Le 31 janvier dernier, était créée sans public, et seulement pour les micros et les caméras d’une captation en streaming, Depuis que le silence n’est plus le père de la musique, une œuvre du compositeur genevois Xavier Dayer, écrite pour Polhymnia, un chœur de vingt voix féminines, et Contrechamps, un ensemble instrumental (cordes, vents et percussions). Le texte est issu du recueil de poèmes de Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans. Tandis que le chœur psalmodie les vers de l’écrivain-voyageur suisse, les instruments brodent une tapisserie de sons lumineuse, scintillante, sensuelle. On peut écouter cette musique en lisant les paroles qui apparaissent en sous-titres, ou se laisser porter sans les lire par la marqueterie sonore que Xavier Dayer donne à entendre et à ressentir.
Charles Sigel: Comment une musique naît-elle dans l’imaginaire d’un compositeur?
Xavier Dayer: C’est chaque fois un peu différent en ce qui me concerne. En l’occurrence, ici, on m’a suggéré de partir de la poésie de Nicolas Bouvier. L’idée est venue de l’ensemble Polhymnia. De Bouvier, je connaissais les récits de voyage, L’usage du monde, Le poisson-scorpion, mais moins la poésie, et si j’en avais lu, je ne m’y étais pas arrêté. Je l’ai donc lue et relue et elle m’a tout de suite parlé dans la perspective d’une application musicale. Je me suis mis à l’écoute de ses mots, à la façon dont l’idée du voyage nous rapproche de nous-même. Le dehors et le dedans, c’est le titre de ce recueil, et je trouve ça très profond. L’extérieur et l’intérieur… J’ai écrit cette musique pendant cette période très particulière de pandémie que nous vivons, où voyager est devenu impossible. Cette idée d’un voyage intérieur en est d’autant plus émouvante, et aussi que l’extérieur nous ramène à l’intérieur.
L’édition d’avril 2021 de choisir, consacrée au Voyage et son récit et aux Pérégrinations jésuites, fait la part belle aux explorations intérieures et extérieures et à leurs ponts. Découvrez ici le sommaire du n° 699.
C’est un peu de cette manière que sont écrits ces textes de Bouvier. Il y a d’abord une image, une vision, un spectacle, une sensation, quelque chose de très concret, puis, à partir de cela, un mouvement vers le haut ou vers l’intérieur, comme on voudra… Un passage m’a particulièrement frappé. Alors que le texte dit: «Au sud du bastingage / il n’y a plus rien que la Terre Antarctique / Léviathans et sirènes labourent ces prés marins / ce portulan gonflé de vagues / où d’immenses pans de ciel / s’abattent en averses fourbues / sans que Dieu lui-même / en soit informé…», on entend la trompette qui évoque de grands espaces, une phrase du violoncelle suggère la sérénité, le xylophone égrène des notes… C’est une musique très visuelle que vous avez écrite.
C’est un moment clé. La lectrice dit le nom d’Ulysse, qui est le titre de ce poème, et c’est comme un signe envoyé à l’auditeur. Il y a quelque chose d’universel dans le voyage d’Ulysse et dans son monde. J’ai vraiment pensé l’orchestration comme une immense décoration du texte. Par moment, on a l’impression de tenir une phrase, une phrase musicale, et tout de suite une autre nous emmène ailleurs. C’est une transcription musicale du déplacement, c’est-à-dire qu’on n’est jamais capable de s’arrêter. C’est l’essence même de la musique que d’être fugace, insaisissable, et j’ai essayé d’accentuer encore ce caractère.
Je vous ai entendu faire allusion à l’impressionnisme à propos de cette œuvre, et de fait on a souvent l’impression de quelque chose de scintillant, analogue au jeu des vagues, aux reflets sur la mer…
J’accepte tout à fait l’idée d’une musique qui illustre, d’une prolongation sonore des mots. Je dis, j’accepte, parce que c’est une idée qui est parfois refusée dans la musique actuelle. Ici, le chœur est assez hiératique, il énonce le texte, c’est comme une colonne, et la musique dessine une sorte d’aura autour de cette colonne. J’ai voulu composer une cantate non sacrée, une manière de célébration. La trompette et les crotales, ces cymbales antiques qui reviennent périodiquement au cours de cette œuvre assez longue (environ trois quarts d’heure), ont un peu le rôle de marqueurs du temps. Dans la poésie de Bouvier, le thème du temps qui passe est omniprésent, et finalement l’idée de la mort. Ces crotales donnent à la fois la dimension du sacré et celle de la périodicité. Je cherchais dans ce monde très liquide à trouver des îles. Des ponctuations du temps qui suggèrent à l’auditeur qu’il a changé, qu’il n’est plus celui qu’il était lors du précédent coup de crotale.
Tout près du début de la pièce, il y a ces vers si beaux: «La lune montante était si pleine / et la vie devenue si fine / qu’il n’était ce soir-là / plus d’autre perfection que dans la mort», avec une longue tenue des voix sur le mot mort.
J’ai essayé de faire en sorte que la présence de la mort ne soit jamais expressionniste. Chez Bouvier, elle est toujours associée à quelque chose de léger, elle est liée au voyage, et ne part pas du côté de l’angoisse ou du désespoir. C’est une méditation sur le temps assez orientale. L’image du cercle revient souvent, et je me suis laissé inspirer par elle. On ne le perçoit peut-être pas à l’audition, mais je me suis appuyé sur trois formes agogiques de construction musicale qui reviennent de façon très similaire. Je retraverse les mêmes schémas rythmiques à trois reprises, mais avec d’autres harmonies, d’autres sonorités et sur d’autres poèmes. Il y a l’idée du retour. Quand on fait un nouveau voyage vers un endroit déjà visité, tout est différent, la perception du temps est différente.
Et tout à la fin il y aura deux vers que je trouve très touchants pour tout un chacun: «C’est l’exact milieu de ma vie / c’est un peu de mon temps qui passe»...
C’est la phrase autour de laquelle j’ai tourné le plus. Elle a une résonance un peu personnelle, très marquante. Est-ce une angoisse ou une prise de conscience? Le poème est situé et daté Tokyo, banlieue nord, novembre 1964, et il commence par une phrase en anglais entendue sur la radio d’un coiffeur: «I hate to see the evening sun go down.» Que signifie-t-elle, sinon que nous n’aimons pas l’idée d’un voyage qui prendrait fin? J’ai placé ce poème à la fin de la pièce, pour faire allusion au temps qui s’était écoulé pour nous tandis qu’on l’écoutait.
C’est une musique très colorée, et le rôle des vents et des percussions est prédominant.
J’ai choisi un petit orchestre de treize musiciens, mais où toutes les sonorités du grand sont représentées, un quatuor à cordes et une contrebasse, un piano et une harpe, un important pupitre de percussions, et puis une flûte, hautbois ou cor anglais, clarinette ou clarinette basse, un cor et une trompette. Un monde de solistes qui dialoguent, qui sont toujours en connexion, en train de se transmettre le temps, d’une certaine façon. Ce que j’aime travailler, ce sont les jeux de couleurs, les mariages, les évolutions de timbres, dans un esprit de chatoiement. Je me place dans la descendance des musiciens impressionnistes, dans cette approche du phénomène sonore.
Même si ma musique est très en lien avec la littérature, et ici en particulier, il y a quelque chose d’ineffable dans le son. Je me dis toujours que le premier de nos sens à s’éveiller, c’est l’ouïe, celle du fœtus dans le ventre de sa mère. Avant la compréhension des mots, il y a la perception de l’univers sonore, et j’ai le sentiment que par essence la musique, quelle qu’elle soit, nous pose la question de l’avant. Je me soucie beaucoup du pré-verbal… Même si j’emploie beaucoup le verbal! Mais je me rends compte que j’aime souvent des phrases qui, par les images qu’elles génèrent, deviennent aussi un peu sons. C’est ce croisement entre le verbal et le pré-verbal qui m’obsède. Comme auditeur ou comme compositeur, j’ai une attirance pour ce qui précède les mots, j’essaie de rester dans cet état antérieur. Pour moi, la musique est un art très antérieur. C’est pour ça que nous aimons tellement réécouter des œuvres que nous aimons. Le retour vers le son est central dans la musique.
Il y a dans cette musique-ci quelque chose qui relève du plaisir sonore, du sensuel, pour ne pas dire du voluptueux…
Absolument! J’en ai besoin!
J’ai trouvé dans la présentation de votre œuvre précédente, créée à l’automne 2020, un Trio pour voix, flûte et violoncelle, la phrase suivante: «La circulation des hauteurs, des rythmes et des timbres aimerait donner à l’auditeur la sensation d’une matière flexible s’enroulant sur elle-même, avec l’émergence de mots qui offrent une référence, une possibilité de créer des bribes de récits.» J’ai l’impression que cela pourrait aussi s’appliquer à Depuis que le silence n’est plus le père de la musique.
Il faudra le voir avec plus de recul, mais j’ai l’impression que ce trio a marqué le début d’un nouveau langage pour moi. J’avais écrit les mots que chante la mezzo. Je dis bien les mots, parce que ce n’est pas un poème à lire. J’ai l’impression d’avoir épuré mon écriture pour aller vers un essentiel. Il y a là quelque chose qui est lié à l’entrelacement…
Le violoncelle s’entrelaçant à la clarinette basse, ou à l’alto, c’est bien ce qu’on entend dans cette cantate, «non sacrée» comme vous le dites, sur les textes de Bouvier, des groupes de timbres ou de couleurs suggérés par le texte…
…Des familles qui se font et se défont, des affinités qui naissent… Je dirais presque, le mot n’est pas trop fort, un érotisme musical dans la façon dont je cherche à créer des fusions entre certains timbres, et j’ai le sentiment d’être parvenu, paradoxalement en simplifiant mon vocabulaire, à faire de ces mariages de timbres, de ces surprises auditives, une source d’énergie créatrice.
Un passage de ce genre m’a frappé, où le chœur chante: «Ce midi-là, la vie était si égarante et si bonne / que tu lui as dit ou plutôt murmuré / Va-t’en me perdre où tu voudras.» À ce moment-là on entend une phrase de contrebasse, à laquelle répond le cor, dans un sentiment rêveur, puis les choristes reprennent et chantent: «Les vagues ont répondu / Tu n’en reviendras pas.»
Oui, c’est un bon exemple de ce que j’ai essayé de faire. Il y aussi des moments où le piano et la harpe sont dans l’extrême aigu et suggèrent un ailleurs. Je tentais là des choses nouvelles pour moi.
Ça me ramène à ma question initiale sur l’imagination créatrice d’un musicien, en l’occurrence vous…
C’est en me répétant les phrases des poèmes, parfois en marchant, que j’apprivoise intérieurement des images, et il se forme une sorte de son qu’ensuite j’essaierai de faire vivre. Il va y avoir beaucoup d’esquisses où je vais tenter de retrouver cette sensation un peu semblable à celles qu’on ressent quand on est à demi éveillé: il y avait quelque chose de très beau ou de très douloureux ou très fort émotionnellement et on essaie de le retrouver… À partir de là, je vais beaucoup jeter, beaucoup enlever, et c’est en enlevant que vont apparaître des couleurs. J’ai appris ça en suivant des répétitions: parfois le chef fait travailler un ou deux instruments isolés, et souvent je me suis dit: «Mais c’est bien suffisant. Il n’y a pas besoin de tant de choses…» Mais on a peur du vide, et on a tendance à en faire trop! Pensez à Matisse dessinant des visages au fusain, et effaçant tout pour ne plus laisser qu’un sourcil, une narine, une lèvre… Ou laissant la toile nue à certains endroits de ses tableaux. C’est l’équivalent du silence en musique. Le fait de pouvoir à certains moments ne pas agir. D’arriver à la non-puissance, qui est si difficile à accepter, et, paradoxalement, tellement forte. Ici, dans cette pièce très chatoyante et très généreuse, il y a des moments où j’ai fait ce travail de non-puissance.
Pensez à Matisse dessinant des visages au fusain, et effaçant tout pour ne plus laisser qu’un sourcil, une narine, une lèvre… Ou laissant la toile nue à certains endroits de ses tableaux. C’est l’équivalent du silence en musique.
Et parmi tous les vers de Bouvier, vous avez choisi pour titre celui qui évoque le silence…
Parfois, dans un poème, il y a des phrases sur lesquelles je m’arrête longtemps pour les comprendre. Celle-ci a joué un peu le rôle d’un mantra: «Depuis que le silence n’est plus le père de la musique». J’ai trouvé cette idée très forte que le silence soit le père de la musique, et puis, qu’à un moment, ce ne soit plus vrai. Il y a quelque chose de tragique dans cette idée qu’il y a des mondes qui passent. Lire Bouvier, c’est parfois lire l’évocation de mondes qui n’existent plus. Sylvain Tesson, autre écrivain voyageur, parle non pas d’usage du monde, mais d’usure du monde. Et ce silence qui ne serait plus le père de la musique, je l’ai entendu dans le tragique d’une modernité tardive, celle où nous sommes, et où on n’arrive plus, en tout cas où on peine à retrouver cette forme générative du son à partir du silence.
Il y a cet autre vers, qui pourrait aussi être un mantra, et qui est très beau de surcroît: «Votre éternité est ici et maintenant.»
Bouvier était lecteur de Nietzsche et il y a chez lui la dimension de tragique. Je trouve que c’est une belle phrase à méditer, par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui: «Vous tous, vous en demandez trop, votre éternité est ici et maintenant.»
Est-ce que, en dépit de sa séduction et de ses couleurs, c’est une pièce tragique que vous avez composée?
Je ne suis pas bien placé pour le dire. Mais ce que je peux dire, c’est qu’à la fin ce fut une grande douleur de quitter ces chatoiements. Moi qui ai toujours peur d’être trop long, j’aurais eu envie que ça dure encore longtemps…
Depuis que le silence n’est plus le père de la musique
Une œuvre de Xavier Dayer pour voix féminines et ensemble
Ensemble Polhymnia et l’Ensemble Contrechamps
Direction: Franck Marcon