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lundi, 13 décembre 2021 10:00

L’autre est-il une personne comme moi?

Il fut un temps, assez long à l’échelle humaine, où le «je», si important pour nos contemporains, n’existait pas. Mais sait-on seulement ce qu’il signifie? Personne, individu, sujet, autant de termes qui semblent se confondre. Cette difficulté à saisir la notion de personne et ses déclinaisons ne date pas d’aujourd’hui.

Stève Bobillier est collaborateur scientifique à la Commission de bioéthique de la Conférence des évêques suisses. Historien des idées, spécialiste de philosophie médiévale, il est l’auteur de L’éthique de la personne. Liberté autonomie et conscience dans la pensée de Pierre Jean Olivi (Vrin 2020).

Aussi étonnant que cela puisse paraître, que ce soit dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, la notion d’individu, à savoir le «je», n’existe pas en tant que tel. Durant ces périodes, que la sociologie englobe sous la notion de «sociétés traditionnelles», l’homme se définit au travers de sa relation aux autres. Plus encore, il n’existe que grâce aux liens qu’il tisse avec autrui, au point que le verbe «exister» se dit interesse en latin, c’est-à-dire «être en relation». L’intérêt, au sens premier, est donc le lien qui rend réel la relation entre deux personnes.

Ainsi les sociétés traditionnelles pen­sent avant tout qu’il y a un intérêt (non pas au sens économique, mais au sens de lien profitable) à vivre ensemble: chaque membre de la cité est relié aux autres et existe par eux. Ainsi, lorsqu’on se présente, on donne sa filiation et son rôle dans la cité: Je suis Télémaque, fils d’Ulysse, prince d’Ithaque. On comprend pour­­quoi l’exil est considéré comme une condamnation pire que la mort! Elle est une sorte de mort sociale dans laquelle l’homme n’existe plus, mais garde en mémoire l’appartenance à la cité qu’il a perdue.

Pour le dire de manière succincte, l’ego ne fait pas de sens dans cette conception traditionnelle. Le sujet pensant, source d’émotions et de pensées individuelles, possédant une psyché propre, est à bien y re­gar­der une idée très contemporaine, qui ne s’est réellement développée qu’avec la psychanalyse. Aux antipodes de notre conception européenne actuelle, les sociétés traditionnelles pensent ainsi l’ensemble de la société. L’individu n’y trouve que peu, si ce n’est pas de place.[1]

De l’émergence du sujet…

À la fin du Moyen Âge se développe progressivement une nouvelle con­ception liée à l’émergence de la notion de sujet. Elle permettra l’apparition des sociétés dites «modernes». On attribue généralement ce passage à Descartes, avec son fameux cogito: «Je pense, donc je suis.» Ce que veut signifier le philosophe, c’est que contrairement à ce qu’on croyait jusqu’alors, à l’origine de toute pensée ou croyance, se trouve un «je», un sujet qui se pense premièrement, indépendamment d’autrui.

Il s’agit d’une véritable révolution copernicienne! Descartes affirme que le sujet se découvre en premier et que c’est seulement en un second temps, fort de cette connaissance de soi, que l’homme peut appréhender le monde qui l’entoure. C’est dans cette vision de la société que la notion de sujet (et en partie de personne humaine) se développe.

…à l’hyperindividualisme

Si la sociologie classique n’établit de distinction qu’entre sociétés traditionnelles et modernes, le philoso­phe contemporain Gilles Lipovetsky suppose que depuis quelques décennies notre rapport à autrui s’est encore modifié. Nous vivrions aujour­d’hui dans des sociétés dites hypermodernes, caractérisées par l’émergence d’une hyperindividualité, issue du rapport de concurrence et de performance qui oppose chaque individu à chaque autre. Dans ces sociétés ultralibérales, l’individu se sent surtout exister à travers ses opinions et ces dernières n’ont de relief que si elles s’opposent à d’autres.

Dans les sociétés modernes, le sujet se définissait encore dans son rapport à l’ensemble. Même s’il s’agissait d’un rapport d’opposition, l’homme se sentait appartenir à un tout. Ainsi, lors de la Révolution française le citoyen s’érigeait contre la noblesse, et dans le communisme l’ouvrier se dressait contre le patronat, mais c’était au profit d’un idéal commun. Dans les sociétés hypermodernes, c’est la guerre de tous contre tous -où chacun s’oppose à chacun dans un débat polarisé d’opinions- qui prévaut. Nous nous retrouvons dans cet état de nature décrit par Thomas Hobbes, dans lequel l’homme est un loup pour l’homme.

Cette opposition à l’autre s’est accen­tuée avec les réseaux sociaux dans lesquels l’individu n’existe qu’au tra­vers de son opinion. Plus qu’un rapport d’opposition, l’opinion adverse risque de se voir censurée. Depuis 2018, on voit ainsi apparaître un phénomène appelé Cancel Culture, que l’on peut traduire par culture de l’annulation. Il consiste à dénoncer publiquement des opinions perçues comme problématiques dans le but de les supprimer, d’abord dans l’espace virtuel, puis dans l’espace public.

Cette interdiction de l’opinion opposée représente un grand danger pour le débat démocratique. Depuis Socrate, la solution face à l’opinion erronée n’a jamais été d’empêcher son expression. C’est au contraire le dialogue raisonné, la sensibilisation à une problématique et l’éducation à penser qui permettent la cohésion sociale et la recherche du vrai. Dans le cas contraire, comme l’a bien mon­tré Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme (1951), l’imposition d’une pensée, même majoritaire, risque de déboucher sur une idéologie qui s’impose comme vérité et qui ne permet aucune remise en question.

Le principal problème de la société hypermoderne dans laquelle nous vivons est donc la trop grande importance accordée à l’opinion individuelle, au détriment du dialogue et de la réflexion commune. Cette exagération de l’opinion explique la polarisation de nos sociétés (l’actualité liée à la covid nous en fournit de bons exemples: pro ou anti-vaccin, pour ou contre le pass sanitaire…). Cette division de la société est telle que le simple fait de mettre en question devient suspect: si l’on questionne, c’est qu’on s’oppose, alors que le fait de questionner a seulement pour but d’essayer de sortir de l’opinion et de comprendre.

Individu, sujet ou personne?

Ce rapide panorama entre les divers types de sociétés dressé, essayons de voir ce qu’il nous dit des notions d’individu, de sujet et de personne. Partons de l’individu, la réalité actuellement la plus évidente. Littéralement, ce terme désigne l’entité qu’on ne peut diviser (in-dividere en latin). En un premier sens, l’individu définit l’unité biologique, autrement dit ce qui me sépare des autres, distinction qui ressort avec force dans le rapport d’hyperindividualisme. La pensée existentialiste de Sartre a donné un appui conséquent à cette notion d’individualité, dans laquelle l’homme se comprend comme une unité solitaire, perdue dans le monde qui l’entoure, ayant l’impression d’être «de trop», surtout parce que les autres l’empêchent de se réaliser pleinement.

Si la notion de sujet connaît de nombreuses acceptions, nous pouvons suggérer qu’elle désigne principalement ce qui sous-tend la psyché propre de l’individu. Autrement dit, le sujet est avant tout la conscience d’un soi qui se perçoit comme la source intérieure et unique de tou­tes ses pensées, volitions et actes. Le sujet désigne ainsi littéralement ce qui est en-dessous (sub-jectus en latin), le «je» à l’origine de tout pré­dicat que nous pouvons lui attribuer. Il consiste en l’acte de compréhension de soi, qu’on nomme proprement la conscience de soi.

La personne désigne enfin ce qui est propre à chacun en tant que sujet particulier, mais aussi ce qui est commun à chaque homme. En effet, tous les êtres humains sont des personnes. Bien que désignant un sujet particulier, la notion de personne retrouve ainsi une certaine forme d’universalité. Au contraire de l’individu, qui est ce qui me distingue des autres, la personne désigne ce qui me relie aux autres, à savoir l’humanité commune que je partage avec tout un chacun.

Dignité et relation

Le concept de personne se trouve ainsi dans un juste milieu entre les sociétés traditionnelles dans lesquelles l’individu n’existe pas et les sociétés hypermodernes dans lesquelles il n’y a de relation que d’opposition. Il empêche l’égoïsme de nos sociétés, tout en indiquant l’importance de chacun. Les systèmes totalitaires du XXe siècle ont en effet montré qu’il est également dangereux que l’individu soit noyé dans la masse et se sente superflu. La notion de personne souligne au contraire que tout homme possède une dignité intrinsèque absolue. Telle personne n’a pas plus de valeur que telle autre, car toutes sont essentielles. Aussi, si l’on considère les diverses tentatives de définitions de la personne humaine à travers les siè­cles, il semble que la dignité soit une valeur fondamentale.

Une autre caractéristique spécifique de la personne consiste dans sa portée relationnelle. Celle-ci se lit dès ses premières définitions au Moyen Âge. En effet, il faut rappeler que dans un premier temps la notion de personne désigne les rapports trinitaires. Augustin d’Hippone, dans son De Trinitate, entrevoit l’idée que la personne signifie dans ce contexte une relation entre des substances différentes: le Père n’existe que parce qu’il a un Fils, le Fils parce qu’il a un Père et l’Esprit désigne le rapport de filiation.

C’est seulement dans un second temps, en affirmant que le Christ incarné est vrai Dieu et vrai homme, que le terme de personne sera progressivement appliqué à l’humanité tout entière. Mais ce qui vaut en l’occurrence pour Dieu vaut également pour la personne humaine: celle-ci désigne avant tout un être en relation. Cela dit, pour que la relation soit effective, il faut qu’il y ait une distance. Les personnes trinitaires sont réellement distinctes, le Père n’est pas le Fils, bien qu’ils soient pourtant essentiellement en relation. Il en va de même pour les personnes humaines, comprises comme entité unique, mais en relation à autrui.

Intellect et volonté libre

En plus de cette dignité intrinsèque, de cette unicité et de cette relation, deux autres notions fondamentales se sont progressivement ajoutées à la définition de la personne humaine. Il s’agit de ce que le christianisme con­si­dère comme les deux plus hau­tes facultés de l’âme: l’intellect et la volonté.

Le philosophe Boèce, à l’aube du Moyen Âge, donne une définition de la personne qui marquera l’histoire de la pensée. Selon lui, la personne est «une substance individuelle de nature rationnelle».[2] La formule fait consensus, d’Anselme de Canterbury jusqu’à Thomas d’Aquin au XIIIe siècle: tous les penseurs médiévaux jusque-là affirment que le pro­pre de la personne humaine con­siste en sa rationalité.

Toutefois, à la fin du Moyen Âge, d’autres auteurs comme Bonaventure commencent à supposer que la personne se caractérise dans sa faculté de volonté libre. Un des élèves de Bonaventure, le franciscain Pierre de Jean Olivi, affirme même que la liberté est ce qui nous rend proprement humain: «[Supprimer la volonté] nous enlève ce que nous som­mes en propre, c’est-à-dire notre personnalité, et ne nous donne rien de plus sinon que d’être des bêtes intellectuelles.»[3] La raison serait certes une des facultés supérieures propres à l’homme, mais elle ne suffirait pas à expliquer la nature humaine. La liberté serait tout aussi, si ce n’est plus essentielle à la personne humaine que l’intellect.

La conscience de soi

Une autre caractéristique de la personne humaine va être découverte dans le même temps que la volonté libre et introduite dans sa définition. Ces mêmes auteurs de la fin du XIIIe siècle relèvent que la volonté est capable d’effectuer «un retour sur elle-même», c’est-à-dire de se connaître elle-même en tant que sujet. Ce mouvement réflexif est le propre de la conscience de soi. Bien plus, l’esprit pouvant aussi se retourner sur ses actes pour en juger, le sujet est doué d’une autre forme de conscience: la conscience morale. Ainsi, en plus de la raison et de la volonté libre, la personne humaine consisterait également dans le fait de se comprendre en tant que sujet doué de conscience.

C’est la définition qu’en donne John Locke au XVIIe siècle: «[Le terme personne désigne] un être pensant, intelligent, qui a raison et réflexion et qui peut se regarder soi-même comme soi-même, comme la même chose qui pense en différents temps et lieux; ce qu’il fait uniquement par la conscience (consciousness) qui est inséparable de la pensée, et qui lui est à mon sens essentielle, car il est impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit.»[4] Cette conception de la personne comme sujet conscient de lui-même a profondément influencé les auteurs contemporains, au point que la frontière entre sujet et personne en est devenue floue.

Une fin en soi

La conception de Locke met l’accent sur la conscience de soi, mais a quel­que peu délaissé l’idée de conscience morale. En réaction, Emmanuel Kant distingue dans sa Métaphysique des mœurs la «personnalité psychologique», qui signale la conscience de l’identité propre, de la «personnalité morale». Si ce dernier terme est issu du droit romain pour désigner toute entité possédant des droits, Kant l’utilise pour réintroduire la notion de personne dans une éthi­que: si la personne a des droits, elle a aussi des devoirs envers elle-même et autrui. Kant souligne ainsi que la personne est une fin en soi, qui empêche toute forme d’instrumentalisation, que ce soit d’au­trui ou de soi-même.

«Seul l’homme, considéré comme personne, c’est-à-dire comme sujet d’une raison moralement pratique, est élevé au-dessus de tout prix; car, en tant que tel, il est à estimer non pas simplement comme moyen en vue des fins d’autrui, ni même de ses propres fins, mais comme fin en soi, c’est-à-dire qu’il possède une dignité (une valeur interne absolue), par laquelle il force à son égard le respect de tous les autres êtres mondains rationnels.»[5]

Autrement dit, pour Kant, la personne n’a pas de prix tant elle est digne de respect. Elle devient même le fondement de tout acte moral et l’impératif catégorique le plus essentiel devient ainsi: «Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen.»[6]

Capable et vulnérable

Au XXe siècle, Paul Ricoeur propose à son tour une nouvelle définition de la personne humaine en tant qu’«homme capable». Pour lui, ce qui nous rend humains ce sont nos capacités, celle d’entreprendre et d’agir, de se raconter, de pardonner, d’imaginer, etc. Mais cette idée de capabilité en implique une autre, plus essentielle encore: notre vulnérabilité intrinsèque. Car si nous som­mes capables, nous sommes également capables d’échouer, et c’est cela aussi qui nous définit en tant qu’homme. «L’individu se désigne comme homme capable –non sans qu’il faille ajouter… et souffrant, pour souligner la vulnérabilité de la condition humaine»,[7] dit Ricoeur.

L’enfant naît vulnérable, l’adolescence est une période de vulnérabilité qui permet de devenir adulte, l’amoureux est vulnérable dans la relation amoureuse, le malade ou la personne âgée est vulnérable… La vulnérabilité est commune à tous, parce qu’elle est essentielle à la personne humaine. Par conséquent, elle peut être positive, si elle nous fait comprendre que nous sommes des êtres de limites, et donc capable de dépassement. Ce sont nos finitudes qui nous rendent humain.

Ricoeur souligne alors l’importance de la relation. Cette vulnérabilité intrinsèque ne peut être affrontée qu’avec l’aide d’autrui. L’enfant a besoin de ses parents, l’adolescent de ses proches, l’amoureux de son aimée, le malade de son soignant. Ainsi, l’acceptation de cette finitude et du besoin d’autrui ont toujours été, pour la philosophie comme pour la religion, une part importante de la réalisation de soi.

L’incommunicabilité de la personne

Au fil de ce rapide parcours dans le temps autour de la personne, nous voyons se détacher ainsi deux principaux courants de pensée: un premier (Boèce, Anselme, Thomas d’Aquin et Locke) considère plutôt la rationalité et la conscience de soi comme les fondements essentiels de la personne; un second (Augustin, Bonaventure, Kant et Ricoeur) met l’accent sur la liberté et sur l’aspect relationnel de la personne.

Si l’on tente toutefois de s’approcher d’une définition commune, l’his­­toire de la pensée nous indiquerait que la personne tend à être une entité à la fois spécifique à un sujet, donc uni­que, et en relation à tout un chacun, qu’elle est capable de raison, de volonté libre, de con­science de soi et de conscience morale, qu’elle est vulnérable et qu’elle est d’une dignité abso­lue et intrinsèque. Une réalité, somme toute, qui ne se laisse pas cadrer par des limites strictes… Comme l’a fait remarquer Lévinas, puisque la personne est propre à chacun et qu’elle est avant tout une rencontre avec une altérité, pour cha­cun de nous, la personne de l’autre se révèle à chaque fois tout autre.

Face à cette incapacité à cerner les contours précis de la personne, les auteurs médiévaux ont une formule: ils affirment que la personne est incommunicable. Elle désigne en ce sens un mode d’existence irréductible à tout autre, strictement approprié à soi, mais pour autant universel à chacun. La formule de Montaigne, lorsqu’il tente d’expliquer son amitié profonde au lendemain de la mort de La Boétie, est peut-être appropriée pour saisir cette insaisissabilité de la personne de l’autre: «parce que c’était lui, parce que c’était moi». 

[1] La Chine d’aujourd’hui connaît encore en partie cette conception dans laquelle la société prime sur l’individu.
[2] Boèce, Courts traités de théologie, Contre Eutychès et Nestor, chap. 3, trad. H. Merle, Paris, Cerf 1991, p. 59.
[3] Pierre de Jean Olivi, Summa, q. LVII, trad. S. Piron, «L’expérience subjective selon Pierre de Jean Olivi», in O. Boulnois (éd.), Généalogies du sujet. De saint Anselme à Malebranche, Paris, Vrin 2007, p. 49.
[4] John Locke, Essai sur l’entendement humain, I, c. 27, 9, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin 2001, pp. 521-522.
[5] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, VI, in Gesammelte Schriften, Königlich Preussiche Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1902, rééd. Berlin, Walter de Gruyter 1968, p. 435.
[6] Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs, trad. Alain Renaut, Paris, Garnier Flammarion 2018, p. 108.
[7] Paul Ricoeur, «Capacités personnelles et reconnaissance mutuelle», in Anthropologie philosophique. Écrits et conférences, Paris, Seuil 2014, pp. 445-456.

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