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mardi, 12 mars 2019 15:51

Rencontre sur le bitume avec Michel Simonet

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 Le balayeur à la rose © Michel Simonet

Son livre Une rose et un balai[1] en a surpris plus d’un. Un balayeur qui se dit heureux et qui l’écrit haut et fort, avec humour et poésie, forcément ça interpelle. Marié et père de sept enfants, le Fribourgeois Michel Simonet a opté pour un travail humble, peu rémunéré, mais offrant une plus grande liberté à ses yeux. Un travail assumé dans un esprit évangélique.

Il aurait pu professer comme employé de commerce, son CFC le lui permettait, d’ailleurs il l’a fait quelques temps au sein d’une radio locale fribourgeoise œcuménique. Il aurait pu être aussi agent pastoral de l’Église, comme cela lui fut proposé. Mais Michel Simonet préfère arpenter le pavé de la ville de Fribourg avec son balai. Son grand-père, certes, était déjà cantonnier mais, affirme-t-il, son choix ne découle pas de la lignée familiale. C’est par vocation qu’il a opté pour le métier de balayeur, il y a de ça trente-deux ans, suite à un stage d’été, et il ne l’a jamais regretté.

Issu d’une famille de catholiques pratiquants, le jeune Simonet fait ses classes au Collège Saint-Michel de Fribourg. À 19 ans, en recherche spirituelle et communautaire, il se tourne vers les milieux évangéliques et y rencontre sa future femme. Ensemble, ils fréquentent parallèlement des groupes de jeunes de tendance œcuménique, avant de décider de revenir à leur Église de baptême et surtout d’approfondir leur savoir biblique. Ils suivent alors, en 1984, un parcours de l’École de la foi avec le diacre Noël Aebischer.

Cette quête personnelle se nourrit, chez Michel Simonet, d’un questionnement et d’une soif de connaissance qui remonte à l’enfance. Comment expliquer alors son choix de vie, que d’aucuns verraient comme une «réduction» à l’état de balayeur de rue? Revient en mémoire cette phrase d’Alexander S. Neill: «Je préfèrerai voir sortir de nos écoles d’heureux balayeurs de rue que des savants névrosés.»[2] Mais laissons-lui plutôt la parole.

Michel Simonet: « Si je suis heureux dans mon métier, c’est parce que je fais quelque chose de basique, de répétitif, en plein air et en marchant. Cela me pacifie. Combien de fois, après une mauvaise nuit à cause de soucis, le simple fait de pousser mon chariot, d’entrer dans une dynamique corporelle automatique, m’a fait du bien à l’âme! Tous les travaux monastiques ressemblent à ce mouvement. Mis à part le fait que je suis marié avec une famille nombreuse, je me sens proche de la vocation monastique. Je dis souvent qu’elle m’est venue après le mariage! J’ai été assez marqué par les écrits de Madeleine Delbrêl ou des frères de Charles de Foucauld. Leur côté ‹petits bras› correspond à ma façon d’être. Je suis plutôt timide et réservé. Je n’ai jamais été un meneur. C’est mon côté solitaire, calme, méditatif qui m’a poussé à faire ce travail de balayeur.»

Lucienne Bittar: Vous dites que la routine de votre métier vous apaise. N’est-ce pas contradictoire avec votre désir d’apprendre? N’êtes-vous pas en manque intellectuellement? Ou vous êtes-vous organisé en scindant votre vie en tiroirs : celui du temps du travail et celui du retour à la maison, plus culturel peut-être?

«C’est un peu ça. Le soir, après une journée de travail, je n’ai pas besoin de me délasser. J’ai plutôt envie et besoin d’apprendre, et je lis beaucoup, de la théologie, de la philosophie. De l’histoire surtout! C’est une discipline qui ouvre à tout, à la politique, la géographie, la religion, la culture. Alors, c’est vrai, je ne suis pas un manuel, mais le métier de balayeur, contrairement à ce que l’on imagine, peut très bien convenir à un intellectuel, car il est plutôt simple sur le plan technique et laisse le temps de penser.

»En même temps, on ne peut pas être heureux dans la cogitation permanente avec soi-même ! Seul, on est mort. J’ai donc besoin d’avoir des gens à côté de moi, même si je ne ressens pas la nécessité d’établir des liens serrés avec eux. Mon travail m’offre pleinement cette opportunité. Il me permet d’entrer dans le monde des autres, tout en gardant mon monde à moi. Je me nourris des petits contacts glanés dans la rue. Je suis aussi content d’être avec mes collègues. J’ai de beaux échanges avec eux. On a les mêmes problèmes, les mêmes soucis. On parle du travail, et le travail, moi, ça me passionne!»

Entre Marthe et Marie (Luc 10,38-42), vous choisissez qui?

«Les deux! Je ne peux pas faire comme les carmes et rester tranquille longtemps dans la contemplation. J’ai besoin de bouger et je ne cherche pas des méthodes de méditation autres que celle du mouvement physique répétitif. Maurice Chappaz disait que marcher et méditer, c’est la même chose. J’ai besoin de ce mouvement physique qui ne demande pas d’attention et qui rythme ma pensée.»

Votre métier finalement est une balade permanente, qui permet de suivre le rythme des saisons, de la vie.

«Oui, il y a de ça. C’est un mélange de pensée libérée et d’observation, d’attention aux choses. Il faut vider les poubelles, ramasser ce qui traîne. Cela vient naturellement. Beaucoup de métiers à l’ancienne offraient cela. Mais aujourd’hui, c’est l’un des derniers qui permet de le faire, avec peut-être celui de paysan.»

Beaucoup de gens se plaignent d’avoir un travail abrutissant ou qui manque de sens à leurs yeux. Vous racontez dans votre livre comment un petit garçon un jour a demandé à son père, en vous regardant: «Il fait quoi le Monsieur idiot?» Vous y répondez par une réflexion autour de la racine grecque du mot idios, «particulier», ce qui m’a fait penser à L’idiot de Dostoïevski. Vous sentez-vous à part?

«J’ai presque tout lu de Dostoïevski! Dans L’idiot, il a voulu montrer quelqu’un de pur, de désintéressé, de simple et totalement ouvert. Quelqu’un qui est ‹autre›, selon les critères de la société. La remarque du petit garçon à mon égard et la gêne du papa m’ont interpellé. Même au sein du monde ouvrier, les balayeurs sont vus comme ‹spéciaux›. Nous sommes mal considérés par rapport aux menuisiers, aux électriciens, des métiers qui demandent des études.

»Quand j’ai commencé ce travail dans les années 80, presque tous mes collègues étaient sans formation. C’étaient des personnages hauts en couleur! On peut même dire que le choix pour certains oscillait entre être balayeur ou clochard. C’était comme une extension du service social de la Ville de Fribourg, avec les problèmes qui s’y rattachaient, de consommation d’alcool ou autre. Mais le métier a changé. La moitié des balayeurs aujourd’hui ont une formation et les anciens ne tiendraient peut-être même pas un mois à cause des normes, du rythme et de la surveillance beaucoup plus serrés. Avant, la gestion des déchets offrait un espace de travail pour les personnes border line, mais ce temps est fini et c’est dommage. Évidemment, il faut une certaine organisation et rentabilité pour faire tenir un groupe, et il y a une pression du secteur privé sur le secteur public. Mais j’espère toutefois qu’on reviendra en arrière.»

Votre parcours montre que vous n’êtes pas un carriériste. Pour vous l’humilité est-elle une vertu? De nombreux jeunes se refusent à faire certains métiers considérés comme dévalorisants ou trop mal payés. Les comprenez-vous?

«On ne peut pas vivre sans ambition, sans projet. Et les jeunes ont droit aux leurs. Ma chance, c’est que je suis assez vite content et surtout que je ne me lasse pas de ce qui me satisfait. Je ne ressens pas le besoin de passer à autre chose. Au contraire, j’aime durer dans les choses. Mon métier et mon tempérament se conjuguent donc à merveille.

»Sur le plan horizontal, j’éprouve du plaisir, de la gratification à laisser le secteur de la ville dont je suis responsable propre derrière moi, à savoir que je vais contenter les gens qui y vivent et les passants. C’est la dimension du service public qui m’anime. Mais mon choix a aussi une dimension spirituelle, verticale, encore plus valorisante. Je le vois comme un témoignage de l’incarnation du Christ, une participation au projet divin pour le monde entier. En balayant la rue, je ressens que je collabore au salut du monde.» 

 [1]  Michel Simonet, Une rose et un balai, Fribourg, Faim de siècle 2015, 134 p.
[2] Alexander Sutherland Neill, Libres enfants de Summerhill, Paris, La découverte 2004, pp. 24-25.

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