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mardi, 10 mai 2016 15:18

Identités. L'Europe centrale et les réfugiés

Le refus affiché par la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie d’accueillir des réfugiés d’autres continents a choqué l’Occident. Et démontré, si c’était encore nécessaire, l’existence d’un fossé culturel entre l’Est et l’Ouest. Une différence de fond qui s’explique par l’histoire.[1]

On aurait pensé que les quatre nouveaux membres de l’Union européenne en Europe centrale (la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie) avaient toutes les raisons pour accueillir les réfugiés qui frappent à leur porte. Nombreux sont ceux qui se souviennent qu’après l’insurrection hongroise de 1956, le monde a reçu 200 000 réfugiés, soit 2 % de la population du pays ; le même nombre de Tchécoslovaques a fui après l’écrasement du Printemps de Prague en 1968 ; et 250 000 Polonais ont trouvé refuge à l’Ouest après la proclamation de la loi martiale en 1981, qui a mis fin à l’expérience de la fédération de syndicats Solidarność (solidarité en polonais). Et pourtant ces pays se renferment face aux nouveaux malheureux issus d’Asie et d’Afrique, au point d’ériger des murs et des barbelés, à l’instar de ceux qu’ils ont eux-mêmes connus dans le passé et qu’ils ont défait en signe joyeux d’une nouvelle époque, celle où ils ont pu rejoindre l’Europe.


Les excuses avancées pour ce comportement ne sont guère convaincantes : « Il n’y a pas de mosquée chez nous, les réfugiés n’y seraient pas à l’aise », a déclaré le Premier ministre slovaque. Un haut fonctionnaire polonais a argumenté : « Les réfugiés insistent pour aller en Allemagne ; ce serait une injustice de les obliger à venir chez nous. » Et le ministre des Affaires étrangères hongrois, sans citer des sources, a brandi la perspective de trente à trente-cinq millions de réfugiés s’apprêtant à déferler sur l’Europe.
Le manque de générosité de ces pays, l’oubli de leur propre passé récent ont fait l’effet d’une douche froide en Europe occidentale. C’est qu’à force de vivre sur un continent apparemment unifié, on escamote les différences profondes qui séparent ce qu’on a appelé la nouvelle Europe de la vieille Europe. Pourtant, ces différences existent et elles sont à chercher dans l’expérience tant lointaine que récente de ces quatre pays récalcitrants.

L’usage de l’autre
L’expérience coloniale, ou son absence, constitue une première différence entre la vieille et la nouvelle Europe. Aucun des pays de l’Europe centrale n’a possédé ni a fait partie d’un empire outre-mer. Presque tous les membres de l’Union européenne (UE) en Europe occidentale ont été des puissances coloniales ou, comme Malte, l’Irlande et Chypre, ont adhéré à des empires coloniaux. En fait, plusieurs pays ouest-européens - la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Danemark - disposent encore de territoires coloniaux ; et le Portugal n’a lâché Macao, sa dernière et une de ses plus anciennes colonies, qu’en 1999. Aujourd’hui, il y a moins de deux millions d’habitants qui vivent dans les dépendances coloniales.
Mais si l’époque coloniale proprement dite semble révolue, elle a laissé des traces durables, surtout en ce qui concerne « l’usage de l’autre. » On constate les séquelles du colonialisme dans toutes les grandes villes de la vieille Europe. Ainsi, on ne se retourne pas dans les rues de Londres, de Paris ou d’Amsterdam quand on voit un Africain ou une femme voilée. On n’est pas surpris en Occident quand on entend un ressortissant d’un pays du Sud parler la langue locale. Sur un plan encore plus anecdotique, on ne compte plus les restaurants pakistanais à Londres, ceux qui servent du couscous à Paris ou le Rijkstafel en Hollande.
Tout ceci reste étranger pour les pays d’Europe centrale. Ils ne se sont jamais remis d’avoir manqué la première vague de globalisation, celle induite par l’ouverture sur l’Atlantique dès le XVIe siècle. Ainsi Prague, qui rivalisait avec Paris au Moyen-Age en tant que capitale européenne, est devenue une ville de province. L’isolement de ces pays à l’Est a été encore renforcé par un presque demi-siècle de communisme.
Si l’étranger aux traits bien distincts n’est pas familier à l’Est, l’attitude envers lui est aussi très différente de celle qu’on connaît à l’Ouest. « Nous sommes ici parce que vous étiez là », disent les pancartes des manifestants indiens à Londres. Et les élites ouest-européennes, fières de leur ouverture et de leur antiracisme, éprouvent une mauvaise conscience envers ces gens du Sud. Rien de tel à l’Est, où l’unanimité se fait autour du rappel de ses propres souffrances, de son innocence historique, et du principe que « nous ne sommes pas responsables pour les malheurs du monde ».

L’approche de la diversité
A cause de ces expériences divergentes, coloniales et autres, la diversité est une valeur clef à l’Ouest. Quant aux pays de l’Europe centrale, ils ont été, historiquement, le lieu par excellence d’une diversité ethnique, linguistique et religieuse, mais ils sont contents de ne plus l’être.
En Europe centrale, juifs, Slaves et Allemands cohabitèrent pendant des siècles, pas nécessairement en bonne entente mais dans la certitude que chaque communauté faisait partie du paysage. Or cette diversité a été anéantie par le génocide des uns, les expulsions des autres et des mouvements massifs de populations, surtout durant la Deuxième Guerre mondiale.
Par ailleurs, la diversité à l’Est est identifiée avec un passé malheureux. Ces pays l’ont connue quand ils étaient privés d’indépendance, quand ils faisaient partie du royaume des Habsbourg, du domaine des tsars ou encore quand ils vivaient sous la domination prussienne ou ottomane. Ils n’avaient pas alors d’Etat propre et étaient obligés de parler des langues étrangères. Ainsi, si presque tous les membres occidentaux de l’UE ont une langue commune avec un autre pays - même le suédois est une langue officielle en Finlande -, aucun des nouveaux membres de l’Union ne partage sa langue aujourd’hui avec un autre Etat. Le polonais, le tchèque, le slovaque ou le hongrois n’a de statut officiel que dans son pays éponyme et les peuples concernés s’en réjouissent. L’idéal de l’Etat homogène, emprunté à tort de l’Ouest, fait l’unanimité, même si ces Etats sont dans les faits moins homogènes qu’ils ne le voudraient, comme l’exemple des Roms le démontre.
De même, si presque tous les Etats de la vieille Europe connaissent des autonomies régionales allant jusqu’au fédéralisme pour répondre aux aspirations de leurs minorités ou pour faire la place aux particularités locales, tous les pays de l’Est restent résolument unitaires. « Une et indivisible » - ce mot d’ordre engendré par la Révolution française et pourtant contesté même en France - demeure la règle à l’Est.
Les pays d’Europe centrale exaltent, tout en l’exagérant, leur homogénéité actuelle. Que l’arrivée des réfugiés puisse détruire cette apparente harmonie, durement acquise et précieusement gardée, est une crainte évoquée, et attisée par le fait que ces migrants seraient, de manière prédominante, musulmans. Pourtant, seule la Hongrie a connu une occupation partielle de son territoire par les Ottomans, pendant cent-cinquante ans.
Les Hongrois du reste sont prompts à attribuer à l’occupation ottomane le faible développement de leur pays, mais les causes de cette pauvreté résident ailleurs, notamment dans le fait que la Hongrie se trouve à l’écart des grandes voies de la modernisation. La Pologne se pique d’avoir été un rempart pour le christianisme contre les envahisseurs de l’Est - Antemurale Christianitatis - mais les quelques Tatars polonais n’ont jamais pesé beaucoup dans la composition du pays.
Aujourd’hui, « le musulman » est donc un épouvantail, un raccourci pour « l’étranger » qu’on ne veut pas voir chez soi et qu’on n’est pas prêt à assimiler.

Chère souveraineté
Derrière l’hostilité envers l’autre, le nouveau venu, se cache, pour ces quatre pays, une conscience profonde pour ces quatre pays de leur fragilité. Pendant plus d’un siècle, la Pologne a été rayée de la carte, partagée entre trois voisins puissants. Son hymne national débute avec ces paroles : « La Pologne n’est pas encore perdue tant que nous vivons ... », ce qui ne fait que confirmer les craintes des Polonais. La Hongrie, quatre fois plus petite que la Pologne en termes démographiques, avec une population distincte des Slaves et des Latins qui l’entourent, dotée d’une langue sans aucune affinité avec ses voisins, est véritablement obsédée par la peur de sa disparition. Les Tchèques se sont enfin trouvés seuls chez eux après avoir expulsé les Allemands en 1945 et coupé les liens avec les Slovaques en 1992 : l’Etat tchèque n’existe que depuis une vingtaine d’années. Et la seule expérience d’indépendance que la Slovaquie a connue dans le passé la renvoie à son statut de satellite allemand durant la Deuxième Guerre mondiale.
Ces quatre pays d’Europe centrale ont attendu bien longtemps pour entrer dans l’UE. Durant la période communiste, l’UE était, évidemment, inatteignable. Pendant les Trente glorieuses, les pays du bloc soviétique regardaient, avec envie et regret, la prospérité de l’Ouest qui creusait l’écart entre eux et leurs voisins. Mais même après s’être émancipé du joug soviétique, les candidats à l’adhésion ont constaté, cette fois avec surprise et déception, la réticence de Bruxelles à leur égard.
L’Union européenne les a fait attendre quinze ans pour intégrer cette Europe à laquelle ils estimaient avoir le droit d’appartenir. Ainsi, les pays ex-communistes n’ont pas participé à l’élaboration de l’esprit européen contemporain, un esprit qui se voit laïque, pacifiste, moderne ou post-moderne, tolérant à l’outrance.
L’incompréhension entre les deux parties de l’Union est restée tamisée tant que les pays d’Europe centrale faisaient acte de candidature. Ils ont accepté les conditions que l’UE leur imposait, sans crier à l’hypocrisie qui les obligeait à montrer pattes blanches en ce qui concerne leurs conflits ethniques, tandis qu’à l’Ouest de tels conflits persistaient bien plus rudement, comme en Irlande du Nord ou dans le Pays basque. A présent qu’ils ont adhéré à l’UE, les nouveaux membres n’hésitent plus à s’affirmer, comme on le constate avec la crise actuelle des réfugiés.
Ce sont les Polonais qui ont insisté pour qu’on inclute les valeurs chrétiennes dans le débat sur la Constitution européenne. Et alors que la Pologne attendait le dernier feu vert pour rentrer dans l’UE, elle a soutenu allégrement l’invasion américaine de l’Irak, condamnée par les piliers de la vieille Europe ; les Polonais se sont même montrés fiers de gouverner une sphère d’occupation en Irak, faisant valoir leur prouesse martiale.
Le principe de non-discrimination, qui est au cœur de l’expérience européenne pour les anciens membres de l’UE, est perçu de manière plus sceptique à l’Est. Si la vieille Europe se définit en vertu de sa tolérance envers les anciennes minorités ethniques ou envers les nouvelles minorités sexuelles, cette tolérance n’est pas internalisée à l’Est.
Enfin, ce que Bruxelles n’a pas compris, c’est l’importance de la souveraineté pour les pays de l’Est. Longtemps assujettis à la souveraineté limitée dictée par Moscou, ces pays se délectent d’avoir retrouvé une souveraineté perdue ou même une souveraineté jamais encore réalisée. Ils sont non seulement de nouveaux membres de l’Union, mais de nouveaux Etats, tout court, ressuscités comme la Pologne ou la Hongrie ou fraîchement indépendants. S’ils sont entrés dans l’Union, ce n’est pas pour abandonner cette souveraineté récemment arrachée et particulièrement chère, mais pour la renforcer en s’intégrant dans une communauté large et prospère qui, selon eux, leur est redevable à cause des souffrances qu’ils ont connus. Aujourd’hui, le refus d’accepter les quotas voulus par Bruxelles et par certains anciens membres de l’Union est une affirmation de cette souveraineté.

Un fossé qui s’élargira
On comprend mieux ainsi pourquoi le refus d’accueillir les réfugiés constitue à l’Est un élément de consensus social. Cette attitude d’exclusion n’est certes pas inconnue à l’Ouest, mais la différence réside dans le fait qu’elle y restera contestée, notamment par les élites, parce qu’elle va à l’encontre de l’identité européenne forgée pendant un demi-siècle. Les populismes à l’Ouest se retrouveront renforcés par leur attitude anti-immigrante, mais ils ne sauront pas acquérir un statut hégémonique.

[1] Cet article reprend les thèmes esquissés par l’auteur dans Le Temps (16.09.2015) et de manière plus élaborée dans « How Different is the New Europe ? Perspectives on States and Minorities », in CEU Political Science Journal n° 3, Budapest 2008, pp. 269-292.

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