En 2002 au Yémen, pour la première fois, l’armée américaine assignait une mission mortelle à un drone (avion piloté à distance), puis en 2004 au Pakistan. Sous l’administration Obama, le recours aux drones est devenu systématique, non seulement pour des exécutions ciblées mais aussi pour des attaques d’opportunité. Contrôlé par la CIA, le programme reste secret. On a néanmoins compté jusqu’à 159 attaques par drones américains en 2010, année record en la matière. S’il est difficile d’obtenir des chiffres exacts, le bilan le plus respecté des victimes pakistanaises des drones fait état d’au moins 2500 tués entre 2004 et 2012 (dont 400 civils, environ 176 enfants) et plus de 1200 blessées.
Depuis 2009, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer des violations du droit international et remettre en cause l’impact de la stratégie. Mais malgré une diminution de leur nombre, les missions se poursuivent. Les recommandations de modération et de transparence de l’ONU comme celles du Comité international de la Croix Rouge semblent ignorées.
Au-delà des Etats-Unis (EU), plus de 40 pays ont adopté cette technologie. Le développement se poursuit, la compétition à l’exportation bat son plein. Initialement secrète, l’innovation est aujourd’hui fort médiatisée. Les militaires vendent l’efficience de l’outil, dont la précision permettrait de préserver les vies de soldats et de civils. Cet argument se fait l’écho de l’ambition initiale du président Obama : définir une stratégie de combat efficace, justifiable, à « l’empreinte légère » sur les terrains d’occupation. Dix ans de pratique montrent la fragilité de ces affirmations.
Au regard du droit
Deux rapports spéciaux à l’Assemblée générale des Nations Unies ont conclu que le drone de guerre n’était pas « en soi » contraire au Droit humanitaire international (DIH). Tout dépend de son usage dans la conduite des hostilités. Dans ce contexte, deux questions importantes sont posées : la nature du droit applicable et le respect des principes fondamentaux du DIH quand il est applicable.
La légalité d’un assassinat dépend du contexte de l’opération : dans un conflit armé, les cibles doivent être des combattants ou participer aux hostilités. De plus, l’assassinat doit être militairement nécessaire et l’usage de la force proportionnel à l’avantage militaire attendu. Le risque de blesser des civils doit être pris en compte, des précautions pour protéger ces derniers doivent être mises en place et les représailles sont interdites. Enfin, en cas d’incertitude sur la nature de la personne cible, elle doit être considérée comme civile et donc protégée par le bénéfice du doute.
Hors conflit armé (y compris lorsque l’intensité de l’engagement ne justifie pas l’application du DIH), le cadre légal applicable est celui des droits de l’homme et du droit domestique. Dans ce contexte, tuer une personne n’est légal que pour sauver immédiatement d’autres vies.
En 2010, les EU fournissent une première justification de leur politique. Ils s’affirment en guerre contre des groupes islamiques. Ils invoquent le droit à l’autodéfense et le DIH comme cadre légal de leur engagement. Cependant, l’idée d’une défense générale (ou anticipée) des EU par des attaques régulières « préventives » contre des groupes militants est très disputée en droit international et clairement réfutée par le CICR. Les EU affirment également qu’ils sont en guerre quel que soit le lieu où ces forces ennemies se trouvent, une position discutable parce qu’elle remet en cause les définitions spatiales et temporelles de la guerre. C’est là une vue du DIH appréciée ni des juristes du CICR, ni des défenseurs des droits humains. D’autant plus que la situation au nord du Pakistan, par exemple, ne représente pas nécessairement un conflit armé au sens où le DIH l’entend : durée et d’intensité des hostilités, structure des groupes armés engagés. Les règles relevant des droits de l’homme devraient donc s’appliquer. Ces dernières interdisant l’assassinat prémédité, l’usage de drones tueurs ne serait justifié que pour stopper une attaque imminente.
Du reste, même dans le cadre d’un conflit armé, par exemple la Syrie aujourd’hui, l’usage de ces armes reste encadré par des principes clefs tels que la précaution, la proportionnalité, la discrimination.
Effets pervers
En théorie, le drone permet une vitesse d’exécution et une précision supérieure à d’autres formes de bombardement, un plus en matière de DIH. Les études d’impact produites à ce jour montrent pourtant que le drone n’a rien d’une chirurgie de pointe. La fiabilité de la technologie a déjà fait l’objet d’un rapport critique des Services de recherche du Congrès américain. De plus, l’efficacité de ces robots repose sur l’information transmise, donc sur les réseaux de surveillance auxquels ils sont reliés. Or ces derniers coûtent chers et sont peu fiables. Le risque de manipulation est élevé, d’autant que les EU payent pour le renseignement local des sommes disproportionnées par rapport au niveau de vie, encourageant ainsi de fausses déclarations.
Les critères d’identification des cibles et les procédures de vérification restent secrets. Ceci rend difficile l’évaluation des précautions prises pour éviter les erreurs de ciblage et, plus encore, pour donner aux cibles le bénéfice du doute. Le président Obama a centralisé le mécanisme de décision pour les attaques sur des personnalités précises. Il en assume donc la responsabilité politique. Les juristes s’inquiètent cependant du développement d’attaques sur des personnes dont l’administration américaine ne connaît pas l’identité mais qui présenteraient des « caractéristiques comportementales » proches de celles de terroristes. On les appelle des Signature Strikes.
Les comportements cibles ne sont pas définis publiquement et cela laisse une marge d’interprétation importante. Il n’est pas clair que la documentation explicite du CICR définissant la participation aux hostilités soit prise en compte. De plus, l’action en forme de jeu vidéo augmente les risques de tirs « d’enjouement ». Enfin, l’implication de la CIA inquiète, car ses agents ne sont pas formés au respect du DIH. De façon générale, le manque de transparence et d’information de l’administration américaine est contraire aux principes du DIH. Il est à souligner que les autres nations utilisant cette technologie ne sont guère plus transparentes.
La question des dégâts collatéraux se pose également. Les lieux de rendez-vous sont particulièrement ciblés (mosquées, marchés, maisons traditionnelles de familles élargies) alors que ce sont des objets civils et que le DIH insiste sur la nécessaire distinction entre objets civils et militaires. Cependant les missiles les plus fréquemment utilisés couvrent un radius de 15 à 20 mètres ; le risque de victimes civiles reste donc important. Par ailleurs, l’impact structurel et financier de telles destructions dans des régions très pauvres n’est pas négligeable. Enfin, des attaques des premiers secours et des blessés par un deuxième voire un troisième missile ont été rapportées. Ceci est une violation claire des principes de distinction et de protection du personnel humanitaire.
Au-delà des effets immédiats, une étude dénonce la terreur produite par cette constante surveillance au nord Pakistan. Les populations vivant « sous les drones » n’osent plus aider les victimes des attaques, ne se réunissent plus pour les funérailles ou les réunions tribales, n’envoient plus leurs enfants à l’école. La peur des lieux publics et l’érosion du système politique de Jirga sont perceptibles. Les civils vivent également dans la terreur de représailles djihadistes tant il est facile d’être accusé d’espionnage pour le compte des EU. Un tel impact sociétal est-il proportionnel aux avantages militaires et politiques attendus ? Les objectifs de ces attaques, même s’ils sont atteints, justifient-ils ces dégâts ?
Impasses politiques
Les stratégies de décapitation d’un mouvement militant comportent des risques militaires et politiques non négligeables. Elles détruisent les points de contact et de négociation, annihilant tout espoir de solution négociée. Ce faisant, elles laissent libre cours aux militants de base, parfois plus violents que leurs leaders. De plus, la décapitation repose sur une vue hiérarchisée de l’ennemi et ignore les formes de résilience de type guérilla. Le drone, peu effectif sur des structures fragmentées, encourage les cibles à se fondre plus encore dans la masse. La dispersion augmente, et l’efficacité militaire de l’outil se réduit une fois l’effet de surprise passé.
Au Pakistan, plusieurs études soulignent d’ailleurs que peu de victimes sont des leaders terroristes et que la stratégie de décapitation initiale a été complétée par un volet d’attrition. Or les frappes ciblant des comportements sont source d’erreur. Elles provoquent un tel ressenti au sein des populations que le recrutement taliban en bénéficie. Elles rendent également l’accès ultérieur au renseignement difficile alors que le renseignement est une clef de l’efficacité du drone. Enfin, la violation répétée d’un territoire met en exergue la faiblesse de l’Etat pénétré, son incapacité à protéger ses populations. Et un Etat faible est un problème récurrent pour la stabilité d’une sous-région. Enfin, la perception générale des EU est au plus bas. En juin 2012, près de 75 % des Pakistanais décrivaient les EU comme l’ennemi.
Arme remarquable en théorie, le drone est donc confronté à des histoires sales émergeant des zones cibles, à des doutes sur son efficacité politique. Les opérations d’intoxication sont constantes, les leaders de plus en plus invisibles. Les communautés sont détruites par la peur, déchirées par les dénonciations et les représailles. La méfiance, la haine, la vengeance s’installent. La guerre propre se révèle fiction.
Au-delà du droit
Confronté à des études d’impact critiques et à l’inefficacité politique (sinon technique) de l’outil, les EU ont limité leur usage des drones. Ils misent aujourd’hui sur une combinaison de cette technologie avec des techniques de surveillance de plus en plus sophistiquées. Ce cadrage, bien qu’essentiel, ne suffit pas.
Il faut rappeler que la politique du drone s’est développée en parallèle des critiques du camp de Guantanamo Bay et des dérives de la CIA en matière d’arrestation et d’interrogation à partir de 2004-2005. Pour le président Obama nouvellement élu, le drone s’offrait alors comme une alternative bienvenue (tant qu’elle n’était pas dénoncée) à la gestion « d’ennemis combattants » encombrants : pas de prisonniers.
Ce jeu de cache-cache avec les corpus de droit est dangereux. Tout d’abord parce qu’il décrédibilise le droit. On mobilise le DIH pour ne pas appliquer les droits de l’homme ! Cet usage de mauvaise foi montre à quel point la manipulation est facile pour les maîtres de l’arène internationale. De telles pratiques fragilisent l’appel au respect du DIH ou des droits humains dans d’autres contextes tant le double standard est évident.
Ce jeu est également dangereux car il contraint les chercheurs à enquêter pour démontrer les contradictions de la pratique militaire ; ce faisant, on inverse un principe central du DIH qui exige que l’Etat fasse preuve de la légalité de son innovation militaire en amont de son utilisation. Cette inversion crée une opportunité fort dangereuse pour l’expérimentation directe sur le terrain, d’autant que la technique évolue si vite que le droit peine à suivre. Ces dernières années, le coût des drones, notamment commerciaux, a fortement baissé rendant imaginable leur prolifération et des bricolages civilo-militaires de tous genres. Des incidents impliquant des drones non-identifiés à la frontière indo-pakistanaise ont déjà été déplorés.
De plus, le renseignement a évolué vers une surveillance massive des populations de pays cibles. Google et autres outils renforcent la place de l’observation et de l’analyse comportementale dans la désignation des cibles. Du côté des Etats, on évolue donc vers un monde de surveillance et d’attaque pouvant exclure le regard et le contrôle humain. Récemment, plusieurs conférences internationales ont souligné les questions éthiques relatives à la place de l’humain dans la décision de tuer. On y trouve un accord de principe sur le fait que de donner à une machine un droit de vie ou de mort sur des humains est un affront à la dignité humaine. Mais au-delà, les désaccords sont nombreux.
Enfin, cette bataille entre technique et droit est dangereuse par ce qu’elle cache. Peu d’études explorent l’impact global sociétal de l’arme. Le drone s’est révélé être un agent de terreur dont l’impact est disproportionné et contre-productif, précisément parce que source de terreur. Non seulement le soldat-drone sème une sentence sans jugement pour certains militants et contribue à l’abolition de la notion de civils et de prisonniers de guerre, mais il développe la haine de l’étranger et le sens de l’arbitraire, et entraîne la paralysie et l’érosion de pans entiers de sociétés.
C. D.
Découvrez ici la vidéo de la conférence de Cécile Dubernet, L'intervention civile de paix (ICP) : : une alternative aux violences militaires ?