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lundi, 28 mars 2022 07:29

La technocratie n’a pas de patrie

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Les Infiltres, de Matthieu Aron et Caroline Michel-AguirreComme souvent, les scandales politiques ou sociaux sont révélés par des enquêtes de presse (Panama Papers) ou des livres (Orpea pour les EMS en France), ou par les deux (Cabinet de Conseil Mc Kinsey et autres en France). Le minutage de ces révélations médiatiques apparaît souvent -en dépit des vigoureuses dénégations- comme étant particulièrement bien ajusté sur l’agenda politique. Ainsi de l’affaire Fillon lors de l’avant-dernière campagne présidentielle française de 2017. Celle qui vient de se terminer ne fait pas exception. En mars 2022, juste avant les élections pour le nouveau quinquennat, est paru un livre mettant au jour, chiffres à l’appui, le coût des services sollicités par l’État français auprès d’officines privées et auxquels le chef de l’État aurait pu être lié. Mais y a-t-il vraiment là matière à scandale?

Le livre de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Les infiltrés. Comment les cabinets de Conseil ont pris le contrôle de l’État (Allard éditions, 2022), est le prolongement de «révélations» publiées en automne 2021 dans les colonnes du Canard enchaîné. Le Sénat français a mené une enquête. Au bout de quatre mois d’investigation, la Commission d’enquête a déposé ses conclusions le 17 mars dernier.

S’appuyant sur l’ouvrage de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, un journaliste du quotidien romand Le Courrier en a fait ses choux gras dans un article publié le 28 mars 2022. Il étale quelques exemples typiques d'intervention en France de ces grands cabinets de conseils, depuis la gestion du passe-sanitaire lors la pandémie jusqu’à la réforme de l’aide au logement avec réduction de l’allocation mensuelle de 5 euros (l’État français a dépensé près de 4 millions d’euros pour trouver cette brillante idée, à raison de plus de 3300 euros la journée par consultant!), en passant par la réforme avortée des retraites et l’organisation de colloques finalement annulés. Le chroniqueur du Courrier cible «un gouvernement livré aux intérêts et à la logique de la gestion privée».

Une opération blanche

Cerise sur le gâteau, est rapproché le montant des dépenses affectées à ces Services privés et les économies que certains d’entre eux ont proposées moyennant une réduction des dépenses publiques: «Hasard des chiffres, le milliard d’euros d’argent public [montant équivalent au budget du ministère de la Culture] octroyé en 2021 aux cabinets de conseil équivaut au montant d’un plan visant à couper dans les dépenses budgétaires d’ici 2022. Présenté au gouvernement en décembre 2019, ce plan fut concocté par... les cabinets [privés].»

Il appert des conclusions de l’enquête de la commission sénatoriale que cet appel à des Cabinets privés pour préparer ou résoudre les questions techniques que l’État affronte au quotidien est un «phénomène tentaculaire». Les sommes versées ont plus que triplé depuis le début du quinquennat, passant de 279 millions d’euros durant l’année 2018 à 894 millions en 2021. Ce fonctionnement «affaiblit l’État et s’apparente à un abandon de souveraineté» pour des résultats souvent discutable.

Une politique de prix de transferts légale ou abusive?

Le président Macron en exercice a été attaqué sur ses liens supposés incestueux avec la société de conseil McKinsey, qui a remporté plusieurs appels d’offre lancés par l’Administration publique française. Cette société est actuellement sous la loupe du fisc français pour une politique de prix de transferts, pratique légale mais qui pourrait être abusive. Comme toutes les sociétés multinationales, cette société domiciliée depuis 2004 dans le paradis fiscal du Delaware aux États-Unis fait payer cher (trop cher? - là est la question examinée par le fisc) ses services aux filiales situées à l’étranger où les impôts sont élevés. Ces services sont des travaux d’experts résidant à l’étranger, des utilisations de logiciels ou d’un savoir-faire difficilement évaluable objectivement, et même l’usage de l’enseigne (au nom de l’image de marque).

Cette pratique légale des prix de transferts est souvent difficile à contrôler lorsque les services rendus sont très spécifiques; elle conduit en pratique à minorer les impôts pesant sur l’entreprise multinationale. Le rapport sénatorial assure que le prestigieux cabinet est un «exemple caricatural d'optimisation fiscale» qui, pendant dix ans, malgré ses 600 employés en France et des millions de chiffre d’affaires, n’a pas payé d’impôt en France. C’est légal, sauf à démontrer un usage abusif des prix de transferts.

Le candidat Macron se défend de couvrir de telles pratiques, pour peu qu’il soit démontré qu’elles sont abusives. Il rappelle par ailleurs que tous les services demandés à des Cabinets de conseil privés par l’Administration française le furent sur appel d’offre, conformément aux règlementations en vigueur. «S'il y a des preuves de manipulation, que ça aille au pénal» (entendez: on ne peut rien prouver de contraire à la loi actuellement en vigueur), a-t-il lancé le dimanche 27 mars pour répondre à ces accusations (cf. l'émission Dimanche en politique sur France 3).

Sur ce point, je veux bien le croire. D’autant plus que, sauf enrichissement personnel avéré, un gouvernement a bien autres moyens de trahir l’esprit démocratique tout en respectant la loi. C’est une question de «justice légale» comme disaient les théologiens du Moyen-Âge pour désigner les devoirs de chacun (payer ses impôts) envers la collectivité où il travaille.

Comment contourner la démocratie

Dans une société monétarisée comme la nôtre, le plus massif et le plus efficace de ces moyens de détourner l’esprit démocratique consiste à faire appel aux marchés financiers et aux banques -fussent-elles privées. Sans remonter à Philippe le Bel, on se souvient que Bismarck, cherchant à faire l’unité des États allemands, finança la campagne militaire (victorieuse) contre l’Autriche en faisant appel aux banquiers privés, alors que la Chambre lui avait refusé les crédits qu’il demandait. La finance permet à l’impôt impopulaire de se cacher derrière le service de la dette.

L'appel aux instances privées (dont la finance au premier chef) sert donc au gouvernement à contourner les obstacles politiques et administratifs, quitte à laisser les générations futures payer la note et profiter des avantages ainsi obtenus en bordure de la loi. Le «quoi qu’il en coûte» est dans tous les esprits, tout comme les «chemins de fer d’intérêt électoraux» sous la Troisième République française.

Bureaucratie ne va pas avec réactivité

C’est justement sur ce point que je serais tenté de porter un jugement moins sévère que celui du Sénat français dans son rapport du 17 mars dernier. La remarque a souvent été faite à propos des Conseils créés ad hoc pour répondre à des situations imprévues: «L’Administration ne nourrit-elle pas suffisamment de compétences pour ne pas avoir à s’adresser à des officines privées?» Avec cette réponse: «Si ce n’est pas le cas, ce manque de compétence administrative signale alors, au mieux, une incurie, au pire une corruption, dans tous les cas un gaspillage d’argent public.»

En fait, il n’y a souvent ni incompétence ni corruption: il y a seulement une logique bureaucratique de stabilité. Le revers de la médaille en est l’inflation des contrôles et la lourdeur des réactions. Bref, les adaptations beaucoup trop lentes interdisent de répondre comme il faut aux événement imprévus.

Je ne suis pas naïf au point d’ignorer les avantages que procurent aux serviteurs de l’État la routine, la sécurité du statut et tous ces petits accommodements qui donnent l’impression aux assujettis que l’Administration met le public à son service et que les nouvelles procédures ont souvent pour but le confort des fonctionnaires. Mais force est de reconnaître que la machine bureaucratique est inapte, par nature, à répondre aux événements émergents. Cela ne justifie évidemment pas l’appel systématique à la logique du marché, qui n’est pas celle de l’intérêt général, n’en déplaise au Père de l’économie classique libérale Adam Smith.

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