«Je doute que le train arrivera à l’heure» et «je crois qu’il arrivera en retard – ou en avance», c’est le même état d’esprit. Se comprend alors le titre d’un livre récent Ne m’ôtez pas d’un doute.[1] «L’irritation du doute est le seul mobile qui nous fasse lutter pour arriver à la croyance», prétend Charles-Sanders Peirce.[2] Le doute stimule l’esprit, ajoute-t-il. De fait, la croyance qui n’est pas travaillée par le doute reste une idée stérile, celle de l’idéologie, de la technocratie ou de la superstition. En absence de doute, le croyant est figé dans une idée fixe, selon le mot de Jacques Prévert: «C’était un homme, il suivait son idée, c’était une idée fixe et il s’étonnait de ne pas avancer.»
Schémas unidimensionnels
Lorsqu’une croyance est une idée fixe, les scientifiques l’appellent idéologie. L’idéologie est le primat de l’idée sur le réel; l’idéologue cherche à faire entrer le réel dans l’idée qu’il en a, au grand dam de la vérité. Aussi utile soit-elle pour l’action, l’idéologie n’en est pas moins un obstacle pour qui veut avancer.
Dans le domaine de la gouvernance, la croyance figée en idée fixe se nomme technocratie. Son fonctionnement est bien résumé par une incise de Søren Kierkegaard: «Tout homme qui a une idée fixe ne joue en virtuose que d’une seule corde»,[3] une façon de dire que la technocratie enferme le gouvernement dans une logique unidimensionnelle. Le technocrate oublie les conditions psychosociologiques, culturelles, religieuses et politiques de son programme d’action. Ainsi ce haut fonctionnaire international de l’OCDE qui, dans les années 70, prétendait devant moi que «le problème de la faim dans le monde est résolu» parce que nous connaissons et maîtrisons les technologies qui permettraient de nourrir les onze milliards d’êtres humains attendus sur la planète à l’horizon de l’année 2100.
Il en va de même dans le champ de l’éthique. «J’en réponds», dit le responsable qui imagine avoir en mains toutes les clés du problème. Un psychanalyste a pu ainsi définir cette attitude: «Responsabilité: syndrome non encore répertorié dans la nomenclature des troubles psychiatriques; le sujet s’y installe dans un ‹désormais tout est là› et un ‹tout est sûr› et a tendance à résoudre les problèmes par le biais de la seule logique discursive, avec des mots.»
Dans le champ religieux, la croyance vécue comme une idée fixe se nomme superstition. Le superstitieux ignore l’altérité de Dieu et du prochain; il prétend pouvoir, par des paroles ou par des rites, en répétant des dogmes, par des jugements a priori concernant les autres, en récitant des prières, par une application stricte de textes réglementaires, voire par des efforts de moralité, influencer, voire neutraliser, les puissances supérieures. En quelque sorte mettre Dieu à son service. Que lui manque-t-il? Rien, sinon ce travail du doute qui lui ferait discerner l’expérience personnelle de Dieu au-delà de ce qu’il croit savoir ou qu’il en a ressenti.
L’appui de l’expérience
En revanche, travaillées par le doute, la croyance ne se cache pas derrière des mots ou des sensations immédiates, l’idéologie qui bloquait la recherche scientifique devient l’hypothèse, la technocratie unidimensionnelle devient un projet (qui connote un problème) et la superstition devient la foi, qui connote confiance et risque de s’en remettre à autrui.
La croyance est un « savoir faible » pétri de mythes, de pensées confuses, de superstitions, où l’on cherche des assurances et des garanties contre l’incertitude. Savoir faible, donc, qu’il convient de renforcer en le confrontant à une expérience : extérieure et renouvelable dans le domaine de la science, intérieure dans les autres domaines, esthétique, éthique et religieux.
Quand elle est intérieure, cette expérience est ressentie par l’intuition. À la manière de Bergson, «nous appelons ici l’intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable». Cette expérience est propre à chaque individu, rarement reproductible à l’identique, même par celui ou celle qui l’éprouve. Elle est vulnérable et toujours contestable par qui ne l’a pas vécue. Ainsi de l’expérience décrite dans les années 1920 par Romain Rolland, dans les lettres qu’il échangea avec le fondateur de la psychanalyse Sigmund Freud.
Là où Romain Rolland décrit les données de son expérience intérieure, «quelque chose d’illimité, d’infini, en un mot d’océanique», le docteur viennois ne voit qu’une production psychique, fruit de la combinaison d’un imaginaire et d’un élément affectif. N’importe quel médecin positiviste récuserait d’ailleurs le qualificatif de «spirituelle» pour cette expérience et n’y verrait qu’un simple phénomène psychosomatique. Tout matérialiste mettrait en doute, de la même manière, la dimension spirituelle de ce sentiment océanique, y compris celui décrit par André Comte-Sponville dans son livre L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu.
La foi en l’altérité
Certains gouvernements ne savent pas trop quoi faire avec la religion et souhaiteraient secrètement la voir disparaître, d’abord de l’espace public, puis des mentalités - au nom de l’hygiène mentale, pense le matérialisme occidental. Cet avenir sans croyance étant supposé réalisé, il n’aurait pas que des avantages, du moins pour l’authenticité des relations humaines, qui supposent l’altérité. Sans altérité, pas de relation!
Qui pourrait prouver par expérience généralisable (critère de science) que l’autre n’est pas simplement la projection de mon imaginaire, de ma sensibilité et le reflet de la culture ambiante? Plus encore, sans altérité, la conscience de soi (le «je» qui occupe toutes mes pensées) n’est plus davantage assurée. Force serait de constater simplement que «ça doute en moi», qu’«une décision s’est prise en moi», que «l’univers m’utilise pour se faire parole». Que devient alors le respect d’autrui si autrui n’existe pas, n’étant que le prolongement mental de moi-même ou des lois de la nature? Sans parler de l’amour.
Refusant ces abîmes où tout se noie, le vocabulaire religieux du croyant parle ici de foi ; une foi qui suppose la croyance que l’autre existe, que j’existe, sans que ce soit simplement «l’effet d’un système» aux limites inconnues. Bref, la foi est une croyance en toi, en moi ou en Dieu (pour les chrétiens, les trois vont ensemble), croyance nécessairement et perpétuellement travaillée par le doute - sinon il n’y a pas d’altérité ni de relations.
En absence du doute qui la travaille, la croyance est séductrice. À la manière du héros mis en roman par Kierkegaard, le séducteur sature l’imagination et les sentiments; il interdit toute relation et enferme le sujet dans une présence à soi-même et une affirmation de soi sans altérité. En revanche, de la croyance travaillée par le doute émerge la conscience, qui ne tombe pas du ciel mais des relations, douteuses par essence, des expériences, plus ou moins concluantes, de l’exemplarité, plus ou moins édifiante, des parents, des proches ou des maîtres, du milieu de vie plus ou moins anesthésiant ou provocateur.
Pour se désaliéner
Lorsque l’autorité ecclésiale ou étatique qui sollicite la croyance s’appuie trop visiblement sur le pouvoir de l’organisation hiérarchique (c’est le propre du cléricalisme), il provoque un rejet qui s’exprime d’abord par le doute. Lorsque l’autorité charismatique d’un individu n’est pas cadrée par des objectifs précis, des moyens proportionnés et un partage des risques, elle conduit vers des dérives et provoque -toujours trop tard- le doute dans l’esprit des victimes. Entre l’autorité fondée sur le pouvoir et l’autorité fondée sur le charisme joue toute une série de pouvoirs mêlés d’autorité, dont l’enchevêtrement provoque le doute.
Selon le mot de Nietzsche, ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. La certitude partage cet effet avec ce que le XVIIe siècle nommait les passions. Dans la tradition occidentale, les passions ont emprunté le vocabulaire de saint Augustin, la libido sentiendi (la concupiscence, le plaisir des sens), la libido dominendi (la volonté de puissance), la libido sciendi (l’appétit de savoir) et toutes les libidos croisées qui en découlent (le plaisir d’apprendre, le sentiment de dominer par le savoir, etc.). Toutes ces libidos ont en commun de fixer et d’enfermer le croyant dans l’immédiat de son ressenti, une suffisance dont le doute le libère en lui permettant de découvrir perpétuellement que «ce n’est pas encore ça».
Aussi dangereuses soient-elles, libidos et certitudes restent néanmoins le véritable moteur de la recherche, c’est-à-dire de la vie. On cherche pour le plaisir de savoir, pour la sensation de dominer, pour le confort ressenti de la sécurité, etc. Mais cela devient impossible si l’on a l’illusion d’être arrivé, illusion que détruit le doute raisonnable. Car la raison détruit la suffisance des certitudes humaines et des passions, les relativise pour rechercher, comme disait Levinas, l’infini de Dieu dans le visage d’autrui.
Un jeu d'équilibriste
Comme les deux jambes, le couple croyance-doute permet d’avancer à la manière de la marche à pied, dont les ergonomes nous disent que c’est une chute perpétuellement amortie. Si l’on n’accepte pas le risque de tomber en avant -c’est le rôle du doute-, on ne peut pas avancer. Et on ne peut avancer qu’en une chute entre deux croyances, celle sur laquelle on s’appuie et qu’on quitte pour une autre… qui n’est souvent que la première mieux formulée. Comme une béquille, la croyance amortit la chute et le doute relance la croyance un peu plus loin, toujours plus loin...
[1] Michel Sauquet, Ne m’ôtez pas d’un doute. Vivre l’incertain, Paris, Salvator 2021, 192 p.
[2] Charles-Sanders Peirce, Comment se fixe la croyance, conférence de 1878.
[3] Søren Kierkegaard, 1843, Ou bien… ou bien, « Les premières amours ».
[4] Jacques Sédat, «De la répétition», in Christus, n° 77, Paris, janvier 1973, p. 113.
[5] Projet et problème sont un même mot signifiant projeter [jeter en avant]: l’un d’origine latine pro-jectus a donné projet, le second d’origine grecque pro-balein a donné problème.
[6] Henri Bergson, «Introduction à la métaphysique», in Revue de métaphysique et de morale, 1903. Repris dans La pensée et le mouvant, Paris, PUF 1933, p. 181. Pour Bergson, ressentir une «intuition» de la réalité signifie avoir «une sympathie spirituelle avec ce qu’elle a de plus intérieur» (id., p. 226).
[7] André Comte Sponville, L’Esprit de l'athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Albin Michel 2006, 220 p.