Lorsqu’un événement est très important, individuellement ou collectivement, on a tendance à se rappeler où on l’a appris et vécu. Je me souviens quand et où j’ai entendu parler des attaques du 11 septembre sur les tours jumelles de New York. C’était le lendemain: je logeais alors dans un centre missionnaire sur les bords du Zambèze, à Sioma, en Zambie. Sœur Nora McCarthy ofm m’informa qu’elle avait écouté ce matin, à la BBC, un reportage sur l’attaque -elle n’avait pas réussi à régler son poste-radio la nuit précédente, ne captant donc aucune nouvelle internationale. Nora était la cheffe de projet du Service jésuite aux réfugiés (JRS) dans le camp de réfugiés de Nangweshi, à quelque trente kilomètres au sud de Sioma.
Si je commence cet article par cette anecdote, au demeurant insignifiante, c’est parce qu’elle illustre certains aspects de la vie des réfugiés et du personnel des organisations, telles le JRS, qui travaillent pour et avec eux. D’abord, je serais très surpris si maints lecteurs de choisir connaissaient Sioma ou Nangweshi en Zambie. Ce sont deux petits villages du littoral occidental de la rivière Zambèze, dans l’ouest du pays, à des centaines de kilomètres de la capitale Lusaka ou de l’attraction nationale la plus connue, les chutes Victoria, près de Livingstone.
Là où je veux en venir, c’est que les réfugiés regroupés dans des camps sont souvent placés dans des lieux lointains et isolés. Par définition, ils sont des non-citoyens d’un État-hôte. Les considérations politiques internes débouchent en général sur le fait que les réfugiés sont accueillis dans des zones «acceptables» soit, plus précisément, donnant difficilement lieu à des objections de la part du gouvernement de l’État-hôte et, plus largement, de ses citoyens. À cause de cet isolement géographique, la communication et l’information y arrivent difficilement.
Les réfugiés déploient une grande ingéniosité pour passer outre les restrictions imposées par leur environnement. Certains marchent des kilomètres pour trouver un lieu où leur téléphone cellulaire indiquerait un signal. Dans un camp de réfugiés au nord de la Zambie, l’endroit idéal était un petit bosquet à quelques kilomètres du portail. Dans un autre campement de réfugiés en Namibie, on ne pouvait avoir de connexion que si l’on se tenait debout sur une chaise! Le temps et les efforts fournis par les réfugiés pour trouver ces réseaux les reliant au monde et pour partager rapidement les nouvelles apprises avec le reste de la communauté du camp révèlent un manque sous-jacent de communication avec le monde extérieur. Cette privation représente l’un des fardeaux de la vie d’un exilé.
Suite de la guerre de 39-45
Au cours des soixante dernières années, le terme de «réfugié» a acquis un sens juridique international. En gros, un réfugié est quelqu’un qui a fui son pays par crainte de persécutions ou à cause de conflits armés. Se fondant en partie sur l’expérience des exactions durant la Seconde Guerre mondiale, la communauté internationale a décidé que les personnes fuyant la persécution dans leur propre pays d’origine devaient pouvoir être protégées par la nation qui les accueillait. Puis, la réalité de l’Afrique post-coloniale a conduit les pays de ce continent à élargir la définition de «réfugié», pour inclure les personnes fuyant des conflits armés ou tout événement endommageant sérieusement le maintien de l’ordre public.
Dans les cercles catholiques, la question des réfugiés reçoit une attention particulière depuis le pontificat de Paul VI, qui a établi une commission pontificale spéciale en 1970. En 1992, le Conseil pontifical Cor Unum précisait que du point de vue de la Doctrine sociale de l’Église, le mot «réfugié» incluait aussi les personnes forcées de fuir loin de chez elles à cause de situations économiques désastreuses ou de calamités naturelles, ainsi que les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays suite à des persécutions, des guerres, des catastrophes naturelles ou économiques.
[Voir à ce sujet notre dossier Fuites et migrations, in choisir n° 683, avril-juin 2017, et notamment l'article de Michael S. Gallagher sj, Souveraineté contre humanitaire.]
Le fil rouge qui unit ces définitions est le fait qu’elles décrivent toutes des situations où les gens sont obligés de quitter leurs maisons et/ou leurs pays d’origine, sous peine de mort.
Vers la fin de 1979, l’ancien Supérieur général de la Compagnie de Jésus, le Père Pedro Arrupe sj, rencontra une foule de réfugiés vietnamiens, laotiens et cambodgiens lors de sa visite des œuvres jésuites en Asie du Sud. Il fut touché par leur détresse et voulut faire quelque chose pour eux et pour les autres réfugiés dans le monde entier. Après avoir consulté son équipe et quelques jésuites qui connaissaient bien cette réalité humaine, il institua le Service jésuite pour les réfugiés (JRS) par une lettre du 14 novembre 1980. Son bureau se trouvait à la maison généralice des jésuites, à Rome.
Dans la vision initiale d’Arrupe, le JRS devait être formé par un petit groupe de jésuites en charge de six tâches:
1) coordonner le travail existant auprès des réfugiés dans les diverses provinces de l’Ordre en mettant sur pied un réseau de jésuites œuvrant sur le terrain;
2) rassembler des informations sur la situation des réfugiés qui puissent conduire à de nouvelles façons de les aider;
3) servir d’«éveilleurs» auprès des provinces jésuites en offrant aux confrères la possibilité de travailler pour les réfugiés et les organisations qui recourent à leurs services;
4) conscientiser les jésuites sur la réalité de la présence des réfugiés dans leurs propres pays d’apostolat;
5) encourager les provinces de l’Ordre d’entreprendre des missions pour les réfugiés, tout spécialement dans les zones où leurs besoins sont oubliés et l’attention internationale portée sur leur situation est basse;
6) encourager les publications et les institutions jésuites à s’atteler à la question des réfugiés pour trouver des solutions aux causes de leur déplacement.
Développement du JRS
Il est intéressant de comparer cette check-list des activités du JRS à la formulation de sa mission par Peter-Hans Kolvenbach sj, le successeur de Pedro Arrupe. Dans sa Charte du JRS écrite en 2000, le Père Kolvenbach affirme: «Le JRS… est une organisation catholique internationale dont la mission est d’accompagner, de servir et de défendre les droits des réfugiés et des personnes déplacées de force.» Les formalités érigeant le JRS en tant que séparée et «pieuse fondation de la Société de Jésus» étaient alors en bonne voie de conclusion. Ainsi, après vingt ans d’existence, le Service jésuite des réfugiés est devenu une entité légale indépendante.
Bien sûr, les trente années d’activité du JRS ont été témoin de nombreuses évolutions, autres que celles de son statut juridique. Dès l’aube de sa fondation, il a été clair que le JRS ne serait pas uniquement composé par un groupuscule de jésuites. D’autres religieux et laïcs, hommes et femmes, ont fait partie de son noyau fondateur. L’un des tous premiers projets mis en place par le JRS en Europe a été un centre d’accueil d’Éthiopiens et d’autres demandeurs d’asile à Rome, au Centre Astalli; son équipe était constituée de jésuites, de laïcs et d’autres religieux. Aujourd’hui, seule une personne sur dix travaillant au JRS est un jésuite. Les femmes y ont joué un rôle vital et continuent de le faire. Nombre de directeurs nationaux du JRS sont en fait... des directrices. Sœur Joanne Whitaker rsm fut la première femme de l’histoire du JRS à être directrice régionale pour l’Afrique du Sud -elle avait auparavant dirigé le JRS de Namibie.
Et puisque l’on parle de Namibie, je voudrais mentionner un autre aspect important du JRS: cette organisation est parfois la seule œuvre jésuite dans un territoire donné. Ainsi, il n’y a aucun jésuite travaillant en Namibie et le pays ne fait même partie d’aucune province de la Compagnie. C’est aussi le cas de l’ouest soudanais (Darfour) et de l’Afghanistan. Reste que de telles situations ne sont pas représentatives du JRS. À l’heure actuelle, le JRS œuvre dans 57 pays et est associé, dans la plupart d’entre eux, à des institutions jésuites locales. Un exemple plus classique est illustré par le Centro Astalli de Rome. Il se trouve dans les bas-fonds du Gesù, l’église jésuite de Rome.
Le JRS et la Suisse
La Suisse a joué un rôle important dans l’existence du JRS. Elle a fourni au JRS de nombreux collaborateurs de valeur. Certains ont dédié de nombreuses années de leur vie au service des réfugiés dans des environnements non-suisses. Un ex-réfugié soudanais, relogé à présent aux États-Unis, parle en termes très chaleureux et avec reconnaissance de l’enseignement attentif de la mécanique et de la maintenance automobile que lui a prodigué Casper, un volontaire JRS suisse, au camp de Meheba, en Zambie. De nombreux jésuites suisses ont passé une ou deux années au JRS, comme Luc Ruedin sj en République Centrafricaine en 2009.
Au moment où cet article a été écris, il n'existait pas encore d'antenne suisse du JRS. Celle-ci a été créé à Bâle en 2010, et fête cette année ses 10 ans! Voir https://jrs.net/fr/pays/suisse/ ou https://jrs-schweiz.ch/).
En outre, en tant que pays d’origine de l’UNHCR, Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Genève a une importance particulière pour le JRS. Depuis le milieu des années ‘90, le JRS maintient un bureau à Genève chargé des liaisons avec les agences onusiennes ainsi qu’avec les organisations non-gouvernementales et humanitaires qui y ont une antenne.
Avec eux, là où ils sont
Depuis sa naissance en 1980, le JRS a accompli un grand nombre de tâches pour d’innombrables personnes. L’Afrique et l’Asie ont constamment abrité le plus large contingent de réfugiés et de déplacés au cours de ces années. Ce n’est donc pas une surprise si les projets du JRS y sont largement implantés. Le JRS a été présent, dès ses débuts, en Amérique Centrale. Des volontaires internationaux vivaient avec des Honduriens et des Salvadoriens déplacés dans les montagnes au nord d’El Salvador, lors des guerres civiles sévissant dans ces pays. Parfois, la simple présence d’un étranger y était perçue comme une certaine garantie de protection face aux forces gouvernementales. Le JRS œuvra aussi au sud du Mexique, offrant une présence pastorale aux Guatémaltèques déplacés dans des camps de réfugiés.
Pendant les années ‘80 et ‘90, le JRS monta plusieurs projets en Asie, aux Philippines et à Hong Kong notamment, en fournissant une représentation légale pour les demandeurs d’asile. Au Népal, le JRS gère le système éducatif primaire et secondaire pour plus de 100'000 Bhoutanais réfugiés dans des camps. Depuis ses débuts, des volontaires JRS ont visité les migrants et les autres demandeurs d’asile enfermés dans le centre de détention d’immigrés de Bangkok, leur fournissant médicaments et assistance. Depuis 30 ans, il offre ses services et ses accompagnements pastoraux aux réfugiés sri-lankais au sud de l’Inde.
En ce qui concerne l’Afrique, l’équipe du JRS a construit des écoles dans les camps de réfugiés en Ouganda et s’est occupé de leur bon fonctionnement. La Tanzanie a accueilli le projet du JRS qui a probablement eu plus de «bénéficiaires» dans le monde: Radio Kwizera a été mise sur pied en 1995, à la suite du génocide au Rwanda et durant le conflit au Burundi et dans l’ex-Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo). Situé dans le nord-ouest de la Tanzanie, peu développé, il rayonne de par ses nouvelles et ses programmes promouvant la paix et la réconciliation, non seulement auprès de ses auditeurs réfugiés dans les camps de ces régions, mais également auprès des habitants des pays des Grands-Lacs. On a estimé son audience à plus d’un demi-million d’auditeurs. Et, au contraire des sources d’information officielles, Radio Kwizera est fière de sa fiabilité objective.
Mais dans leur grande majorité, les employés du JRS et leurs activités ne font pas la une des médias -et c’est bien comme ça. Ce sont les réfugiés qui doivent attirer l’attention, pas ceux qui travaillent pour eux. Il y a cependant quelques exceptions à cette pratique voulue de discrétion. Ainsi Katrine Camilerri, une avocate de JRS sur l’île de Malte, a été honorée de la plus haute reconnaissance discernée par l’UNHCR: elle a reçu le prix Nansen 2008 pour son œuvre auprès de demandeurs d’asile. Les Sœurs Denise Coghlan rsm et Maryanne Loughry rsm, ainsi que Mark Raper sj, se sont vus chacun remettre des médailles par le Gouvernement australien pour leur engagement au nom des réfugiés.
Exemple de parcours
Les activités du JRS, dans le fond, ne sont pas à proprement parlé des projets, mais d’abord des personnes: celles qui les mènent à bien et celles pour lesquelles elles le font. À ce propos, la carrière au JRS de Sœur Anne Elisabeth de Vuyst, membre des Sœurs de Sainte Marie de Namur, est emblématique. Je l’ai rencontrée la première fois à Campeche (Mexique), dans les années '90. Elle vivait alors dans un camp de réfugiés guatémaltèques, tout comme les autres volontaires JRS (dormant dans un hamac, ce qui -expérience faite!- demande quelque habitude). Elle y dirigeait une coopérative de femmes qui produisaient et vendaient des couvertures et autres tissages sur les marchés locaux et ailleurs. Dans cette société macho qui est celle de l’Amérique Latine, Sœur Anne Elisabeth, par son projet, a non seulement fourni un gagne-pain aux femmes réfugiées avec qui elle travaillait, ainsi qu’une nouvelle espérance pour un futur qu’elles pouvaient bâtir directement, mais a indiqué également une nouvelle manière de les considérer.
En 1996, Sœur Anne Elisabeth est partie pour le JRS du Rwanda où elle a été en charge d’un système scolaire primaire ainsi que d’autres projets du JRS pour les réfugiés congolais du camp de Kiziba, au sud-ouest du pays. Elle y a travaillé de 2000 à 2001, avant d’être envoyée au Malawi en tant que directrice nationale. En cette qualité, elle a administré à nouveau une école primaire dans le camp de réfugiés de Dzaleka, proche de la capitale malawite Lilongwe. Elle a supervisé la construction de plus de dix salles de classe et organisé des cours d’anglais et de français pour les réfugiés. Sœur Anne Elisabeth est restée au Malawi jusqu’en 2007. En avril 2008, elle a été déplacée au bureau londonien du JRS en tant que coordinatrice du programme pour les visiteurs du centre de détention. Ce programme auprès des demandeurs d’asile est caractéristique des services fournis par le JRS en Europe.
Le parcours professionnel de Sœur Anne Elisabeth est «typique» d’un employé du JRS: elle a œuvré sur trois continents, parcouru des milliers de kilomètres de pistes, fait mille et une choses différentes, comme superviser des constructions ou visiter des prisonniers -ce qu’elle n’avait jamais rêvé accomplir en entrant dans la vie religieuse! Le plus important, en tout cas, c’est qu’elle ait donné de son temps à des déplacés et à des requérants d’asile. Elle les a écoutés et les a accompagnés au cours de leur périple humain.
Le Père Mark Raper sj résuma l’importance de cet aspect de la mission du JRS en 1998. Ses paroles concluent bien ce retour sur le JRS, car elles touchent au cœur de sa mission. Il écrit: «[Les réfugiés] parviennent souvent sans chaussures, avec une seule chemise déchirée, affamés, sans plan d’avenir clair. Mais ils n’ont pas subi cette épreuve pour avoir une chemise ou des chaussures neuves. Leur besoin humain est d’être respectés. Ils sont traumatisés par la violence, la solitude, le rejet, l’épuisement du corps certainement, mais également d’avoir perdu leur place dans une société stable, et parfois même par la culpabilité de ce qu’ils ont dû faire pour survivre. Ils veulent être compris, être écoutés. Leur question fréquente est: Pourquoi Dieu me fait-il cela? Ils ont le droit de poser cette question. Mais elle ne peut être posée si personne n’écoute. C’est notre premier rôle: écouter les questions, les désirs et le besoin fondamental humain du réfugié.»
(traduction : Th. Schelling)
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