Les tenants d’une économie efficace veulent favoriser ce courant au point de souhaiter une société sans cash. Leur tendent la main des hauts fonctionnaires, tant internationaux que nationaux. Sans parler des afficionados du Forum de Davos, Christine Lagarde, directrice du FMI, Michel Sapin, ancien ministre français de l’Économie et Commissaire européen, ou William White, de l’OCDE [1], tous voient dans les échanges sans argent liquide l’avenir des économies libérales. Plus près de nous, un rapport officiel demandé par le Gouvernement français, et publié en juillet dernier, enfonce même le clou. Dans ce rapport, intitulé Cap 2022, des technocrates, dirigeants d’entreprise, économistes, hauts fonctionnaires, y manifestent leur volonté d’aller vers une société «zéro cash»: «En supprimant progressivement la circulation d'espèces, on simplifiera les paiements, correspondant aux modes de vie déjà préconisés par les Français, tout en permettant une lutte plus efficace contre la fraude et le grand banditisme.» Prétendre que cette disparition du cash est «préconisée par les Français», c’est aller vite en besogne.
Contre la fraude et le banditisme
Par ailleurs, au nom de la fraude et du grand banditisme, la Commission européenne a déjà obtenu de la Banque centrale européenne l’abandon du billet de 500 €, au moment où la Suisse, elle, s’apprête à faire circuler un nouveau billet de 1000 CHF. Comme tous les phénomènes sociaux, fraude et grand banditisme dépendent d’une configuration globale et s’arrangent facilement des techniques de circulation monétaire disponibles dans le pays. Croire qu’un moyen de paiement dématérialisé gène les fraudeurs et les bandits, c’est une superstition faussement naïve. Superstition, comme en témoigne les plus grands détournements de fonds durant la dernière décennie qui sont passés entre les mailles du filet des gabelous, sans avoir à transporter des valises de billets.
Sur le plan de la sécurité publique, les pays qui limitent les paiements en cash (notamment la France et l’Italie) ne sont pas plus sûrs –c’est un euphémisme– que les pays où l’argent liquide circule librement (Suisse, Allemagne, Hong-Kong, Singapour). Superstition faussement naïve au demeurant que cette image de société sans cash, car elle cache des opérations bien banales de politique budgétaire publique (contre l’évasion fiscale), de politique monétaire des banques centrales (contre la thésaurisation défavorable à la croissance) et de tactique commerciale privée (pour des raisons de coût et de marketing).
Dans la logique du marché
Certes, la proportion des paiements en liquide recule. Les règlements en espèce sont largement minoritaires. Le rapport susnommé annonce: «De nombreux Français se tournent aujourd'hui vers des systèmes de paiement dématérialisé. Entre 2012 et 2017, l'usage du sans-contact en France a été multiplié par mille, passant de 1,17 million à 1,23 milliard de transactions, d'après le groupement d'intérêt économique des cartes bancaires (CB). Le montant des échanges a lui aussi explosé, passant de 12 millions à 12,4 milliards d'euros. Et cette tendance s'accélère: les transactions ont doublé rien qu'entre 2016 et 2017.» Le diocèse de Paris a même testé, paraît-il, le panier de quête sans contact dans trois paroisses de la capitale. Dans la même ligne, en Europe, banquiers, hauts fonctionnaires et gouvernement regardent avec gourmandise vers la Suède où le cash a presque totalement disparu. Là-bas, la monnaie fiduciaire en circulation sous support papier représente environ 2% des transactions; alors que dans l'Union européenne, ce chiffre oscille entre 10% et 20% (15% en France).
Les militants anti-cash se recrutent principalement dans les populations urbaines, plutôt jeunes et d’un niveau d’éducation plus élevé. On comprend alors que la Suède soit le pays d’Europe le plus avancé dans la dématérialisation de l’argent. Dans cette musique à prétention libérale, j’ajoute deux sous cacophoniques. La Chine est techniquement le pays le plus en pointe dans cette transition vers une société sans argent liquide. Or la Chine ne passe pas pour un parangon de libéralisme: elle mène actuellement une politique restrictive des libertés individuelles.
En outre, assez logiquement, c’est de Suède, le pays européen le plus avancé sur cette voie du paiement sans liquidité, que s’élève un avertissement qui mérite d’être écouté. Le gouverneur de la Banque centrale de Suède, la Riksbank, dans une chronique publiée en 2018 au début de l’an passé, pense qu’il faut mettre en place de nouvelles règles pour assurer que l’argent liquide continue d’être accepté comme moyen de paiement. Stefan Ingves explique, en effet, que les choses vont actuellement trop vite et qu’il faut sauvegarder le contrôle de la Banque centrale sur les systèmes de paiement. Si rien n’est fait, dit-il, la Suède va arriver à une situation où tous les moyens de paiement auxquels le public a accès seront donnés et contrôlés par des acteurs commerciaux, sans parler des nouvelles monnaies dites électroniques de diverses sortes. Enfonçant le clou, le gouverneur de la Banque centrale de Suède estime que les promoteurs d’options privées par rapport aux fonds publics «ont tort» d’affirmer que les Suédois n’ont rien à en craindre. En temps de crise, explique-t-il, le public recherche toujours des actifs sans risque, comme le cash, garantis par l’État. «Il est peu probable que les acteurs commerciaux endosseraient dans toutes les situations la responsabilité d’assurer la demande du public d’avoir des moyens de paiement sûrs».
Économie contre société
De ces débats de société, émergent des enjeux moraux assez simples. Une modernité coulée dans la rationalité dominante, celle de l’économie, affronte une tradition sociale qui ne veut laisser en marge aucun être humain, ni rien des aspirations légitimes des populations les plus démunies. En termes politiques, un intérêt général réduit à l’économie s’oppose au bien commun (bien de chacun dans la solidarité de tous).
L’économie est au cœur de la démarche de ceux qui veulent supprimer le cash. Les chaînes de grands magasins et les commerçants qui, fièrement, placardent «no cash», cherchent à économiser les frais de vérification de la monnaie liquide. Il fallait du temps pour «faire la Caisse» chaque soir. C’est moins vrai aujourd’hui à cause des machines qui, en un instant, contrôlent et comptent les billets et les pièces de monnaie. Pour leur part, les consommateurs partisans du «no cash», soulignent le côté pratique du paiement électronique -indéniable au demeurant. Les banques, elles aussi, trouvent leur intérêt dans la disparition du cash. En attendant qu’elles soient débarrassées du souci et du coût d’entretien du parc de distributeurs de billets, elles peuvent, d’ores et déjà, tabler sur la masse de dépôts quasiment captifs qui allège leurs contraintes réglementaires de réserves obligatoires, et qu’elles gèrent à leur profit. En outre, à l’horizon du «no cash» se lève la perspective de pouvoir facilement répercuter sur leurs clients les taux d’intérêt négatifs éventuellement décrétés par la Banque centrale 2].
La Banque centrale elle-même, qui voudrait forcer les épargnants à dépenser, à défaut d’inflation venue de l’activité économique, peut provoquer l’équivalent de l’inflation en exigeant des taux négatifs qui seront d’autant plus efficaces que les dépôts seront captifs puisque les déposants ne pourront plus échapper à ces prélèvements en conservant par devers eux l’argent sous forme liquide.
Les exclus du système
Face à cette logique économique, l’exigence du bien commun épouse la cause de chacun des membres de la société, et pas simplement celle d’une majorité définie par les statistiques, fût-elle plus jeune, mieux éduquée, vivant en milieu urbain et adepte des moyens de paiement électronique. L’absence d’argent liquide accentue la précarité des personnes vivant aux marges de la société, exclus du système technique, personnes sans domicile fixe, sans-papiers, mendiants, migrants, personnes âgées, notamment en milieu rural. À ceux-là s’ajoutent les consommateurs peu ou prou inconscients de leurs dépenses lorsque celles-ci sont dématérialisées. (Les psychanalystes en ont longtemps fait leurs choux gras.)
Outre ces catégories particulières, la plupart de ceux qui combattent une société sans argent liquide sont soucieux de sauvegarder la sphère privée de leur liberté de conscience et d’action. Rejoignent cette cohorte les gens sensibles aux vols de données, aux manipulations de codes, aux erreurs dans les demandes, aux dysfonctionnements des systèmes de prélèvement. Les bugs informatiques ne peuvent jamais être écartés et l’expérience montre les difficultés administratives nécessaires pour les faire corriger.
Contre ces menaces de défaillance, les partisans du «no cash» avancent les statistiques: les risques opérationnels ne représentent qu’une très faible part des montants en jeu. Ces technocrates confondent statistiques et diagnostics. Les premières s’appuient sur la loi des grands nombres, alors que les seconds touchent chacun individuellement. Excepté les compagnies d’assurances, les entreprises du commerce-de-masse et l’État, rarissimes sont les personnes qui se trouvent dans des situations qui relèvent de la loi des grands nombres. (Conformément à l’expérience commune, ce qui n’arrive qu’aux autres n’arrive aussi qu’à moi.) Finalement, les militants officiels qui travaillent à l’abolition du cash semblent moins motivés par la modernisation du système des paiements que par l’exploitation commerciale ou étatique des données personnelles, sans trop de considération pour la volonté des consommateurs ni pour leur vie privée.
Les risques de type Big Brother
Le niveau politique de la société sans argent liquide mérite également d’être exploré. Ceux qui se souviennent encore des méfaits des régimes totalitaire se méfient à juste titre d’une société sans cash, qui laisse l’individu entièrement dépendant financièrement d’un système centralisé. Une pétition en faveur du maintien du cash interroge: «Que se passerait-il si vous devenez une des cibles du pouvoir politique?» Et en supposant même que les institutions démocratiques ne soient jamais le vecteur d’un populisme aux relents totalitaire, resterait la menace d’un prélèvement arbitraire sur le cash des résidents, en cas de crise de la dette publique notamment. On se souvient de la Grèce, de Chypre, de l’Argentine où, face à la crise, les retraits en liquide furent limités au nom de l’intérêt général, et parfois des prélèvements opérés directement sur les dépôts des épargnants. Une Directive de la Commission européenne prévoit d’ailleurs la possibilité de ce type de prélèvement en cas de crise. C’est un impôt injuste, d’autant plus contestable que la portion des patrimoines détenus en compte-courant est d’autant plus forte que le patrimoine est petit. Impôt non démocratique au demeurant, car à la manière de l’inflation, il prélève sournoisement, hors de tout contrôle parlementaire, non sur le patrimoine réel, mais seulement sur la forme la plus exposée des avoirs de chacun.
Vers quelle solution?
On peut envisager une monnaie purement électronique échappant à la logique du marché. Pour pallier les risques d’une gestion commerciale, via les banques et les entreprises, certains préconisent en effet la création et la gestion d’une monnaie électronique publique. Ce qui laisserait intact le problème du contrôle étatique redouté par certains. Pour éviter ce danger, certains veulent rendre plus opératoire, et moins coûteux en énergie, les crypto-monnaies. Cette solution n’est pas sans risques, car ce sont des monnaies purement spéculatives, dont le cours de change varie fortement en permanence et qui s’appuient sur un système réputé infalsifiable, mais dont les failles peuvent se révéler un jour. En outre, la généralisation des crypto-monnaies ne satisferait guère les citoyens à l’esprit civique, soucieux de limiter les fraudes et le blanchiment d’argent. Finalement, en dépit de son coût économique et des fuites qu’il autorise dans la circulation des liquidités, le maintien des billets de banque et de la monnaie divisionnaire reste actuellement le meilleur des compromis.
[1] L’OCDE, l'Organisation de coopération et de développement économique, est un organisme international qui regroupe les principaux pays industrialisés de la planète.
[2] Un taux d’intérêt négatif consiste à prélever sur l’épargne dormante, en dehors de toute décision de la part du déposant. J’ai cent francs sur mon compte-courant, avec un intérêt négatif de 0,5%, à la fin de l’année, mon avoir se verra amputer d’autant.