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mardi, 01 septembre 2020 16:47

Une crise structurelle

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Les effets économiques de la crise du coronavirus sont loin d’avoir été mesurés, ni même prévus. Les spécialistes, souvent catégoriques, défendent chacun des points de vue différents, en fonction des solutions qu’ils envisagent. Une certitude, l’heure n’est pas à l’optimisme et la crise est appelée à durer.

Étienne Perrot sj, économiste, est professeur invité à l’Université de Fribourg. Il est l’auteur de plusieurs livres sur l’argent et le discernement managérial, dont Refus du risque et catastrophes financières (Paris, Salvator 2011, 296 p.). Prochain livre, à paraître cet automne, Esprit du capitalisme, es-tu là? (Paris, Lessius).

Les uns parlent d’interdire la spéculation financière, voire de «laisser tomber les banques» ou de «nationaliser» les entreprises; les autres suggèrent de démanteler le capitalisme multinational pour défendre le pré carré de l’économie nationale; ou encore de permettre aux banques centrales de distribuer la monnaie directement aux ménages, ou d’interdire aux banques commerciales de prêter au-delà de leurs fonds propres. Les économistes officiels du Fond monétaire international, de la Banque mondiale ou des banques centrales proposent des médications plus classiques: baisse des taux d’intérêt, moratoire sur les dettes d’entreprise, aides de l’État aux PME, crédits d’impôts, assouplissement des réglementations, investissements dans les infrastructures, subventions directes aux systèmes de santé, de communication et de formation.

Ces remèdes divergents sont généralement cohérents. Leur point commun est de dénoncer le dysfonctionnement du système capitaliste. Il est facile de montrer que les contrecoups économiques de l’épidémie, apparue officiellement en décembre 2019 dans la région de Wuhan en Chine, se sont transmis au reste de la planète par les vecteurs du capitalisme. La division internationale du travail et l’interconnexion entre pays portée par la recherche de la productivité et du profit s’inscrivent dans la logique du capital. Le signe de la crise actuelle n’est donc pas dans l’incohérence des analyses, mais dans leurs divergences.

L’effet boule de neige

La crise latente du système capitaliste n’est visible qu’à travers ses phénomènes les plus spectaculaires, tels l’accumulation entre les mains de quelques-uns de richesses colossales, ou aux yeux sensibles aux dysfonctionnements écologiques et sociaux. En revanche, quand éclate la crise, l’attention est toujours surprise par la vitesse à laquelle elle se propage. On l’a vu dès le début de la crise du coronavirus à la rapidité avec laquelle les restrictions imposées par les autorités chinoises se sont répercutées sur l’économie mondiale. Ont été touchés de prime abord les plus proches pays de la Chine par l’économie et la géographie, Corée du Sud, Singapour, Japon, Australie, Taiwan, puis de fil en aiguille l’Europe et les États-Unis.

Ce qui apparaissait, à l’origine, comme un problème économique localisé (on en disait autant de la crise des subprimes aux États-Unis en 2007) s’est propagé aussi vite que le virus lui-même. La raison en est que Wuhan est l’un des cœurs économiques de la Chine, qui est devenue, en une quinzaine d’années, la plateforme industrielle du monde (13% des exportations mondiales). Du fait de cette dépendance, les principaux donneurs d’ordre économiques de la planète se sont vus contraints, par manque de fournitures chinoises, de freiner voire même d’interrompre leur production.

Ce phénomène de blocage entraîne un cercle vicieux au prorata des liaisons industrielles entre les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Le freinage brutal de la production, du commerce et de la circulation des personnes physiques provoque une rupture dramatique des équilibres financiers, d’abord ceux des travailleurs indépendants et des entreprises, ensuite ceux des banques. Même le secteur des services, qui représente une grande part du produit national brut des pays de l’OCDE, est bouleversé.

Les compromis nécessaires

L’objectif premier a été d’éviter la destruction par les faillites du potentiel productif. Le souci de solvabilité est donc passé après l’impératif de trésorerie, qui doit rester disponible pour maintenir à flot les entreprises. Or les banques, alourdies par une augmentation sensible de créances douteuses, ont restreint l’accès aux crédits qu’elles accordent aux entreprises et aux ménages. D’où la nécessité d’actions directes des États, par des plans massifs, pour éviter des faillites en chaîne.

Les banques centrales et les États ont financièrement réagi sans délais: la Chine a arrosé son économie de liquidités; la Banque centrale américaine (Fed) a créé la surprise en annonçant dès le 3 mars, dans la précipitation, une baisse de 0,5 point du taux de base américain, avant de le porter à zéro quelques semaines plus tard; l’Italie, l’Allemagne, la France tentent de soutenir, par des subventions ciblées, leurs entreprises, tout en autorisant des reports du paiement des impôts, des taxes et des cotisations sociales; etc.

Certains ont crié au scandale, accusant ces gouvernements de subventionner les entreprises sur le dos des contribuables. Mais, comme pour la crise de 2008, ces décisions de compromis entre l’immédiat et le plus long terme ont répondu à l’urgence du moment - sauf à accepter, dans l’espoir très hypothétique de repartir à zéro sur une base plus saine, l’explosion du chômage et la perte d’un tissu industriel encore utilisable.

À quoi s’attendre?

Sauver le système des paiements entre banques et favoriser l’endettement ne remettra pas en ordre de marche les PME européennes au bord du dépôt de bilan. Le tissu industriel mettra du temps à recoudre ses déchirures engendrées par les faillites inévitables d’entreprises. Lorsque la circulation des marchandises est physiquement ralentie ou bloquée et que la crainte tétanise les consommateurs, l’argent bon marché ne suffit pas pour stimuler les investissements productifs et la consommation. Reste alors la possibilité de «grands travaux» financés sur fonds publics, aptes, peut-être, à restructurer l’économie dans un sens un peu plus écologique.

À horizon de trois ou quatre ans, les conséquences économiques probables de la crise du coronavirus seront très graves. La récession actuelle se transformera vraisemblablement en dépression, par une sorte d’embolie de l’économie provoquée par un enchaînement de faillites longues à être surmontées. Les États pourront dépenser «autant que nécessaire», cela ne suffira pas à éviter une sévère dépression. Car, pour plagier un personnage de Molière: «On vit de bonne soupe et non de créance sur la banque centrale.»

L’OCDE voit dans la crise du coronavirus un «danger pour l’économie mondiale», d’autant que cette crise se greffe sur un ralentissement déjà sensible. En étaient les signes, la stagnation de la production industrielle mondiale, le ralentissement des ventes de voitures neuves, la baisse du taux de croissance des investissements passé de 5% en 2018 à 1% en 2019 dans les pays du G20… La guerre commerciale États-Unis-Chine et le Brexit n’y sont pas étrangers. Avec la crise présente, la chute des marchés boursiers va également peser sur l’économie. Car l’énorme dette des entreprises -pas toujours de bonne qualité du fait de la trop grande faiblesse des taux d’intérêt- s’ajoutant à la chute des marchés ne peut que fragiliser davantage les banques et les grands fonds d’investissement. Cependant, comme maints observateurs, les experts de l’OCDE pensaient à la fin du printemps que l’épidémie atteindrait un pic au premier semestre 2020 avant de baisser… La réalité est plus sombre.

Pour ne pas réduire en miettes la machine économique, une réponse internationale coordonnée devrait s’imposer, mais elle sera difficile à mettre en place compte-tenu de la montée des nationalismes. Elle s’annonce même presque impossible au niveau mondial.

Le G20, qui avait servi de tête de pont lors de la crise de 2008, est aujourd’hui en souffrance. L’Arabie saoudite, qui le préside en 2020, n’a guère d’autorité internationale et encore moins de pouvoir. Le montre le faible effet de la vidéoconférence qu’elle a organisée le 26 mars, en dépit du «front uni» proclamé et des cinq mille milliards de dollars annoncés. L’Europe cherche à coordonner ses efforts de recherche et moyens dans un «front commun», concrétisé par un emprunt collectif de 750 milliards d’euros.[1]

Crise profonde de la confiance

J’épingle la vision à court-terme qui escompte un rebond économique plus ou moins rapide après la crise, comme si les affaires pouvaient reprendre comme à l’accoutumée après avoir subi un choc conjoncturel. Je pense, au contraire, que le choc est structurel. Il détériore la confiance mise depuis les années 50 dans la division internationale du travail.

Dans la situation présente, la solidarité de fait qui relie les économies s’est révélée un facteur de faiblesse. S’agissant des relations financières internationales, nous le savions depuis plus de dix ans, avec la crise de 2008 qui a conduit, tant bien que mal, les autorités monétaires et financières mondiales à renforcer un peu l’édifice.[2] Mais aujourd’hui c’est l’économie réelle qui est touchée -la production des outils et des marchandises, le transport et les biens matériels nécessaires à la vie sociale et à la santé publique- et une même prise de conscience se fait jour. Le discernement économique est difficile à mener, car l’épidémie provoque un «impact sur la confiance» des investisseurs, des managers et des ménagères. Les restrictions de transport accentuent cette tendance. Fragilisée, la structure économique -et pas simplement l’activité- va encaisser un choc plus profond, avec un ralentissement économique qui ne peut pas être actuellement précisément chiffré.

Des repliements risqués

Ce faisant, la crise du coronavirus renforce la tendance au repli nationaliste déjà perceptible auparavant dans maints pays d’Europe et d’Amérique. Les politiques des États-Unis, du Brésil, de la Grande-Bretagne en sont les éléments les plus spectaculaires. En fait, depuis longtemps, chaque pays tente d’imiter les États-Unis, en délaissant, au grand dam de l’Union européenne, les accords multilatéraux pour se focaliser sur des accords bilatéraux où le plus fort impose son diktat.

La théorie économique enseigne que ce repliement sur les espaces nationaux aura un effet négatif, plus ou moins sensible selon la taille des pays, sur la productivité économique globale de la planète. Une diminution de la division internationale du travail ne peut que ralentir la croissance économique globale. S’il est mené à son terme -ce qui n’est pas certain- le rapatriement de la production dans les pays du Nord aura des effets très négatifs sur les pays du Sud, des effets peu compensés par l’annulation des dettes (cette annulation d’ailleurs, étant limitée aux dettes publiques, valorisera les dettes privées). Cela appellera à une coopération régionale les pays modestes qui ne peuvent pas se permettre, comme les plus gros, une autarcie quasi complète. Globalement, le coût de la vie renchérira donc dans tous les pays, faisant baisser le niveau de vie, principalement celui des plus pauvres, tandis que les grands pays aux ressources diversifiées, comme les États-Unis, s’en sortiront mieux que la moyenne.

Est-ce une mauvaise chose? La logique capitaliste est malmenée, certes, mais inversement, parmi toutes les conséquences possibles, la lutte écologique en deviendra plus facile. Tous les problèmes sociaux ne seront pas résolus pour autant. Un nouveau rapport au monde s’établira qui ne considèrera plus la croissance économique comme le sésame de tous les bonheurs.

[1] Cf. l’article de Martin Mayer sj, aux pp. 21-24 de ce numéro.
[2] Lire à ce sujet, Étienne Perrot sj, «Tragédies financières. De la nécessité de la morale», in choisir n° 581, mai 2008, pp. 27-30.

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