banner politique 2016
vendredi, 24 mai 2019 10:33

Interview avec Denis Mukwege

MukwegeLe Dr Mukwege et le pape François. © Vatican NewsDenis Mukwege, gynécologue congolais et Prix Nobel de la paix 2018, a rencontré le pape François mercredi 22 mai 2019. Dans une interview à Radio Vatican, il évoque son travail, la violence et les viols sexuels, la justice réparatrice et la situation socio-politique dans son pays.

Denis Mukwege ne s’en cache pas, il partage des idéaux du pape sur la paix, la justice et l’écologie humaine. «La souffrance des victimes des actes de violences sexuelles ne peut laisser personne indifférent. C'est très dur à voir. Il nous arrive d'être envahi par l'émotion au regard de ce que ces femmes subissent. C'est toucher à ce que nous avons de plus cher, c'est toucher même à notre humanité. Je pense que c’est pour ça que je suis là, au Vatican.»

L’idéologie défendue par le Vatican, le respect de la dignité humaine, est très importante. Nous vivons en République démocratique du Congo (RDC), un pays où la vie humaine n'a plus de valeur: les gens peuvent tuer pour n'importe quoi. Nous sommes un pays chrétien, il faut enseigner aux gens les valeurs de l’amour, de la considération de l’être créé à l'image de Dieu... Cette dignité que nous devons avoir est une grande valeur que nous sommes en train de perdre. Il faut absolument se ressourcer, collaborer avec les hommes de Dieu qui croient à cette valeur que Dieu donne à l’homme.»

Une question d'égalité des sexes

Le Dr Mukwege est connu par d’aucuns sous le nom de l’homme qui répare les femmes, appellation qu’il trouve ambivalente: «Malheureusement, ces femmes ont besoin de ces soins que nous leur donnons. Sans cela, on n'aurait jamais été appelé réparateurs. Elles ont besoin d'être respectées… Il faut d'abord les considérer comme étant égales à nous les hommes», déclare le Prix Nobel. C’est dans la différence mise entre l'homme et la femme que se situe l’origine de l'infériorisation de la femme, estime-t-il. C'est ainsi qu'on entre dans le processus même de sa destruction, en oubliant complètement qu'elle est «égale à nous, qu’elle est notre vis-à-vis et que Dieu l'a créée à son image.»

Le Dr Mukwege se réjouit d'être au Vatican avec «son curé», le Père Nicolas avec qui, dit-il, il entretient une très bonne collaboration. Il fait remarquer que dans la paroisse du Père Nicolas, ce sont les femmes qui remplissent l'église, qui travaillent, qui rendent visite aux malades. «En fait, dans notre société congolaise, on ne saura pas redémarrer si on ne donne pas à la femme la place qu'elle mérite. Les femmes sont partout. Que ce soit au marché, au champ, dans le transport ou dans le commerce. Elles font énormément de choses. Malheureusement, on accepte leur travail mais on ne les accepte pas quand il s'agit de répartir le produit de leur travail. C’est le tort que nous commettons. Il est très important qu’au Congo, en Afrique et dans le monde, on puisse absolument donner à la femme sa place.»

Prix Nobel de la paix, une reconnaissance qui booste?

Le contexte dans lequel a travaillé le Dr Mukwege est on ne peut plus interpelant. Il s’est engagé à apaiser un tant soit peu la douleur de nombreuses femmes et entend continuer sur cette voie. «Je suis médecin gynécologue, obstétricien. Je travaille beaucoup, je fais beaucoup de chirurgie. J'ai commencé à soigner les mères, puis j'ai soigné leurs filles et je commence à soigner leurs petits-enfants. Ce n'est pas acceptable! C'est pour ça que j'ai quitté le bloc opératoire pour essayer tout simplement d'alerter le monde.»

Pour le médecin, il ne faut pas perdre la mémoire de l’histoire du pays, du martyre de la population. Depuis vingt ans, la RDC a connu plus de 6 millions de morts, conséquence de massacres, de la faim, du manque de soins, etc. En outre, quatre millions de gens sont des déplacés internes. «Ce ne sont pas des réfugiés accueillis dans des camps, à qui on donne à manger, que l'on soigne, mais des gens abandonnés à eux-mêmes et donc abandonnés aussi dans la mort. Ils ont fui leurs villages pour chercher de la sécurité, mais il n’y a aucune prise en charge pour eux. Donc, ils se cachent, pour finalement mourir. Des centaines de milliers de femmes en outre ont été violées. La situation est très grave. Le bloc opératoire ne pouvant tout solutionner, j'ai décidé de consacrer 25% de mon temps à alerter le monde. Depuis le prix Nobel de la paix, mon pourcentage consacré au plaidoyer a doublé. Mais je pense que ce sera pour une courte période. J'espère que les Congolais, ensemble, avec tous leurs amis et les gens qui nous portent dans leur prière, dans leurs actions, pourront un jour se dire finalement: "le Congo est un pays en paix, où les enfants peuvent grandir sans craindre la mort, sans craindre de ne pas aller à l'école". Et c'est ce que nous espérons.»

Un appel à la responsabilité de chacun

Le Dr Mukwege est en quête de soutien pour mener à bien sa lutte. Son œuvre vient de loin. «Il y a 20 ans personne n'en parlait. Aujourd'hui, on parle un peu plus de la situation des femmes de RDC, mais encore insuffisamment. Assez voudrait dire que le monde s'est mis debout pour dire "non à ce que subit cette population", pour dire "nous ne pouvons pas être indifférents quand la dignité humaine est écrasée." On n'en est pas là. Mais il faudra que l'on finisse par crier ensemble.» Car pour le médecin, il n'y a pas de doute. Chacun est concerné par la situation de la RDC. «Ce n'est pas une guerre tribale, qu’on ne vous trompe pas, ce n'est pas une guerre entre religions, ce n'est pas une guerre entre deux entités territoriales.» La cause des conflits, c'est la richesse des sous-sol du pays. «C'est une guerre pour l'exploitation des richesses que Dieu nous a données, les richesses naturelles du Congo.»

«Que se passe-t-il quand on détruit tout dans un pays? Les jeunes ont tendance à aller chercher ailleurs. Les murs et les barbelés ne peuvent arrêter ce mouvement.» D'autres solutions existent, affirme le Prix Nobel. Il faut commencer par rétablir la paix, bien sûr. Ensuite, il faut axer sur l'éducation. «Donner à des jeunes une éducation, c'est éveiller les esprits innovateurs. Et lorsqu'ils sont innovateurs chez eux, ils n'ont aucun intérêt à traverser les déserts pour essayer de venir en Europe. Il n'y a personne qui peut dire aujourd'hui qu'il a un téléphone mobile sans produit congolais. Demain, on aura la guerre de voitures électriques. Il y a des solutions. C'est un appel que je lance, face à la souffrance extrême qui nous est imposée. Je pense que ce que nous avons, nous n'avons pas besoin de le garder pour nous-mêmes. Nous avons besoin de le partager, mais le partager avec équité. Un partage qui permet à ce que le Congolais puisse vivre tranquille chez lui, qu'il puisse travailler et gagner sa vie normalement. Mais aujourd'hui, si on fait la guerre pour avoir des minerais, il ne faut pas être étonné que des jeunes quittent ces zones de guerre pour aller chercher le confort ailleurs. Et malheureusement, ce confort-là, on l'a difficilement ailleurs.»

Pas de paix sans justice

Pour le Dr Mukwege, les rapports difficiles avec les autorités du pays, surtout celles de l’ancien président Kabila, étaient dus au refus des autorités de voir en face la vérité de la souffrance de la population congolaise. «Tout ce que je dis est vérifiable. On n'a pas besoin de lunettes spéciales pour voir un peuple humilié, un peuple déshumanisé. Je ne vois pas pourquoi dénoncer cela me met en contrariété avec les autorités congolaises. Je crois qu'il faut prendre ses responsabilités.» Au sujet du changement politique de la RDC, le Dr Mukwege préfère ne pas faire de pronostiques et juger sur les actes. Pour lui, un président Tshisekedi motivé pourrait faire évoluer la situation et mener le Congo dans une bonne direction. Tout est question de volonté pour le Prix Nobel.

Revenant sur son discours à Oslo, le médecin réitère son appel à préserver la paix par la justice. «On ne construit pas la paix sans justice. Nous avions sacrifié la justice sur l'autel de la paix. Aujourd'hui, nous n'avons ni paix ni justice. Aujourd'hui, l'appel que je fais au monde c'est qu'on ne peut pas continuer à parler d'autant de morts, d'autant de souffrances, sans qu'il y ait justice.» Il existe un important document, qui pourrait même être le point de départ de la justice en République Démocratique du Congo, estime-t-il.  Il s’agit du mapping rapport du Haut Commissariat aux Droits de l'Homme, écrit il y a 9 ans déjà, qui donne de bonnes recommandations. Depuis, aucune de ses recommandations n'a été respectée. «Je le redis, il n'y a pas de paix sans justice. Lorsque nous parlons de la justice, c'est très important que les gens comprennent que la justice n'est pas seulement répressive. La justice peut être réparatrice, la justice peut permettre d'éviter la répétition des violences. La justice peut permettre de préserver les valeurs morales d'une société, et en fait, garantir également le contrat social. Lorsqu'il n'y a pas de justice, tout cela tombe, et c'est toute la société qui collapse», conclut le Prix Nobel de la paix 2018.

(Radio Vatican/réd.)

Retrouvez ici son interview audio sur Radio Vatican

Lu 1063 fois