis la chute- on devine qu’elle fut arrachée à des heures de crainte, de menace, de mort, mais aussi à des vexations, à des brimades, à des hontes.

On se prend à penser à un titre du poète René Char qu’on appliquerait volontiers à ces phrases, Seuls demeu­rent, pour écrire : seules demeu­rent, les phrases, malgré tout. L’argument de ce livre du poète convient au reste mot pour mot à ces situations carcérales qu’on devine: «L’homme fuit l’asphyxie. […] Aux uns la prison et la mort. Aux autres la transhumance du Verbe.»[1] On songe enfin au verdict d’Adorno au paragra­phe 18 des Minima Moralia intitulé «Asi­les pour sans-abri; Asyl für Obdachlose»: «Il ne peut y avoir de vraie vie dans une vie qui ne l’est pas.»[2]

2.

Sans doute y a-t-il parmi les motivations vertueuses (il en est d’autres) qui poussent un enseignant (est-ce seulement le bon mot?) à donner des cours en prison (c’est le seul mot), la conviction sourde, difficile à partager, à énoncer même, qu’un certain rapport au savoir, à son expression, aux liens qui rapportent l’un à l’autre chacun de ces deux termes (savoir s’exprimer, expression du savoir), va de pair (restons prudents) avec une certaine forme de libération. Ne cachons pas ce qu’une telle proposition peut avoir de scandaleux, voire de déplacé. La prison, quelle qu’elle soit, c’est la misère -matérielle, affective, spiri­tu­elle. La prison c’est la douleur -physique, morale. La prison, c’est horrible. Y entrer, c’est vouloir en sortir. Y fréquenter des prisonniers, c’est vouloir les voir sortir, et parfois, bien sûr, les aider à s’en sortir.

3.

Le seul mot? Certes pas. L’histoire nous enseigne que si l’étymologie du terme «prison» est latine (la prensio indique à l’origine la «prise par corps»), les Romains employaient d’autres termes: «cachot » (carcer), «garde» ou «surveillance» (custodia), ou toutes les formes de «liens», assorties le plus souvent d’un enfermement régulier (neruus, catenae, uincula, compedes…). En grec, le mot desmoterion, le lieu d’enfermement, s’est formé sur la désignation de l’«entrave» ou du «lien», le desmos.[3]

4.

On ne questionne pas. Pas là pour ça. On ne juge pas. Pas là pour ça. On est là pour enseigner. Pour faire cours. Pour créer un petit moment de phrases, difficiles, hasardées, risquées sans doute. Parfois comiques aussi. Les prisonniers ne manquent pas d’humour.

Décision fut prise de ne jamais parler d’eux autrement que comme d’«étudiants». Elle fut tenue. Nulle privauté. Vouvoiement de mise.

On enseigne: donner cours en prison, c’est renouer le savoir et la libération. Faut-il écrire: libération morale? libération spirituelle? libération intellectuelle? Aucune naïveté n’est permise ici: on sait combien les libérations symboliques peuvent ren­dre les contraintes qui s’exercent sur les corps plus fortes et encore moins supportables, mais on sait aussi com­bien l’écriture, comme la lecture, permet un nouveau rapport à soi, une nouvelle manière de se dire et de se vivre.

5.

Surveiller et punir (1975) n’est pas uniquement et conformément à son sous-titre l’histoire d’une naissance - elle de la prison. Foucault s’y propose aussi d’écrire rien moins qu’«une histoire corrélative de l’âme moderne». Cette «histoire de l’âme moderne en jugement» dicte des règles de méthode bien connues, renverse des préjugés disciplinaires, engage une série de décisions théoriques et politiques. C’est peut-être parce que Surveiller et punir invente une autre histoire de l’âme qu’il prépare l’Histoire de la sexualité (1976) sans trop trahir les options théoriques de L’archéologie du savoir (1969).

Michel Foucault avait fondé en 1971 le Groupe d’information sur les prisons (Gip) dont l’objectif était de faire entendre les discours des prisonniers. Le Gip, rejoint par nombre d’anonymes et d’intellectuels -Jac­ques Rancière, Robert Castel, Gilles Deleuze, Jean-Paul Sartre, Hélène Cixous-, distribuait des questionnaires aux familles des prisonniers afin de recueillir des témoignages sur leurs conditions de vie.

Les détenus, dénonce le Gip, sont pris dans un «double isolement» qu’il entend briser: «Nous voulons qu’ils puissent communiquer entre eux, se transmettre ce qu’ils savent et se parler de prison à prison, de cellule à cellule. Nous voulons qu’ils s’adressent à la population et que la population leur parle.»[4] Ici le syntagme « liberté de parole » acquiert un tout autre sens. La force de l’engagement de Foucault, la rigueur de la construction de Surveiller et punir, l’étude de la prison comme une expression de la nouvelle rationalité du pouvoir ne doivent pas occulter le projet de Foucault qui voyait donc dans la prison l’occasion de faire une histoire de l’âme. Se souvenait-il déjà du Phédon qu’il évoquera plus tard dans ses cours au Collège de France?

6.

Quand on sort d’un cours en prison, il faut du temps pour s’en remettre. La première année, après mes cours à la Santé, je filais à vélo enseigner à l’université. J’ai vite arrêté. Je m’étais mis à détester mes étudiants à l’université. Non pas que je fusse porté à héroïser les prisonniers mais que j’aimais le sérieux avec lequel ils affrontaient les cours, leur gravité. Rapporter ce sérieux à la frivolité d’adolescents qui faisaient un usage aussi léger de leur liberté heurtait ce que je considérais être un véritable engagement dans l’étude. Quand on sort des murs de la prison, tout se trouve doté d’une autre qualité de présence: les arbres de Champ-Dollon[5], les fourrés, l’eau qui serpente, les chevaux qui s’ébrouent au loin. On refait à chaque fois l’expérience évoquée par Sartre au début de L’Être et le néant. On naît au phénomène du monde. On en est gêné aussi.

7.

En prison, ce qui est libéré, d’abord c’est le savoir. On peut peut-être réfléchir un instant à ce paradoxe. L’enseignement est affaire de paro­les données, échangées, restituées. Les professeurs, ce sont d’abord des beaux parleurs. Il se doivent de l’être. Mais le pas est vite franchi entre pédagogie et rhétorique et entre rhétorique et sophistique.

Le professeur a quelque chose du boni­menteur avec sa petite mallette, son prêt à penser, sa manière de bien répondre, de toujours bien répondre. En prison, la parole est au bord du vide, tout le temps. La pirouette, la blague, la facilité sont interdites. On n’est pas là pour tricher, simplifier, embobiner. Il y aurait quelque chose de proprement dégoûtant. Alors le savoir est là, dans ce qu’il a de plus simple, de plus radical, sans trop d’apprêt, sans afféterie - comme à mains nues. Une fois, c’est la République de Platon qu’il faut enseigner. Une autre fois Ponge. Une troisième la théorie de l’art chez Proust. C’est difficile. Les paroles des prisonniers frappent parce qu’elles ont une manière bien à elles de tomber juste.

8.

Jamais autant qu’en prison je n’ai senti combien l’ignorance de ceux qui se savent ignorants est pour eux une humiliation, une plaie ouverte, une interdiction de parole -un barreau porté partout contre lequel l’humilié se frappe la tête. J’ai rencontré, comme d’autres, toutes sortes d’attitudes: l’humilié prostré, mutique et qui choisit de s’enfoncer, de faire pire ce qu’il pourrait faire mieux pour qu’on lui fiche la paix (Je suis malheureux dans mon ignorance, foutez-moi la paix. La paix. La paix. La paix je vous en prie); le bravache qui défie avec toutes sortes de stratégies de dévaluation du savoir (le plus courant reste: «Cela ne sert à rien, le vrai savoir c’est le savoir de la vraie vie, et la vraie vie, c’est moi qui la connais»); le timide qui tente et sourit tristement à ses tentatives. Toutes ces positions sont dignes et définissent le cadre de l’enseignement en prison. Mais un miracle sobre se produit quand l’enseignement porte et fait dire qu’il a chose à faire avec la reconnaissance, si apprendre c’est reconnaître quel­que chose qu’on ignorait.

9.

Je me souviens qu’un prisonnier avait voulu expliquer la notion d’essence en déclarant que c’était «comme une règle qui venait de la chose elle-même». La force de cette proposition, je la cite avec quelque honte. J’ai toujours eu honte de citer les paroles des prisonniers. Comme si je leur volais quelque chose.

10.

Il y a l’écriture des écrivains en prison; il y a l’écriture des écrivains qui vont en prison pour rendre visite aux prisonniers (la formule choque car l’étiquette voudrait qu’on puisse rendre une invitation); il y a l’écriture de ceux et celles qui deviennent écrivains en prison et il y a aussi des écrivains qui en devenant prisonniers se sont tus, parfois pour toujours. Il y en a encore aujourd’hui qui meurent en prison.

La première bouleverse. Les grands noms affluent comme le sang dans la gorge ou les larmes aux yeux: Villon, Marot, Le Tasse, Chénier, Verlaine, Gramsci, Mandelstam, Chalamov. Cette écriture appelle toutes sortes de distinctions importantes: nature du crime, durée et administration de la peine (l’exil d’Ovide, Pavese confinato à Brancaleone), poétique de l’écrit. Certains écrivirent en prison pour tuer le temps; beaucoup le temps d’y être tués. Il faut les lire tous et aimer Cellulairement les trente-deux poèmes de Verlaine écrits pendant son incarcération à Bruxelles (du 11 juillet au 24 octobre 1873) puis à Mons (du 25 octobre 1873 au 16 janvier 1875). Soit l’adresse au lecteur: «Et de ce que ces vers maladifs / Furent faits en prison, pour tout dire, / On ne va pas crier au martyre. / Que Dieu vous garde des expansifs!»

Et les trois premiers dizains de Via Dolorosa!

Du fond du grabat
As-tu vu l’étoile
Que l’hiver dévoile?
Comme ton cœur bat,
Comme cette idée,
Regret ou désir,
Ravage à plaisir
Ta tête obsédée,
Pauvre tête en feu,
Pauvre cœur sans dieu!

L’ortie et l’herbette
Au bas du rempart
D’où l’appel frais part
D’une aigre trompette,
Le vent du coteau,
La Meuse, la goutte
Qu’on boit sur la route
À chaque écriteau,
Les sèves qu’on hume,
Les pipes qu’on fume!

Un rêve de froid:
« Que c’est beau la neige
Et tout son cortège
Dans leur cadre étroit !
Oh ! tes blancs arcanes,
Nouvelle Archangel,
Mirage éternel
De mes caravanes!
Oh ! ton chaste ciel,
Nouvelle Archangel! »

La troisième catégorie subjugue. Les cas sont rares autant que remarqua­bles. Au XXe siècle, c’est la figure de Jean Genet qui fascine. Notre-Dame des Fleurs, tout comme Miracle de la rose ont été écrits en prison. Le con­damné à mort est un merveilleux poème: «La prison dort debout au noir d’un chant des morts».

La seconde catégorie (celle des visiteurs) irrite parfois, dégoûte souvent et insupporte quand l’écrivain se hausse ou se grise en fréquentant les prisons. Il reste que c’est à elle qu’appartient la très impressionnante entreprise de MM. Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville: Le système pénitentiaire aux États-Unis et son application en France, suivi d’un Appendice sur les colonies pénales et de notes statistiques. La profondeur d’une analyse qui considère la prison sous tous ses aspects (juridiques, financiers, sociologiques, moraux), la réflexion qui sous-tend l’enquête, la sûreté de la plume -on est emporté[6].

La prison est un système: elle appartient à un système plus grand qu’elle et qui a nom société. La prison n’est pas pour Tocqueville un remède de la société, elle est la maladie qui garantit la santé. À Genève, le sociologue fait remarquer dans une note du 5 juin 1832: «Discipline dont la douceur et les minutieux détails ne conviennent qu’à une prison bonbonnière comme celle de Genève: lit complet, bain tous les mois, bibliothèque, récréation [le] dimanche, entraves aux punitions, pécule. Tout est soigné comme un boudoir de petite maîtresse.»

Les Suisses se seraient ainsi laissés en­traîner «beaucoup au-delà du résultat qu’ils voulaient atteindre». «Le but, en effet, de la véritable philanthropie n’est point de rendre les prisonniers heureux mais meilleurs. Pour arriver à ce point, l’humanité défend sans doute de mettre en danger leur vie, mais elle commande elle-même d’user à leur égard de toutes les rigueurs qui, sans affecter leur santé, peuvent jeter dans leur âme une salutaire terreur. Il faut que le détenu se porte bien en prison et qu’il s’y sente très malheureux; tel est à mon avis le seul résultat que la raison comme l’humanité avoue et qu’un gouvernement ferme et éclairé doive rechercher.»

Quand on enseigne en prison on s’attire souvent des remarques qui semblent inspirées de ce jugement.

11.

«Donnez-leur beaucoup de travail pendant les vacances de Noël»: tel fut le conseil du directeur pédagogique responsable de mon enseigne­ment à la Santé. «Les prisonniers ne supportent pas Noël.» Je me souviens bien du sujet de dissertation que je donnai alors aux étudiants: Être dans le temps. Je leur photocopiais de longues pages de Bergson et de Heidegger. Je ne connaissais pas encore ces formules de Hölderlin sur lesquelles Binswanger attirera plus tard mon attention: «À la limite extrême de la souffrance, il ne reste en effet plus rien que les con­ditions du temps et de l’espace.»[7]

Sur quinze étudiants, je reçus seulement quatorze copies.

 

[1] René Char, Seuls demeurent, Paris, Gallimard 1945, 92 p., puis Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade 1983, p. 129.
[2] Theodor W. Adorno, Schriften 4, Minima Moralia (1951), Francfort, Suhrkamp 1980, pp. 42-43; traduction française d’Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Minima Moralia, Paris, Payot 2003, pp. 45-48.
[3] Cf. Cécile Bertrand-Dagenbach, Alain Chauvot, Michel Matter et Jean-Marie Salamito (dir.), Carcer. Prison et privation de liberté dans l’Antiquité classique, actes du colloque de Strasbourg (5 et 6 décembre 1997), Paris, De Boccard 1999.
[4] Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet et Jean-Marie Domenach, «Sur les prisons», Dits et Écrits, t. I.
[5] Établissement pénitentiaire genevois destiné aux personnes en détention préventive. (n.d.l.r.)
[6] Paris, Gallimard 1984. Les deux volumes forment le tome IV des Œuvres complètes de Tocqueville.
[7] Remarques sur Œdipe, in Friedrich Hölderlin, Fragments de poétique, édition bilingue de Jean François Courtine, Paris, Imprimerie nationale 2006, p. 411.

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