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mardi, 12 mars 2019 16:08

Les syndicats à l’ère du numérique

Manifestation des services publics à Genève (2004) © Jean-Jacques Kissling - jjkphoto.ch        Luc Cortebeeck est membre de la Commission mondiale sur l’avenir du travail. Il a effectué sa carrière au sein de la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique et a participé à la création, en octobre 2006, de la Confédération syndicale internationale dont il est l’un des vice-présidents.

La question de l’avenir des syndicats est généralement posée par des personnes pour qui il est évident que ceux-ci ont fait leur temps. Certes, l’évolution des technologies et des mœurs a des conséquences sur les relations de travail, mais cela signifie-t-il pour autant que les syndicats n’ont plus de rôle à jouer? Un détour par l’histoire, avec un aperçu sur cette révolution sociale que fut la création de l’OIT il y a 100 ans, peut convaincre du contraire.

Chez les Romains, les artisans libres de même que les esclaves s’organisaient en associations (collegia) à finalités religieuse et sociale. Au Moyen-Âge européen, les artisans d’un même corps de métier se regroupaient en guildes; ils avaient leurs règles en termes de compétence et de qualité, ils défendaient leur métier et ils voulaient influencer la société et la politique à partir de leur organisation.

Dans les campagnes, par contre, les agriculteurs étaient pauvres et sous la dépendance des propriétaires des terres qu’ils avaient en fermage. Le travail s’exerçait beaucoup à domicile, par exemple dans le secteur du textile ou de l’horlogerie... Toute forme d’organisation était exclue car les travailleurs dépendaient des propriétaires et des donneurs d’ordre. Les libertés étaient limitées voire inexistantes. La plupart des pays interdisaient même explicitement toute association.

Lorsque la machine à vapeur a été inventée à la fin du XVIIIe, début du XIXe siècle, la production s’est organisée dans des usines. À la suite de mauvaises récoltes et de l’appauvrissement des campagnes, les paysans ont migré massivement vers les villes pour y trouver du travail, subissant une scandaleuse exploitation. Pour survivre, les enfants devaient aussi travailler, généralement dans des conditions inhumaines et précaires.

Des nouvelles résistances

Peu à peu, la résistance contre cette exploitation s’est mise en place. Les travailleurs ont milité pour défendre leurs droits, mais ils étaient mal organisés. Leurs revendications n’étaient pas toujours claires, car ils manquaient de tout: nourriture, vêtements, logement, repos, sécurité, accès aux soins de santé, salaires décents. On peut comparer leur lutte au soulèvement des gilets jaunes: rien n’est clair, on ignore qui sont les organisateurs, certains se revendiquent de la gauche, d’autres de la droite, leur cahier de revendications manque de clarté, ils ne tolèrent pas non plus de représentants... Et les manifestations se terminent par des rixes avec la police et d’autres violences.

Pendant la révolution industrielle, les soulèvements ont été durement réprimés. De petits mouvements et organisations, mieux organisés, ont néanmoins été mis en place progressivement, certains pour défendre les droits de leurs membres, d’autres, plus charitables et paternalistes, pour pallier les situations les plus dramatiques. Comme les ouvriers avaient l’occasion de se rencontrer dans les usines, ils s’organisèrent de mieux en mieux. Des syndicats se formèrent par professions ou par entreprises, ensuite par secteurs et beaucoup plus tard seulement au travers de confédérations faîtières.

Sur le plan politique, le socialisme et le communisme virent le jour. L’Église elle-même ne fut pas en reste. Léon XIII promulgua l’importante encyclique Rerum Novarum en 1891, qui déclare que «le travail n’est pas une marchandise et [que] les travailleurs méritent respect et droits», promouvant ainsi celui de s’organiser.

Création de l’OIT

À la fin de la Première Guerre mondiale, les négociations de Paris ont abouti au Traité de Versailles (1919). Elles portaient notamment sur la situation des ouvriers. Les négociateurs ont compris qu’ils ne pouvaient pas revenir au temps de l’exploitation et des soulèvements sociaux. Ils ont perçu le danger des réactions extrêmes, en particulier de l’avancée du communisme après la Révolution d’octobre 1917. Leur leitmotiv était clairement inscrit dans une célèbre phrase du Traité: «Il n’y a pas de paix durable sans justice sociale.»

L’Organisation internationale du travail (OIT) fut alors fondée, légitimant ainsi clairement la liberté des travailleurs de s’organiser et de négocier collectivement, de même que le droit à un salaire décent, la limitation du temps de travail et la sécurité sociale. Elle s’est établie à Genève. Le fait qu’elle soit dirigée à la fois par des gouvernements, des employeurs et des travailleurs était tout à fait révolutionnaire. Depuis, 189 conventions, 6 protocoles et 205 recommandations ont permis d’élaborer une législation sociale et une législation du travail internationales. Les conventions et protocoles sont des traités internationaux. Les conventions ratifiées par les États membres constituent une législation contraignante.

Bien que la tâche soit loin d’être achevée, l’OIT a réalisé des avancées importantes au cours de ces cent dernières années. Je m’en tiendrai à l’une d’elles: la légitimation de la création et du travail des syndicats dans le monde entier. Pendant l’entre-deux-guerres, les syndicats se sont renforcés, mais la véritable percée a eu lieu après la Seconde Guerre mondiale. Dans la plupart des pays européens, la reconstruction a nécessité l’engagement de tous. En échange de cet engagement, les salaires, les horaires et les autres conditions de travail ont été négociés et améliorés. La sécurité sociale aussi s’est développée. Le dialogue social a été institutionnalisé aux niveaux national et sectoriel par le biais de conseils consultatifs, de concertation et de négociation. Les entreprises ont mis en place des conseils d’entreprise. Des systèmes de médiation des conflits ont été développés. Les gouvernements et les employeurs occidentaux ont même applaudi l’existence de syndicats libres, de négociations libres et du droit de grève comme instruments de correction de l’économie de marché pendant la guerre froide. Ils répondaient ainsi à la propagande du bloc de l’Est, communiste et centralisé.

De partenaires à obstacles à éviter

Les difficultés pour le monde syndical ont commencé dans les années ’80. Le Premier ministre britannique Margaret Thatcher et le président américain Ronald Reagan ont encouragé le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale à poursuivre des politiques néolibérales. En 1989, le mur de Berlin et le rideau de fer sont tombés et le néolibéralisme a reçu une nouvelle impulsion. L’économie, fortement globalisante, ne pouvait en rien être entravée. Liberté et bonheur étaient les mots d’ordre et devaient profiter à tous. Il fallait éviter toute forme de réglementation. Les normes de l’OIT, la législation sociale et les syndicats représentaient donc des obstacles.

En Europe, les crises financière et de la dette de 2008 ont incité les syndicats à être sur la défensive. Ce fut particulièrement le cas pour les pays assujettis aux plans d’aide (Grèce, Portugal, Irlande, Chypre) et soumis aux exigences de la troïka (Commission européenne, FMI, Banque centrale européenne). Sous la pression de la Commission Barroso, tous les pays ont remis en cause le modèle social européen, autrefois salué, y compris en ce qui concerne la concertation sociale. Les interlocuteurs sociaux se sont vus davantage exclus, les réformes structurelles se sont traduites par une réduction de la protection sociale.

Travail atypique et précarité

Les nouvelles méthodes de travail, décrites par l’OIT comme des formes de travail atypiques, compliquent également la situation pour les syndicats. Il s’agit de toutes les formes d’emploi qui diffèrent du travail stable (exercé à temps plein pendant toute la carrière ou une partie importante de celle-ci). Si l’on considère le contrat à durée indéterminée comme la norme, 74% du travail dans le monde est atypique.

Il est pratiquement impossible de citer toutes les nouvelles formes d’emploi: travail intérimaire non réglementé, travail à temps partiel involontaire, travail à court terme, travail sur une plateforme (Uber ou Deliveroo), travail en tant que faux indépendant, travail exercé en tant que slasher (personne exerçant plusieurs emplois dans la gig economy ou économie des petits boulots), le crowdwork (activités numériques hébergées sur Internet), nombreuses formes de travail très flexibles comme les contrats d’appel, les contrats zéro heure, les contrats d’une heure ou d’un jour, formes non régulées de travail à domicile, etc.

Il est difficile d’entrer en contact avec les travailleurs qui exercent ce type d’activités. Beaucoup sont exploités comme au XIXe siècle. Un des modèles économiques des plateformes Internet consiste à attirer les jeunes en mettant en avant la flexibilité du job qui leur permettrait, soi-disant, de préserver leur liberté. Beaucoup de ces jeunes pensent qu’ils sont suffisamment forts pour se défendre, mais les plateformes Internet échappent à toutes les obligations de l’employeur, ne paient pas d’impôts ou ne s’embarrassent pas de la sécurité sociale.

En fait, les travailleurs n’ont jamais été aussi vulnérables, malgré leurs connaissances, leurs compétences et leur assertivité.[1] Les inégalités augmentent même dans nos pays industrialisés: les salaires stagnent car ils ne suivent plus les augmentations de la productivité, alors que les revenus du capital grimpent; les emplois sont de plus en plus à temps partiel et limités dans le temps; l’économie informelle se développe et touche principalement les femmes; les migrants sont très vulnérables. Il est difficile pour les salariés de faire face individuellement à ces changements. Or, dans certaines parties du monde, l’organisation des travailleurs n’est toujours pas souhaitée. Semaine intersyndicale, Genève 2004 © Jean-Jacques Kissling - jjkphoto.ch

Entraves aux libertés et aux droits

Dans de nombreux pays, la liberté d’organisation reste un rêve. La Confédération internationale des syndicats (CSI) montre cette réalité. L’Indice CSI des droits dans le monde 2018 révèle que l’espace démocratique se réduit pour les travailleurs et les travailleuses, tandis que la cupidité incontrôlée des entreprises augmente.

- 87% des pays ont enfreint le droit de grève.
- 81% des pays privent certains travailleurs, voire tous les travailleurs, du droit de négociation collective.
- Sur les 142 pays de l’étude, 54 interdisent ou limitent la liberté d’expression et la liberté de réunion.
- Le nombre de pays où les travailleurs sont exposés à la violence physique et aux menaces a augmenté de 10% (passant de 59 à 65 pays); il s’agit notamment du Bahreïn, du Honduras, de l’Italie et du Pakistan.
- Le nombre de pays qui pratiquent l’arrestation et la détention de travailleurs a augmenté, passant de 44 en 2017 à 59 en 2018.
- Des assassinats de syndicalistes sont à signaler dans neuf pays, parmi lesquels le Brésil, la Chine, la Colombie, le Guatemala, la Guinée, le Mexique, le Niger, le Nigeria et la Tanzanie.

Malgré tous ces obstacles, les syndicats demeurent. Lorsque qu’ils sont écartés, de nouvelles organisations corporatistes de travailleurs insatisfaits de leur traitement émergent.

Les jeunes collaborateur(trice)s de Deliveroo ont déjà fait parler d’eux dans plusieurs pays. Le 1er novembre 2018, 20 000 travailleurs de Google, occupés dans 40 bureaux, de l’Asie à la Silicon Valley (San Francisco), ont organisé un walk out à l’américaine (une grève) pour dénoncer l’attitude de l’entreprise face aux abus sexuels. Les faits étaient passés sous silence et leurs auteurs masculins touchaient plusieurs millions en guise de prime de départ. Le personnel de Google a exigé la concertation sociale.[2] Et lorsque le personnel de Ryanair n’a plus supporté les mauvais traitements qu’il devait subir, il a trouvé les moyens de se tourner vers les syndicats et d’organiser une grève européenne.

De toutes les ONG du monde, aucune ne représente davantage de citoyens que la Confédération syndicale internationale, avec ses 175 millions d’affiliés. Un chiffre impressionnant. Elle représente donc légitimement les travailleurs, même si seuls 7% des travailleurs sont syndiqués dans le monde.

Une voix à suivre

Le 22 janvier 2019, après 18 mois de préparation par 27 membres de la Commission mondiale sur l’Avenir du Travail (aucun n’ayant de relation avec l’OIT, hormis les quatre membres désignés d’office), la dite Commission a publié son rapport Travailler pour bâtir un avenir meilleur. Elle conclut qu’aussi difficile que cela puisse être, la représentation collective reste la voie à suivre. Il s’agit d’«assurer la représentation collective des travailleurs et des employeurs dans le cadre du dialogue social en tant que bien public, activement promu par les politiques publiques. Tous les travailleurs doivent jouir de la liberté syndicale et de la reconnaissance du droit à la négociation collective, l’État étant le garant de ces droits. Les organisations de travailleurs et d’employeurs doivent renforcer leur légitimité représentative grâce à des techniques d’organisation novatrices qui s’adressent à ceux qui sont engagés dans de nouveaux modèles d’entreprise, notamment par l’utilisation de la technologie. Elles doivent également utiliser leur pouvoir de mobilisation pour réunir autour d’une même table des intérêts divers.» 

 [1] L’assertivité est la capacité à s’exprimer et à défendre ses droits sans empiéter sur ceux des autres (n.d.l.r.).
[2] New York Times, 1er novembre 2018, «Google Walkout: Employees Stage Protest Over Handling of Sexual Harassment».

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