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mardi, 01 septembre 2020 17:13

Une parenthèse dans le darwinisme néolibéral

Les crises sont des accélérateurs et des révélateurs de tendance. Celle du coronavirus n’échappe pas à la règle. Cette parenthèse sanitaire est un facteur aggravant et non pas déclenchant de la crise économique. Elle a mis à nu les plus faibles, les oubliés du marché de l’emploi, auprès de qui le principe de travail-dignité ne semble pas s’appliquer.

Jean-Marie Brandt, économiste et enseignant, enseigne à Connaissance 3, à l’Université populaire de Lausanne et au Service de formation des adultes de l’Église catholique du canton de Vaud. Il a dirigé les Impôts du canton de Vaud. Il est co-auteur de C’est l’emploi qu’on assassine (St-Maurice, St-Augustin 2019), recensé in choisir n° 693, p. 80.

Pour la première fois de l’histoire, priorité sanitaire a été donnée aux plus vulnérables. Cette pandémie a mobilisé «l’élite» (médecins, virologues) et «la masse» (personnel de soutien). L’élite de l’élite s’est trouvée sous les feux de la rampe à concéder son ignorance et son impréparation, avec plus ou moins de détours. La masse est demeurée en coulisse, affrontant le risque pour assurer son indispensable travail. Chacun a poursuivi son concours au bien commun, à la santé et à la vie au quotidien. La crise a ainsi redéfini des limites d’ordinaire floues: la connaissance pour les uns, la reconnaissance pour les autres.

Les crises présentent (pour qui peut s’adapter) des opportunités de discernement, de choix et d’engagement dans les voies de la nécessité. L’indispensable et récursif travail de conversion à la survie protège les forts et met à nu les faibles. La Covid a mis en scène une minorité composite et a parqué en spectateurs l’immense majorité du monde du travail, visibles et invisibles, riches et pauvres, reconnus et clandestins, convoquant tout le monde à une première mondiale : le drame du bien commun, dans la version du soin intensif et sur la musique de la brebis égarée. «Périphériques»[1] du monde du travail, «invisibles»[2] des pays en développement, laissés-pour-compte des pays développés, travailleurs reconnus, tous se sont retrouvés dans une salle obscure, au parterre ou au poulailler. Certains porteurs d’un ticket -petits plats et rafraîchissements compris-, d’autres sans justificatif et privés de nourriture.

L’exigence du rapport travail-dignité

Aujourd’hui, la normalité sanitaire semble rétablie (là où la priorité médicale a été admise), tandis que l’économie entame une récession inédite qui pourrait durer deux à trois ans,[3] accélérant la détérioration des conditions-cadres due au darwinisme néolibéral que la crise financière de 2008 a désentravées. Ce principe de sélection, que la libre-concurrence prétend naturelle, étrangle l’exigence du rapport travail-dignité, à commencer pour les plus fragiles.

L’économie pourtant devrait être l’art de gérer la maison et la société dans l’idéal du bien commun, qui est le droit universel au bien-vivre et au mieux-être. Un droit et un devoir confondus dans l’exigence du rapport travail-dignité, libéralisée ou soutenue (chômage partiel, facilitation quantitative) selon les cultures. Crise ou pas crise, déclaré ou clandestin, le travail demeure une exigence de dignité pour l’individu et la société. Cette exigence répond aussi au principe du bien commun que Vatican II définit dans Gaudium et spes et qui est repris par la Doctrine sociale de l’Église: «un bien appartenant à tous les hommes et à tout l’homme » ou encore « [un] ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale et plus aisée».[4]

Le droit au travail habille ainsi du contrat social le principe de réciprocité naturel à la survie, au mieux-vivre et au bien-être collectifs. Car contrat et réciprocité invoquent droit et responsabilité. La société et chacun de ses membres ont réciproquement besoin de travail pour assurer la sécurité et l’épanouissement de l’ensemble et de chacun.

C’est ainsi que le droit à la dignité s’inscrit dans le principe permanent d’un état de civilisation selon lequel la dignité est le droit absolu que toute personne peut opposer à des tiers, à la collectivité, au nom du respect qui lui est dû. Ce droit gagne encore en puissance dans le christianisme. Il est inscrit dans la Genèse déjà comme relevant de la réflexibilité de l’image du Créateur sur la créature.

La résilience par le travail

L’exigence du rapport travail-dignité produit, à travers la crise, une résilience clandestine spécifique dans trois types de populations : les Mouvements populaires d’Amérique latine que, selon le pape François, «les solutions prônées par le marché n’atteignent pas […], pas plus que la présence protectrice de l’État»[5]; les travailleurs des pays en développement de l’«économie informelle», ces « oubliés du marché du travail » (dixit l’OIT) que le travail rend invisibles, absents des institutions, des administrations, des lois, des statistiques ; et les laissés-pour-compte des pays développés, victimes du «paradoxe du pacte libéral».[6]

Précisons ce dernier. Dans un marché libre, la compensation des inégalités dépend de la croissance dont le moteur est la libre-concurrence. Or le chômage de masse et de longue durée contredit l’équilibre naturel du marché libre; en outre, les périphéries du monde du travail jouent le jeu du marché sans être parties au pacte libéral ni bénéficiaires de l’interventionnisme étatique. La prétention auto-régulatrice (darwinienne) du marché les transforme ainsi en laissés-pour-compte.

Cette résilience par le travail et les réseaux de solidarité qu’a exacerbée le coronavirus montre que le rapport travail-dignité est le bien commun de cette humanité qui se bat au quotidien pour «l’accès universel aux trois T: terre, toit et travail».[7] Par son rapport à la dignité, cette exigence est absolue et ne devrait être stigmatisée d’aucun principe différentiel (culture, âge, formation, sexe, couleur de peau). Or, à l’exception de la phase sanitaire de la Covid, les crises démontrent la prégnance du différentiel de l’utilité économique, stricte, réelle, ressentie ou supputée.

Deux conclusions s’imposent à propos de l’exigence du rapport travail-dignité. En premier lieu, elle répond dans tous les cas au principe du bien commun; or la sélection naturelle du néolibéralisme repose sur le critère de l’utilité objective ou de la rationalité pure, sans égard à la dignité, détruisant ainsi le bien commun pour le profit individuel. Ensuite, cette exigence met en lumière les coulisses du marché du travail et ses invisibles; ils sont les premiers et les plus sévérement touchés en cas de crise, au point de ne plus pouvoir subvenir à leurs besoins essentiels, que ce soit dans les pays en développement ou dans les pays développés.

Les laissés-pour-compte

Paysan de montagne des Grisons, Val Bragaglia, Bondo © Didier RuefLe dogme de l’utilité priorise la productivité économique et, massivement depuis 2008, la productivité financière qui opère par la captation technologique de l’acteur économique. Elle modélise son comportement, l’adapte à l’offre, le standardise, en tire le maximum de profit. L’offre calibre la demande, biaise le respect de la personne. Le processus technologique et financier (mondialisation, robotisation, intelligence artificielle) crée le chômage de masse et de longue durée sans offrir de prise à l’exigence du rapport travail-dignité.

L’efficacité du phénomène est inversement proportionnelle au degré de formation d’abord et à la capacité financière ensuite. La formation cependant perd en vertu protectrice (sauf pour l’élite de l’élite), au contraire de la capacité financière. Seules les deux pointes du spectre de la formation échappent à ce broyage socio-économique: les professions à haute valeur scolaire (ingénieurs spécialisés) et les professions indispensables sans particularité scolaire (achalandiers, nettoyeurs, caissières). Entre ces deux extrêmes s’inscrit la population majoritaire, dont l’éducation est de moins en moins un critère de survie économique.

La satisfaction de l’exigence du rapport travail-dignité est en décroissance, car le travail est relié à la productivité, à l’actionnariat. Productivité et prise de pouvoir deviennent les maîtres-mots d’une économie où le principe du bien commun s’applique dans la perspective idéologique et financière univoque d’une minorité dirigeante, possédante, prédatrice. Pour la population intermédiaire (classe moyenne), qualité de l’emploi et pouvoir d’achat se dégradent, avec des conséquences lourdes pour l’individu, la famille, la société. Les laissés-pour-compte deviennent une structure invisible de la société.

Cette population s’accroît de seniors (55 à 64 ans) et de jeunes (15 à 24 ans). Une forme de ghettoïsation apparaît ainsi dans les pays développés.[8] Soit une normalité trompeuse qui crée un rapport d’indifférence réciproque entre l’intérieur du ghetto (marqué par le déclassement) et l’extérieur (conforté dans sa bonne conscience). Le rapport travail-dignité est confiné dans l’attente du redémarrage spéculatif d’une croissance stagnant depuis 2008.

On parle alors de chômage structurel ou d’équilibre, faute d’explication compatible avec la loi de l’offre et de la demande. Masse et durée sont la nouvelle normalité des laissés-pour-compte. Ce ne sont plus des chômeurs officiels, mais des sans-emplois officieux dont beaucoup se battent pour un emploi dégradé, pour éviter la dépendance et protéger leur liberté et leur dignité. Toujours plus nombreux, les laissés-pour-compte des pays développés rejoignent les invisibles des pays en développement recensés par l’Organisation internationale du travail,[9] soit plus de deux milliards de personnes.

A lire :
«Le chantier du travail», un dossier paru in choisir n° 691, avril-juin 2019.


Revenu universel versus pape François ou crédit d’impôt universel

Se référant à l’exigence du rapport travail-dignité, le pape François a reformulé l’idée d’un revenu universel pour les populations des coulisses de l’économie.[10] «Vous, les travailleurs informels, indépendants ou de l’économie populaire, n’avez pas de salaire fixe […] et les quarantaines vous deviennent insupportables. Sans doute est-il temps de penser à un salaire universel qui reconnaisse et rende leur dignité aux nobles tâches irremplaçables que vous effectuez, un salaire capable de garantir et de faire de ce slogan, si humain et chrétien, une réalité: pas de travailleur sans droits.»
L’idée est largement débattue. La notion se réfère au principe de justice rawlsien[11] d’égale liberté, selon le modèle de l’égalitarisme libéral. Certains États l’ont instaurée à titre d’essais (sans suite). D’autres ont recouru à des expédients du type «monnaie hélicoptère», qui coûtent, créent des injustices et ne remplissent pas les objectifs de relance ni de subsistance.

Une application prometteuse est le crédit d’impôt universel, avec un maximal (maximum payé aux sans revenu) et un minimal (maximum payé par les plus riches).

  • Avantages : pas de discrimination (chacun est taxé et donc incité au travail) ni de stigmatisation; aucune démarche pour le percevoir; garantie de disposer d’une réserve; préservation des exigences d’égale liberté devant l’emploi et du rapport travail-dignité.
    Désavantage: nécessite la refonte totale de l’appareil fiscal et de l’aide sociale, et donc un changement de mentalité.

[1] Voir Michael Czerny et Paolo Foglizzo, «La rencontre mondiale des mouvements populaires au Vatican», in Études n° 4217, juin 2015, pp. 67-79.
[2] Selon l’OIT, les «domestiques» (80% de femmes), travailleurs invisibles par excellence, représentent une part importante de la main-d’œuvre mondiale du secteur informel (n.d.l.r.).
[3] Cf. Étienne Perrot, "Une crise structurelle", aux pp. 29-32 de ce numéro (n.d.l.r.).
[4] In Conseil pontifical Justice et Paix, Compedium de la Doctrine sociale de l’Église, Rome, Librairie éditrice du Vatican, Rome 2004, respectivement n°° 165 et 164.
[5] Michael Czerny et Paolo Foglizzo, op. cit.
[6] Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte 2020, pp. 305 ss.
[7] Michael Czerny et Paolo Foglizzo, op. cit.
[8] L’OCDE (pays développés, Chine non comprise), avant la Covid-19: 33 millions de chômeurs officiels; 66 millions de chômeurs invisibles (déduction faite des chômeurs inscrits).
[9] Population mondiale (7,8 milliards). Périphéries: 33%; classe moyenne: 50% avec la Chine; riches: 15%, très riches: 2%.
[10] Lettre du pape François aux mouvements populaires, Vatican, 12 avril 2020.
[11] Cf. John Rawls, A Theory of Justice, 1971.

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