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mercredi, 16 décembre 2020 08:52

De l’incertitude au risque ou de la réalité au modèle

© Brian Jackson / Adobe Stock - Businessman in a blindfold stepping off a cliff ledge concept for risk, challenge, conquering adversity or ignoranceEn novembre 2008, lors de sa visite à la London School of Economics, la reine Elisabeth II lança un pavé dans la mare en posant une question inattendue et hautement dérangeante au gotha de la finance et de l’économie réuni pour l’occasion. S’agissant de la crise financière alors récente, la reine demanda: comment se fait-il que personne d’entre vous ne l’ait vue venir? La question a fait l’effet d’une bombe.

Paul H. Dembinski est professeur de Stratégie et Concurrence internationale à l’Université de Fribourg. Il préside la Plateforme Dignité et Développement, un groupe de réflexion romand inspiré par l’enseignement social chrétien.

Il aura fallu plusieurs mois pour que la British Academy organise un débat d’experts pour élucider la question, et encore un peu plus de temps pour qu’une réponse officielle sur deux pages soit adressée à la souveraine.[1] Elle porte les signatures des plus prestigieux représentants de la finance: régulateurs, académistes et praticiens. Et que dit-elle? En substance, deux choses. D’abord que, aveuglée par ses succès, «la finance» dans ses diverses composantes a pêché par un excès d’orgueil et une arrogance démesurée (hubris) en faisant la sourde oreille aux signaux potentiellement dérangeants. Puis que, parallèlement, chacun s’en est remis à l’autre, lui prêtant (à tort) la compétence nécessaire pour faire face aux imprévus. En deux mots comme en mille: euphorie et aveuglement.

Cette anecdote montre le rapport complexe que la finance entretenait au début des années 2000 avec les aléas et les incertitudes de l’avenir. Si la finance n’a rien vu venir durant la période précédant la crise, c’est qu’elle avait les yeux et les oreilles tournés ailleurs. Et certainement pas au bon endroit.

Le piège des présupposés

Le film Big Short - Le casse du siècle (2015) d’Adam McKay, sur la crise des subprimes, met en scène une partie de la réponse. La manière dont le milieu financier -à l’instar d’autres cercles professionnels- appréhende le réel est filtrée et structurée à la fois par un outillage conceptuel et statistique, et par des habitudes acquises et validées au long des années de succès. À partir du moment où un milieu professionnel devient tellement pétri -pour ne pas dire intoxiqué- par ses propres présupposés qu’il finit par en oublier l’existence, que le conformisme s’installe, il se met à confondre sa perception du réel avec le réel lui-même. Il faut un empêcheur de tourner en rond -comme dans Big Short- pour passer outre les conventions.

La marche triomphale des techniques de la finance moderne (finance de marché) a commencé à la fin des années 70. Confrontées aux douleurs de la crise pétrolière, les économies occidentales venaient d’enterrer les Trente glorieuses[2] (de l’économie réelle). Dans ce contexte de lendemains difficiles, la finance de marché a ouvert un nouvel horizon intellectuel et économique, qui a rapidement été validé par des performances correspondantes.

Incarnés par un flux croissant de professionnels formés (ou plutôt formatés) à regarder tous dans la même direction et à réagir aux mêmes signaux, les modèles théoriques et statistiques issus des laboratoires de recherche des universités les plus réputées sont devenus un phénomène social (un paradigme). Autour de cette Weltanschauung se sont créés des institutions, des marchés, des instruments et des législations. C’est ainsi que le paradigme -les présupposés des modèles- est devenu une réalité sociale que les succès continus renforcèrent, la rendant chaque jour moins discutable.

L’apothéose est venue à la fin des années 80, avec la chute du mur de Berlin et l’annonce du politologue américain Francis Fukuyama de la fin de l’Histoire, avec le triomphe du modèle démocratique partout dans le monde. Trente années d’euphorie financière ont ainsi pris le relais des Trente glorieuses, dès la fin des années 70 et jusqu’à la crise des subprimes de 2007/2008.

Le retour de l’incertitude

Cette crise marque le moment où la bulle paradigmatique a éclaté. Le monde commence alors à s’affranchir des modèles et à les remettre en question. Les limites de l’outillage de prévision, et donc d’anticipation, deviennent de notoriété publique et les langues se délient.

Mais si les signaux faibles et hétérogènes reviennent à la mode, les capacités d’anticipation ne sont pas pour autant améliorées. Au contraire. En effet, les périodes de stabilité paradigmatique, telles celle des trois décennies d’euphorie financière, sont finalement plus faciles à maîtriser que les autres puisque le modèle contribue à créer la réalité, réalité qui finit par se conformer au modèle. Dans un tel contexte, les tendances se prolongent et l’avenir devient extrapolable à partir du présent. Avec la crise, le modèle a perdu l’emprise sur la réalité, la correspondance a volé en éclats, et l’incertitude de l’avenir est devenue évidente pour tous. Un problème majeur pour le monde de la finance, pour qui la quantification du risque est un des principaux outils de marché!

La montée en puissance de cette notion durant les Trente euphoriques s’est fait sur un amalgame (bien commode) avec la notion d’incertitude. Pourtant elles avaient été clairement distinguées en 1921 par Franck Knight, mais cette distinction a souvent été passée sous silence, pour ne pas dire dissimulée, pendant la période de l’euphorie financière.

En effet, dire que l’avenir est incertain est un truisme. Pourtant plusieurs méthodes tentent de percer son voile et de structurer l’incertitude, d’en sérier les vecteurs en construisant des variantes et des scénarios. Cette démarche n’est pas neutre. D’une part, elle postule que tous les états possibles du monde à venir peuvent être contenus dans des scénarios, alors que -par définition- certains échappent à notre imagination. D’autre part, elle pose immédiatement la question de la finesse desdits scénarios et de l’appréciation de la probabilité de leur occurrence. Une chose est d’avoir un scénario binaire, du genre hausse/baisse pour faire simple; une autre d’introduire un horizon temporel précis et des intervalles de hausse et de baisse.

Or, pour passer d’un monde incertain à un monde risqué, il faut deux éléments, impossibles l’un comme l’autre à réaliser: lister de manière exhaustive tous les états possibles du monde avec une granularité satisfaisante, et évaluer les probabilités de leur réalisation.

Des risques monnayables

Certes, la perception et l’imagination des plausibles tendent à se réduire dans un monde stable, car les «événements extrêmes» finissent tôt ou tard par être oubliés. En bornant ainsi, artificiellement mais souvent inconsciemment, le spectre des possibles, leur domestication devient techniquement faisable à partir de l’expérience passée. L’amnésie collective, doublée de l’euphorie du succès, déguise l’incertitude en risque gérable. L’avenir semble alors maîtrisable et gérable. Pour que ce mode soit viable en termes de finance, il ne reste qu’à donner à chacun des scénarios une valeur monétaire de perte ou de gain.

C’est sur cette base statistique et conceptuelle, qui a permis de déguiser l’incertitude, que se sont développés des produits et des techniques de gestion et de transfert de risque. Les marchés financiers sont ainsi devenus des lieux où s’organise au niveau macro-économique l’allocation des risques (des probabilités de gains ou de perte) entre des acteurs aux profils différents. Avant la crise de 2007, les financiers étaient convaincus que le risque était tellement bien structuré et dispersé entre les protagonistes que l’avenir avait cessé d’être un enjeu macro-économique pour devenir un objet de transaction et d’échange. Or la crise a fortement écorné les couvertures de risque, même les plus sophistiquées. Le glas du paradigme avait sonné, le masque du risque était tombé, l’ingérable incertitude était de retour.

De nouvelles garanties

Pour éviter le naufrage, les banques centrales sont entrées dans le jeu -très énergiquement et du jour au lendemain- en optant d’emblée pour des politiques «non conventionnelles». L’intervention massive de la puissance publique pour sauver les institutions et les marchés financiers a été perçue par beaucoup comme le signe d’une nouvelle assurance: l’incertitude avait trouvé preneur parce que, entretemps, la finance était devenue trop importante pour notre mode de vie pour que les banques centrales puissent envisager son effondrement.

Cette garantie systémique, certes sous conditions, semble aujourd’hui exclure les «événements extrêmes», ce qui redonne de l’espoir à un retour à la «normale» en matière de gestion de risque. La politique monétaire conduite depuis le crash de mars 2020 paraît confirmer cette hypothèse: les banques centrales semblent vouloir protéger les marchés financiers des conséquences de leurs propres erreurs éventuelles. Si tel devait être le cas, la gestion du risque aurait encore de beaux jours devant elle.

L'incertitude radicale

Cela étant, la réponse des banques centrales n’est pas viable à long terme et s’apparente à un emplâtre sur une jambe de bois. L’ombre de l’incertitude plane, y compris parmi les férus de la finance de marché. Pour bien marquer le point, deux éminents auteurs britanniques (John Kay et l'ancien banquier central Martin King), jadis adeptes de la gestion du risque, ont sorti début 2020 un ouvrage intitulé L’incertitude radicale.[3] Ils y détricotent l’amalgame entre risque et incertitude et, ce faisant, mettent en exergue les limites de la gestion des risques héritée des Trente euphoriques de la finance. Ils remettent ainsi à l’ordre du jour ce que Frank Knight avait mis en exergue il y a cent ans déjà, mais qui, prospérité aidant, avait été oublié.

L’incertitude d’aujourd’hui n’est pas plus «radicale» que celle du siècle précédent, mais dans un monde où tout est marketing il faut savoir paraître original. Le coup est réussi! La notion d’incertitude radicale vient de faire son entrée dans l’éphémère langage médiatique.

[1] www.thebritishacademy.ac.uk/publishing/review/14/british-academy-review-global-financial-crisis-why-didnt-anybody-notice
[2] Cette période désigne les trente ans de forte croissance économique qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale (1946-1975) dans les pays développés et l'augmentation du niveau de vie qui l’a accompagnée.
[3] John Kay, Mervyn King, Radical Uncertainty, Londres, The Bridge Street Press 2020, 544 p.

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