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jeudi, 01 septembre 2016 16:29

Á l’image des hommes. Père et mère

Le passage de l’invention par les humains de dieux sexués, à la révélation, par Yahvé lui-même, d’un Dieu unique, à la fois père et mère, s’est fait dans la Bible sur plusieurs siècles. Pour déboucher, dans le Nouveau Testament, à l'expérience révolutionnaire de la fraternité.

Quelque chose a toujours poussé l’être humain à dire dieu. Très tôt et en divers lieux, les hommes ont tenté d’exprimer une relation avec une réalité autre, qui dépasse la condition humaine et souvent la surplombe, une réalité qui leur fait peur ou les fascine et qu’ils cherchent à rendre favorable. L’idée du divin accompagne les pas de l’humanité. Ce divin, l’homme y projette volontiers sa propre image, ennoblie, amplifiée, douée de la puissance qu’il rêve de posséder. Au VIe siècle av. J.-C., le philosophe grec Xénophane déclarait déjà : «Si les bœufs ou les lions avaient des mains, s’ils savaient dessiner, les bœufs feraient des dieux semblables aux bœufs, les chevaux des dieux semblables aux chevaux.»[1] En langage biblique, cela se dit autrement : l’homme a fait Dieu à son image. À l’image plutôt de ses fantasmes et de ses aspirations, de son exigence de justice et de son besoin de protection.

Vers le Dieu unique

Nous avons trop vite et trop facilement lissé le texte biblique en décrétant que la religion d’Israël était un monothéisme éthique. En fait, le panthéon biblique est beaucoup plus varié qu’on ne le croit. L’affirmation de l’unicité de Dieu s’est lentement frayée un chemin à travers l’histoire de l’ancien Israël. Aujourd’hui certains exégètes suivent à la trace «la grande histoire du Dieu de la Bible».
Thomas Römer écrit : «Le passé polythéiste d’Israël n’est pas gommé [...] Les rédacteurs sacerdotaux l’assument, en laissant entendre qu’en réalité c’est le même dieu qui se révèle par étapes, depuis la création.»[2] La divinité est largement associée aux forces de la nature : El est le dieu du ciel, Yahvé celui de l’orage, puis du soleil ; enfin ce sont souvent des images humaines qui apparaissent : le psaume 19 témoigne d’un Yahvé dieu solaire qui, «tel un époux», sort de sa chambre et s’élance en conquérant joyeux.
Un époux ? De fait, dans les cultures environnantes et jusqu’en Israël, le dieu de la nature, le seigneur Baal, est généralement associé à une divinité féminine. La grande déesse de la nature prend des noms divers suivant les pays : Astarté, Ishtar, Ashéra. Les Ashéras, poteaux sacrés dont les auteurs bibliques dénoncent avec vigueur le culte, sont en fait des divinités féminines. Et nous avons encore au VIIIe siècle av. J.-C., l’attestation en Israël d’une association de Yahvé avec sa parèdre (divinité associée) Ashéra.
En même temps, un travail de purification de l’image de Dieu se poursuit en Israël au fil des siècles. Toute la prédication prophétique tend à distinguer le Dieu unique des idoles qui ne sont que des projections des désirs humains et qui sont «fabriquées de main d’homme». Dieu est tout autre que ces représentations imaginaires que les Israélites, comme tous les peuples de la terre, se forgent pour s’en protéger ou se les concilier. Non seulement le Dieu d’Israël n’est pas une invention de l’esprit humain, mais c’est lui-même qui vient parler au cœur des prophètes, se révélant à son peuple par leurs bouches. Telle est l’affirmation fondamentale qui fait passer de l’invention des dieux à la révélation divine.
Ce passage culminera avec les oracles du second Isaïe qui affirment l’unicité divine : «Je suis Dieu, et en dehors de moi, rien ; je suis et il n’y en a pas d’autre» (Is 45,6s.). Dieu créateur et sauveur, le Dieu d’Israël se dégage lentement des images du Dieu guerrier, du Dieu solaire, du Dieu du ciel, pour être compris comme celui qui est au-delà de tout, et qui a créé toutes choses.

Second récit de la Genèse, la Sainte Chapelle (Paris) - © P. Deliss / GODONGDieu Père ?

Dès lors, le langage anthropomorphique est banni, et on comprend que même l’image d’un Dieu père reste extrêmement discrète et comme surveillée dans la Bible. En effet, la désignation de Dieu comme père est fréquente dans les peuples environnants, par exemple dans les textes ougaritiques.[3] Au contraire, on ne compte qu’une vingtaine d’occurrences du mot père attribué à Dieu dans l’Ancien Testament et toujours dans des textes tardifs. De plus, Dieu est à peu près toujours désigné comme père du peuple ou du roi, représentant de la dynastie élue. Les formules utilisées sont des formules d’adoption à valeur juridique : «Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils» (2 S 7,14) ou «L’Éternel m’a dit : ‹ Tu es mon fils ! Je t’ai engendré aujourd’hui» (Ps 2,7 ; 89,7). Il faut d’ailleurs encore distinguer les cas où Dieu est directement invoqué comme père, de ceux où il s’agit d’une comparaison. On peut même parler avec Paul Ricœur de «désignation réticente»,[4] certainement due au fait qu’Israël voulait se distinguer des peuples environnants dont il contestait les divinités.
Cependant une certaine figure paternelle reste prégnante, moins comme une projection du meilleur de la paternité que comme une affirmation forte de l’appartenance du peuple à son Dieu, et de la protection attendue de Dieu pour ses enfants. Une paternité d’alliance d’abord, mais qui, étonnamment, se nuance de motifs où les sentiments sont présents. Ainsi le prophète Osée présente-t-il un Dieu époux qui reprend chez lui la femme infidèle et adultère, puis celle d’un Dieu père qui arrache son fils à l’esclavage, d’un père qui prend l’enfant dans ses bras : «Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils [...] J’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je lui tendais de quoi se nourrir» (Os 11,1 et 11,4). On lit de même chez Jérémie : «Moi je m’étais dit : Oh, comme je voudrais te compter comme fils [...] et je me disais : tu m’appelleras mon père» (Jr 3,19). Un Dieu en quête de l’homme, un Dieu en quête de fils à aimer... 

Dieu mère ?

À la figure paternelle, s’ajoute une autre figure, plus discrète encore, dans laquelle, sans jamais recevoir le titre de mère, Dieu est décrit dans certains textes avec des termes relevant de la maternité.[5] Les termes de la maternité et de la paternité s’entrelacent alors et se corrigent l’un l’autre, et on glisse souvent de la comparaison à la métaphore, de sorte que la désignation reste oblique. C’est le cas dans ces deux textes marquants que sont le livre des Nombres au chapitre 11 et le livre d’Isaïe au chapitre 49.
Moïse se plaint à Dieu de la dureté du peuple, un fardeau que, dit-il, il ne peut plus porter : «Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple ? Est-ce moi qui l’ai enfanté, pour que tu me dises : ‹ Porte-le sur ton sein comme un nourricier qui porte un petit enfant» (Nb 11,11-12). Trois mots ici relèvent de la maternité : concevoir, enfanter, nourricier, mais seul le verbe concevoir se rapporte exclusivement à la mère, à la femme enceinte ; enfanter peut aussi être employé dans le sens d’engendrer et s’appliquer au père ; et nourricier est celui ou celle à qui on confie un jeune enfant qui n’est plus au sein. Il reste qu’au départ la comparaison est uniquement féminine, et que Moïse, en refusant la maternité du peuple, la renvoie clairement à Dieu. Un Dieu mère qui a porté son peuple et a connu les douleurs de l’enfantement !
Les oracles du deuxième Isaïe usent aussi d’images maternelles pour parler de l’action de Dieu. Ainsi ce texte célèbre : «Une femme oublie-t-elle son nourrisson ? de chérir le fils de son ventre ? Même si celle-là t’oubliait, moi je ne t’oublierai pas» (Is 49,15). La référence à l’amour d’une mère est indiscutable, le texte bouleversant dans son évocation familière de l’incroyable tendresse de Dieu pour les hommes !
Enfin, le terme le plus fréquent et certainement le plus connu est celui qui dit la miséricorde et la tendresse de Dieu pour son peuple, et qui revient dans les présentations de Dieu par lui-même : «Je suis le Seigneur, Dieu de tendresse et de miséricorde» (Ex 34,6).[6] L’adjectif tendre (RaHum) vient de RaHaMîm, la matrice, l’organe féminin de la gestation ! Et il faut encore ajouter que ce nom si typiquement féminin de la tendresse/miséricorde de Dieu s’applique aussi au Dieu père : «Comme la tendresse d’un père pour ses enfants, la tendresse du Seigneur pour ceux qui le craignent» (Ps 103,13).
Que signifie ce langage ? Que vise-t-il ? Il s’agit d’abord de refuser fermement une sexuation de la divinité, tellement présente en Mésopotamie chez les Assyriens et les Babyloniens, grands voisins et conquérants d’Israël. Le Dieu d’Israël n’est pas masculin ou féminin, mais les auteurs bibliques sont aux prises avec la grandeur et les limites du langage humain. On ne peut parler de Dieu qu’à partir du langage et des images à disposition dans l’expérience commune de l’humanité, celles de la paternité et de la maternité. Pour autant, ces représentations doivent être aussitôt critiquées, et les auteurs s’y emploient de plusieurs façons.
D’abord en multipliant et en diversifiant les images, puisque Dieu est comparé non seulement au père mais à l’époux de son peuple ; puis en les corrigeant sans cesse les unes par les autres ; enfin en refusant le vocabulaire de la sexualité ou de la fécondité, en gardant essentiellement de Dieu ses attributs amoureux, paternels et maternels tout ensemble. Des attributs et des attitudes que les auteurs de l’Ancien Testament invitent à dépasser. Ainsi le prophète Osée dénonce-t-il d’un mot les images trop humaines qu’il vient d’utiliser. À Dieu qui s’indigne de la perversité du peuple aimé, il fait dire : «Mon cœur est bouleversé, toute ma pitié s’émeut : je n’agirai pas selon ma colère, je ne reviendrai pas pour détruire Ephraïm, car je ne suis pas un homme, mais je suis Dieu» (Os 11,8-9).
Le langage humain ne peut enfermer Dieu, nos images doivent toujours être critiquées, converties, et le livre d’Isaïe martèle avec force l’incomparabilité de Dieu : «À qui comparerez-vous Dieu ? Qui placerez-vous à côté de lui qui lui soit semblable ?» (Is 40,18, et 46,5).

Vers la fraternité

Le Nouveau Testament nous entraîne plus loin dans la possibilité de dire Dieu. Désormais, c’est Jésus qui nous révèle le père, son père, que d’un mot d’une extrême familiarité il appelle Abba. Et c’est Jésus aussi qui nous apprend à prier en disant : «Notre Père». Un père que des paraboles inouïes révèlent, comme celle du «fils prodigue», que l’on devrait appeler la parabole du père fou d’amour !
Le langage humain est comme submergé alors par une nouveauté qu’il ne peut imaginer. Il ne s’agit plus de projeter nos expériences humaines sur l’image de Dieu, fussent-elles décapées et dépassées, mais de recevoir de Dieu une autre expérience, qui vient éclairer et ressourcer nos pauvres relations humaines : «Je fléchis le genou devant le Père, de qui toute paternité tient son nom, au ciel et sur la terre» (Ep 3,14-15).
C’est de Dieu que nous apprenons à être père ou mère. Et c’est Jésus, le fils unique, qui nous «explique» le Père (Jn 1,18). Mais nous ne pouvons apprendre à vivre de cette relation nouvelle que dans un long compagnonnage avec le Fils, un compagnonnage qui nous fait accéder à une nouvelle forme de fraternité.
L’apôtre Paul le dit, le premier, de façon bouleversante : Dieu, le Père qui nous donne tout, «nous a prédestinés à devenir conformes à l’image de son Fils, afin que celui-ci soit le premier-né d’une multitude de frères» (Rm 8,29). Toutes les images de la paternité, de l’accouchement- naissance et de la fraternité sont présentes. Elles prennent une cohérence nouvelle dans l’invitation de tous à une fraternité inouïe, qui nous vient du Premier enfanté à la vie nouvelle selon l’Esprit. Paul, désormais, appellera les chrétiens « frères », et les récits évangéliques le mettront en scène de façon éclatante : «On annonça à Jésus : ‹ Ta mère et tes frères se tiennent dehors ; ils veulent te voir. › Il leur répondit : ‹ Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique» (Lc 8,20-21).

* Roselyne Dupont-Roc commente régulièrement les textes liturgiques du jour dans Prions en Église.

[1] Xénophane, «Fragments 6», in Hermann Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, vol. I, Berlin 1903, pp. 54-67.
[2] Thomas Römer, La Bible, quelles histoires ! Les dernières découvertes, les dernières hypothèses. Entretiens avec Estelle Villeneuve, Paris/Genève, Bayard/Labor et Fides 2014, p. 219.
[3] Langue sémitique parlée et écrite à Ougarit (Syrie) du XVe au XIIe av. J.-C. En Nombres 21,29, les Moabites sont appelés «fils et filles» du dieu Kamosh.
[4] Paul Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Cerf 1969, p. 476.
[5] Pour une analyse exégétique fouillée de la question, on se reportera à Jacques Briend, Dieu dans l’Écriture, Paris, Cerf 1992, pp. 71-90.
[6] Voir de nombreux psaumes : 86,15 ; 103,8 ; 116,6 ; etc.

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