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vendredi, 22 novembre 2019 11:16

Changer de logiciel civique

Manifestation de soutien aux réfugiés, Genève 2013. © Jean-Jacques Kissling – jjkphoto.chLa désobéissance civile/civique mérite un exercice de réflexion à la lumière de la violence, de la civilité et de la démocratie dans l’espace planétaire. Suivre aujourd’hui des Socrate dans leur démarche de torpille philosophique exige des déplacements radicaux de l’imagination, du langage oral-écrit, des pratiques, théories et habitudes coloniales et impériales de la vieille Europe. 

Marie-Claire Caloz-Tschopp, Genève, philosophe et politologue. Ses recherches portent sur la théorie politique et la philosophie en matière de citoyenneté, d'exil, de guerre, etc. Elle est l’auteure notamment de Les sans-État dans la philosophie d’Hannah Arendt (Lausanne, Payot, 2000) et a reçu le Prix du Mouvement pour une Suisse ouverte démocratique et solidaire en 1996.

À un moment où le monde se contracte, l’imaginaire, les mots, les concepts souffrent aussi de sédentarité, étouffent dans des frontières multiples. L’observation de l’exil, des luttes de desexil et des politiques de migration autocentrées (1980-2019) m’a amenée à une critique d’idéologies asséchantes (péril démographique après le péril jaune, apartheid et double conscience polarisée, humanitaire, guerre).[1] M’interrogeant sur l’évidence de l’asile, j’en suis arrivée à distinguer la liberté de circulation et la mobilité (économique) de la liberté politique de se mouvoir des humains; à renforcer les concepts de civilité, de citoyenneté et de démocratie; à formuler une philosophie du desexil de l’exil.[2] Aujourd’hui, l’écoute de philosophes africains et indiens poursuit la tâche de déplacement critique.

Une stratégie planétaire

Les migrants sont un symptôme dans notre espace planétaire contracté, démembré et soumis au tourbillon de l’effet boomerang impérialiste décrit par Rosa Luxemburg.[3] Les humains de la planète et la nature subissent de plein fouet la tempête. La faiblesse des politiques migratoires en Europe, les manipulations des passions induisent un blocage de la pensée. Ils occultent l’histoire européenne coloniale, impériale, et le fait que l’Europe devient un continent vieillissant face aux jeunes de la planète.

La politique migratoire, d’asile, de sécurité (distincte de la sûreté) basée sur l’hospitalité, l’égalité ne se réduit pas à une question électorale. Comme toute question de justice, elle engage la totalité de la société dans l’espace planétaire. On «n’aide» pas les migrants, les réfugiés. On est solidaire en tant que citoyens. Par ailleurs, la lutte pour un projet général de société à l’échelle de la planète implique une stratégie radicale de convergence des luttes: asile, social, travail, femmes, climat, etc. La résistance des exilés, comme hier celle des esclaves, nous aide à penser. Fuir ce qui détruit. Désenclaver. Refuser les déserts. Créer de nouveaux espaces vivants de liberté entremêlés. Se déplacer, c’est inviter le souffle dans les actes.

Obéir n’est pas servir. Les chefs ne sont pas des maîtres. L’obéissance, la désobéissance sont des rapports de pouvoir civique. Désobéir, c’est changer de logiciel, de place, de rythme. Est-il imaginable (obligatoire?) de ne pas être d’accord avec son époque et la mémoire officielle, de s’arracher au conformisme dans la vie sociale quand on vit dans une partie riche du monde où des prédateurs pillent, détruisent les ressources limitées, expulsent, surexploitent les humains, la nature, vendent des armes, des technologies en imposant légitimité et soumission? À propos de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie (XVIe siècle) a posé cette question toujours ouverte: lorsque l’obéissance comporte au moins autant de risques que la rébellion, comment se maintient-elle? Formulons-en une autre: comment la désobéissance publique s’imbrique-t-elle aujourd’hui avec l’obéissance?

Obéir à des crimes contre l’humanité a été condamné par le Tribunal de Nuremberg. Désobéir à l’État en pratiquant la solidarité avec des exilés a été condamné par le gouvernement suisse.[4] Le délit de solidarité a été inscrit dans les lois de divers pays. Alors, obéir, désobéir? Comment se situer quand l’histoire et le présent déplacent le curseur de la domination, de la liberté entre des situations extrêmes, ambiguës, complexes? 

Motivations contradictoires

Les approches de la désobéissance civique sont multiples, contradictoires. Elles se réfèrent à des modes d’action, principes, outils et perspectives convergents ou opposés. En tension. On peut s’opposer à l’État pour des raisons d’hospitalité, d’égalité, de solidarité ou pour des motifs opposés à ces références, ce que fait l’extrême-droite. Les manipulateurs confondent ochlocratie (pouvoir de la foule) avec démocratie directe.

Aujourd’hui, on assiste à la fois à un consensus à la domination et à l’émergence de multiples formes d’insoumission, comme par exemple Extinction Rebellion ou des actes anti-étrangers. Deux tendances contradictoires que l’on retrouve au niveau mondial. D’un côté, des figures imprévisibles, autoritaires, militarisées, souvent élues (Salvini, Johnson, Trump, Bolzonaro, Duterte, etc.), deux puissances capitalistes, financières et militaires qui se disputent le leadership (États-Unis, Chine), et de l’autre, la montée en puissance hétérogène de mouvements sociaux en Afrique du Nord, Soudan, Égypte, Hong Kong, Argentine, Ukraine, États-Unis (Occupy), Suisse... «Notre corps nous appartient», «nous voulons rester vivants» clament les manifestant(e)s pour les droits des femmes et des LGBT ou pour des mesures contre le réchauffement climatique.

Le joug pèserait-il peu quand il est consenti? L’obéissance, de fait, n’est pas la soumission, mais, inversement, céder n’est pas consentir, comme l’écrit l’anthropologue féministe Nicole-Claude Mathieu,[5] soulignant que les rapports de sexe d’appropriation sont historiques, matériels. Penser la désobéissance civique dans ce cadre, c’est poser la réalité d’une praxis historique collective, inscrite dans un ordre plus général: le droit d’avoir des droits. Dans L’impérialisme (1951), Hannah Arendt présentait déjà le double pilier des humains superflus et du droit d’avoir des droits des sans-État pour assurer leur appartenance politique et au monde. Cette possibilité d’assurer, créer des droits mérite d’être débattue à partir d’une critique des limites du devoir de fidélité à l’État. Elle est un acte politique de puissance de la liberté, un déplacement de la contradiction entre force guerrière,[6] souveraineté-sûreté, et désir de justice, puissance d’agir. Prendre le risque de rompre le consensus, s’engager dans des actes de désobéissance civique impliquent, dans cette perspective, une conscience sociale critique et la création de conditions imaginaires et matérielles de lutte. Cela implique une rupture avec l’emprise intellectuelle et politique du consentement dominant, qui conduit à accepter d’abyssales inégalités, un apartheid raciste, une civilisation de destruction de la nature et d’humains superflus, voire d’extermination du genre humain.

Désobéissance et démocratie

Que peut-on alors entendre aujourd’hui par désobéissance civile /civique dans un contexte de crise des institutions, des États, du droit, des concepts et des logiques d’action prises dans des situations d’urgence? Historiquement, le glissement du titre de l’essai de Henri David Thoreau, passé de Resistance to Civil Governement (1849) à Civil Desobedience dans sa réédition posthume, indique une difficulté dans l’usage des mots Civil et Governement par les philosophies américaine et européenne et apporte un double indice important pour la réflexion.

Thoreau montrait le refus radical d’accepter des lois instituées par un pouvoir détaché de la communauté civile. La loi inique de poursuite des esclaves en fuite a été le déclencheur du célèbre essai, et le non-paiement de l’impôt, l’outil pour manifester son opposition. Le refus de Thoreau a été motivé par des lois d’indépendance allant à l’encontre de la construction extensive de la politique (aux Noirs, Indiens, peuple… pas aux femmes encore). Son but a été de se faire condamner et de l’accepter, pour que la légitimité de l’obligation légale soit évaluée, l’assentiment refondé. Les bases de la désobéissance civile ont ainsi été posées.

Pour Thoreau, celle-ci renvoie à une politique de libre association, de «communautés». La civil society est nécessairement plurielle, horizontale, dissidente, déjà démocratique en germe, et l’État vertical la met en péril. Pour la tradition européenne, civil renvoie, entre autres, aux philosophes Antonio Gramsci et à Georg Hegel, qui établit une distinction entre famille, société civile et État.

En déplaçant civil vers civique ou citoyenneté aujourd’hui, je pose pour ma part la thèse que le sens de la désobéissance civique tient dans la défense, la création, l’extension de la démocratie radicale, qui ne se réduit ni à la révolte de la société civile, ni à un régime de gouvernement. La démocratie ne se limite pas à opposer la société civile à l’État, le peuple aux parlementaires. La politique a existé avant l’État. Les droits ne sont pas octroyés par l’État, mais conquis. Le fameux discours de Periclès en Grèce ancienne, un des grands textes de la tradition politique gréco-occidentale, nous l’apprend.

La désobéissance civique est collective et démocratique, quand, sans user de la violence, elle revendique l’application des droits, dénonce les lacunes, appelle à la création de nouveaux droits. Dans le langage, les concepts, on la retrouve sur le même terrain que la résistance,[7] l’insurrection, la guerre civile,[8] mais elle vise des réformes, pas la révolution, précise Hannah Arendt.

Les expériences et recherches sur l’invention démocratique montrent le désir d’autonomie, l’ambivalence devant la peur des masses, les questions brûlantes de l’hubris (l’autolimitation), des responsabilités et de la tentation autoritaire toujours présente. L’expérience démocratique implique, pour les individus et les sociétés, d’assumer le vertige de la non transcendance, du chaos, de la violence, de l’hétérogénéité, de l’indétermination de toute société, et aussi le conflit, l’imprévisible, le tragique, le poids de la justice, de l’hospitalité, de la liberté politique.

Dans un tel cadre, loin d’être obsolète, anachronique, apolitique ou antipolitique, réduite à une question de conscience morale individuelle, humanitaire,[9] ou encore à une pratique de funambule populiste, la désobéissance civique revient comme un phare dans les moments de fractures historiques. Elle est aussi vieille que le monde (Antigone). Dans la modernité, elle a été réinventée pour dénoncer les luttes d’esclaves, d’indépendance (Amériques), de décolonisation, l’opposition à la guerre, les destructions du capitalisme, etc.

Conflit, violence et civilité citoyenne

Le conflit, qui se distingue de la guerre, est constitutif de la vie démocratique. Son détournement par la manipulation et le mensonge politiques, la fuite devant les responsabilités, la haine appelant la haine rompt le lien qui définit la politique en tant que révolution démocratique permanente (Rosa Luxemburg) ou démocratie insurrectionnelle (Étienne Balibar).[10]

Le tyran est seul, armé ; les démocrates sont riches de la parole, du conflit, dans la pluralité, dont la désobéissance civique est une modalité. Pour parler comme Machiavel, il y a tumulte entre les grands et les peuples, avec un choix ou un basculement dans la violence illimitée, destructrice, quand le pouvoir se durcit, qu’il est sourd au respect de l’Autre, aux revendications légitimes.

Mais la colère peut induire des confusions. La violence allant aux extrêmes, qui caractérise le capitalisme contemporain, est un seuil qui fait exploser les passions. Elle en appelle au concept de civilité citoyenne quand elle devient imprévisible, de l’ordre de la destruction et même de l’extermination.[11] La difficulté change alors non pas d’échelle, mais de registre de « civilisation ». La politique devient tragique.

L’acte politique de désobéir engage des individus (corps, imaginaire, pensée, jugement) dans une action collective publique face au pouvoir de l’État, des multinationales, en l’absence d’une constitution et d’un cadre mondial, régional, local pouvant contenir la violence, la vie politique. Elle peut être légitime sans être légale, tout en bousculant les catégories de l’État, du droit, de la politique, de la philosophie. La désobéissance civique, refus de la toute-puissance destructrice, peut être une forme de lutte de civilité citoyenne contre l’oubli, la régression démocratique.[12]

La démocratie protège quand on la réveille… en désobéissant civiquement ! C’est à chaque fois une création socio-historique risquée. Les urgences multiples autour du climat, les transformations des rapports de classe, sexe, race, les seuils d’urgence montrent l’ampleur des défis. 

 [1] La guerre aux exilés en fuite se structure. D’ici à 2027, le personnel de Frontex passera de 700 à 10'000 fonctionnaires.
[2] Marie-Claire Caloz-Tschopp, L’évidence de l’asile. Essai de philosophie dys-topique du mouvement, Paris, L’Harmattan 2016, 238 p.; La liberté politique de se mouvoir. Desexil et création: philosophie du droit de fuite, Paris, Kimé 2019, 500 p.
[3] Sous la direction de Marie-Claire Caloz-Tschopp, Romain Felli, Antoine Chollet, Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci. Actuels, Paris, Kimé 2018, 392 p.
[4] Lisa Bosia Mirra a été condamnée en 2017 à payer 8800 frs + 1000 frs d’amende, mais a fait recours; Annie Lanz a été condamnée après recours à 800 frs d’amende (art. 116 de la Loi sur les étrangers, délit de solidarité). Observons la contradiction ici entre souveraineté étatique «territoriale-nationale» et solidarité. La non clémence a été justifiée parce que le pouvoir de souveraineté et la violence d’État ont été mis en cause au nom de la justice et des droits. En d’autres termes, la solidarité n’est pas réductible à un geste humanitaire: c’est un acte politique s’énonçant par la désobéissance civique.
[5] Nicole-Claude Mathieu, «Quand céder n’est pas consentir», in L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-Femmes 1991.
[6] Cette importante distinction est apportée par Hannah Arendt et Simone Weil quand elles réfléchissent à la guerre.
[7] Cf. Françoise Proust, De la résistance, Paris, Cerf 1997, 188 p.
[8] Cf. notamment Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard 1967, 480 p.
[9] L’urgence humanitaire est indispensable pour sauver des vies. On peut se demander si, après s’être inscrite dans le marché de l’humanitaire avec les guerres depuis Solferino (ampleur des budgets, nouveaux postes), elle n’est pas une des formes de l’idéologie dominante qui atténue la gravité des choix politiques.
[10] Étienne Balibar, Violence et civilité, Paris, Galilée 2010, 416 p.
[11] Idem.
[12] Monique Chemillier-Gendreau, Régression de la démocratie et déchaînement de la violence, Paris, Textuel 2019, 128 p.

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