Le jésuite Vladimir Pachkov est enseignant à l'institut théologique Saint-Thomas de Moscou.
Plus encore: non seulement les élites dominantes, mais aussi de larges secteurs de la population cherchent à enraciner leur identité prioritairement dans leur histoire et leur culture plutôt que dans la religion, même si l’islam, il est vrai, les a influencées (mais pas entièrement déterminées). Cela vaut pour les Kirghizes, encore nomades récemment, chez qui les us et coutumes ont toujours joué un rôle plus important que le droit islamique, mais aussi pour d’anciens peuples sédentaires comme les Tadjiks, dont la culture a revêtu pour l’ensemble du monde islamique une importance presque égale à celle des Arabes.
L’évolution de ces pays (le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan) après leur indépendance au début des années 1990 a été marquée par divers facteurs. Ils devaient redécouvrir ou réinventer leur identité propre, car aucun d’eux n’a jamais existé dans les frontières actuelles. Or, durant la période où ils faisaient partie de l’Union soviétique, de nouvelles élites se sont créées, peu familières avec les idées religieuses de l’islam prévalentes dans cette région avant la conquête russe. Ces élites ont grandi et se sont formées dans un État sécularisé qui était leur patrie idéologique et intellectuelle. En outre, la plus forte opposition à laquelle elles se trouvent actuellement confrontées est de nature religieuse, à savoir islamiste. Au nom de la religion et de la justice qu’elle promet, cette opposition se bat contre des régimes réellement corrompus. C’est pourquoi les gouvernements laïcs se devaient d'offrir une solution alternative attrayante. Celle-ci devait, d’une part, correspondre à la conception de nation existant dans chacun de ces peuples et, d’autre part, prendre en considération la présence de nombreuses minorités, religieuses et ethniques, et leur ménager un espace dans la nouvelle patrie.
Même si l’on peut observer en Asie centrale certaines des tendances qui ont livré les autres pays musulmans aux mains des fondamentalistes, la diversité des éléments composant la société, ainsi que la longue période vécue dans un État sécularisé et même athée ont créé des conditions permettant tout de même à la sécularisation de s’affirmer. Les élites non religieuses des pays d’Asie centrale recherchent dans l’histoire de leurs peuples de quoi démontrer que l’interprétation de l’islam telle que les islamistes la soutiennent aujourd’hui ne correspond pas à ce que les Ouzbeks, les Kirghizes et les Tadjiks ont vécu au cours de leurs histoires respectives. Et même de rappeler que l’apogée de ces peuples coïncide avec des époques d’ouverture et de tolérance religieuse.
Ces affirmations correspondent-elles totalement à la réalité historique? Voilà une question à laquelle il appartient aux historiens de répondre. Ce qui importe aux politiciens, c’est de trouver quels enseignements tirer de cette histoire pour aujourd’hui.
Le Tadjikistan
Une histoire islamique millénaire et des descendants spirituels de Zoroastre?
La question de l’héritage culturel a toujours soulevé de nombreuses controverses en Asie centrale. Après l’accession (ou le retour) à l’indépendance, le débat est devenu encore plus polémique.
Chaque strate de cet héritage est faite de nombreuses composantes. Ainsi dans la culture tadjike, de nombreux éléments persans, turcs et même russes et chinois coexistent.
Si l’on examine de près la culture et la tradition religieuse des Tadjiks, on constate que la thèse d’une position dominante et presque exclusive de l’islam sunnite est erronée.
Depuis toujours un aspect de la vie religieuse a consisté pour les élites à interpréter la religion et ses symboles de la manière la plus propre à servir des objectifs politiques. Nous verrons de quelle manière, en Asie centrale, cette classe politique gère l’héritage culturel et religieux pour façonner les sociétés de ces États récemment (ou à nouveau) indépendants. Pour cela nous tenterons de discerner comment des symboles politiques du passé sont sélectionnés et interprétés et dans quelle mesure cet héritage culturel détermine les comportements des groupes sociopolitiques et culturels. Cet héritage est souvent abordé de manière très subjective et n’entre que partiellement dans le discours sociopolitique (et religieux).
Lors des discussions menées au Tadjikistan au sujet des symboles nationaux (sept étoiles et une couronne), ceux-ci ont fait l’objet d’interprétations remontant aux origines ariennes, mais basées aussi sur des motifs d’ordre religieux (musulman). Certains ont soutenu que les sept étoiles représentent les sept régions des Ariens, mentionnées dans l’Avesta. Linguistes et écrivains ont découvert un lien entre leurs noms et les territoires de Transoxiane. En 2000, au cours d’un séminaire organisé par le centre culturel iranien à Douchanbé, un politicien tadjik actualisa ces symboles dans le cadre politique moderne en déclarant que ces étoiles représentent les sept provinces du Tadjikistan d’aujourd’hui.
Les structures sociopolitiques peuvent aussi exercer une influence sur les symboles culturels et l’interprétation qu’on en donne. C’est ce qui s’est produit au Tadjikistan après la désintégration de l’Union soviétique, notamment lorsque la statue de Lénine fut remplacée par celle de l’écrivain tadjik Firdousi (1) -les noms figurant dans son épopée, le Shahname, sont très populaires de nos jours. Les linguistes ont été les premiers à lancer le processus visant à créer une nouvelle identité qui devait prendre la place de celle de l’époque soviétique. Par la suite, les politiques ont repris la main et la statue de Firdousi a été reléguée dans un faubourg de Douchanbé, pour faire place, au centre-ville, à celle d’Ismoil Somoni, premier souverain indépendant d’origine iranienne après la conquête arabe. Ce personnage incarnait mieux qu’un écrivain les idéaux et les objectifs recherchés par les élites politiques.
Les islamistes voient en Ismoil Somoni le fondateur de l’identité musulmane des Tadjiks, ce qui est peut-être vrai. C’est aussi le souverain qui a non seulement donné à son peuple une identité, mais sous le règne duquel les positions religieuses et non religieuses pouvaient coexister et c’est précisément la raison pour laquelle il convient si bien en tant que symbole de l’espoir d’un avenir libre et pacifique qui anime un État tadjik revenu à la vie. À son époque, les adeptes de diverses religions, musulmans, zoroastriens, chrétiens, juifs, coexistaient pacifiquement. Lors d’un sondage, près de 65% des personnes interrogées ont approuvé la proposition de faire figurer ce personnage éminent sur un billet de banque du nouvel État. Il personnifie à la fois la puissance militaire et la tolérance à l’égard des dissidents. Mais son petit-fils fit aveugler Roudaki, considéré comme le père de la langue tadjike. En effet, sous le règne de ce petit-fils d’Ismoil Somoni, le pays avait sombré dans l’intolérance religieuse et les élites militaires turques s’étaient imposées au détriment de l’élément irano-tadjik de la population.(2)
Depuis la fin de la guerre civile de 1997, le président tadjik Rakhmonov a mené à bien trois projets fondés sur la tradition historique des Samanides, l’époque du zoroastrisme et la civilisation arienne. Ils visent tous à marginaliser l’influence de l’islam et l’opposition politique islamiste. L’importance de l’État laïc est constamment invoquée pour contrebalancer l’islamisme et le risque de guerre. Pour Rakhmonov, la séparation entre la religion et la politique est la condition d’un développement stable. Dans son livre Le Tadjikistan au seuil du XXIe siècle, il souligne que pour assurer la paix au Tadjikistan, il faut bannir toute idéologie politique influencée par la religion, qui serait catastrophique pour la vie des gens. Il accuse les islamistes d’avoir déclenché la guerre civile en 1992, toutefois sans citer de noms.
Les idées du gouvernement et celles de l’opposition concernant l’identité des Tadjiks étaient et demeurent très différentes: alors que le gouvernement met l’accent sur le concept d’État, l’opposition islamiste, au contraire, insiste sur le rôle de la religion. Leur rivalité se manifeste particulièrement dans la manière dont, de part et d’autre, on interprète le rôle de la dynastie des Samanides dans l’histoire du Tadjikistan(3). Cette dynastie tadjike (819-1005), dont le fondateur est Ismoil Somoni, mentionné plus haut, gouverna l’Asie centrale de sa capitale Boukhara. Aux yeux des islamistes, c’est à cette époque que l’islam sunnite devint la religion des Tadjiks. Du point de vue du gouvernement, ce fut l’époque d’une structure étatique forte et de l’apogée culturelle du peuple tadjik. Lors des célébrations commémorant les 1100 ans des Samanides, Rakhmonov a déclaré: «Le temps des Samanides, âge d’or des Tadjiks, illumine leur histoire millénaire. C’est alors qu’est née l’idée d’unir tous les Tadjiks.»
Au début des années 2000 déjà, Rakhmonov se mit à tirer des parallèles entre l’État des Samanides et la construction du Tadjikistan moderne. Il a particulièrement souligné la stabilité de la dynastie samanide, qui avait réussi à résister aux pressions extérieures. Selon lui, même si cette dynastie a fini par disparaître, dans la conscience nationale, l’idée d’un État tadjik a survécu à des siècles de domination étrangère. Le fait que le farsi ait été la langue de la culture et de l’administration en Asie centrale a joué un rôle important dans le maintien de cette notion d’un État tadjik.(4)
Les religions préislamiques
Dans les pays de tradition culturelle iranienne (perse), la recherche de l’identité se porte vers la religion de Zoroastre, alors qu’au Kirghizistan, que la culture persane n’a influencé que très faiblement, on se tourne plutôt vers l’ancienne religion de Tengri.
Évidemment, on n’a pas simplement redécouvert l’ancienne religion, mais on l’a interprétée de manière à en tirer profit pour aujourd’hui.
Rakhmonov relève non seulement l’importance de la civilisation arienne pour l’histoire du Tadjikistan, mais aussi celle de la religion zoroastrienne. Comme la civilisation arienne aurait tenu bon face à l’influence étrangère des Arabes, de même le zoroastrisme aurait résisté à l’influence de l’islam venu du Proche Orient et qui, à l’origine, était la religion des Arabes (des Sémites).
L’année 2003 a été choisie pour commémorer le zoroastrisme. En coopération avec l’UNESCO, le Tadjikistan, a fêté les 3000 ans de cette religion. Il est intéressant de constater que le zoroastrisme et l’Avesta jouent aussi un grand rôle dans la conscience nationale de l’Ouzbékistan. Le gouvernent tadjik a publié, en partenariat avec l’UNESCO, un ouvrage consacré à cette commémoration. Rakhmonov en a écrit le premier chapitre, intitulé Tadjikistan, patrie de Zarathoustra, premier prophète de la justice. Les auteurs ouzbeks soulignent également le fait qu’avant l’islam, le zoroastrisme était la religion principale sur le territoire de l’Ouzbékistan actuel.
L’année 2006 a été consacrée à la civilisation arienne, proposition soutenue par des scientifiques tadjiks et appuyée par l’élite intellectuelle du pays. À l’époque soviétique déjà, la notion de civilisation arienne constituait un thème privilégié de l’historiographie au Tadjikistan. Le promoteur de la thèse de l’origine et de la culture arienne des Tadjiks n’était autre que le Premier secrétaire du Parti communiste du Tadjikistan, Gafurov. Il écrit dans son ouvrage que ce sont les Tadjiks qui sont les véritables descendants de la civilisation arienne.(5)
La thèse de la civilisation arienne offre aussi une alternative à l’islam conservateur, car, au moins dans son interprétation actuelle, elle défend des valeurs telles que l’humanisme et la tolérance. Certains auteurs tadjiks relèvent l’importance des principes pacifiques ancrés dans cette civilisation (comme par exemple Mamdsho Ililov, dans un article paru le 22 juin 2005 dans le Journal du peuple (Мамадшо Илолов, Наследие наших предков - L’héritage de nos ancêtres - Народная газета)(6). Cette thèse implique aussi des évènements historiques marquants d’Eurasie. Des chercheurs tadjiks estiment que le système de valeurs de la civilisation arienne pourrait contribuer à résoudre des problèmes du monde actuel tels que le terrorisme et le fondamentalisme religieux.
Cette recherche d’identité en-dehors de l’islam s’est renforcée au travers des évènements de la guerre civile des années 1990 pendant laquelle l’opposition s’est présentée comme alternative islamique face aux successeurs athées des communistes. Cette période destructrice et traumatisante a provoqué chez de nombreux Tadjiks une même réaction que la guerre de 30 ans jadis chez les Européens: ne mêlons pas la religion à la politique. Et le parti dit islamiste s’est montré prêt, après la conclusion de la paix, à s’intégrer au processus politique et à se soumettre aux règles d’une société sécularisée. Mais cela ne s’est pas réalisé et, finalement, ce parti a été interdit, ce qui ne tient pas uniquement à lui, mais aussi à la volonté du gouvernement de ne tolérer aucune opposition sérieuse.
Sera-t-il encore possible de confiner l’islam qui, de par sa nature, revendique le contrôle sur l’ensemble de la vie, à l’intérieur des mosquées et des salles de prière des croyants musulmans? Cela ne dépendra pas seulement du succès des efforts du gouvernement pour combattre une petite minorité d’islamistes radicaux, mais aussi de la mesure avec laquelle il parviendra à offrir à la population une alternative attrayante. La tâche n’est pas impossible, et pas seulement auprès de la génération formée à l’époque soviétique, mais aussi auprès des jeunes -il suffit d’aller dans les écoles et de parler avec eux de ce qui les intéresse, de ce qu’ils attendent de la vie, et ce n’est clairement pas une existence régentée par la chari’a. Toutefois, face à la situation économique problématique et à la corruption omniprésente, cette tâche sera très difficile.
(1) www.britannica.com/biography/Ferdowsi
(2) Central Asia and Caucasus. No. 6 (30), 2004.Tajikistan” Cultural Heritage and the Identity Issue. Pulat Shozimov.
(3) Shozimov, Tajikistan’s Year of Aryan Civilisation and the Competition of Ideologies.
(4) https://cyberleninka.ru/article/n/tajikistan-cultural-heritage-and-the-identity-issue
(5) Гафуров Б. Г. Таджики. Древнейшая, древняя и средневековая история. Ирфон. 1989. Soutient les valeurs de tolérance
(6) https://centrasia.org/newsA.php?st=1119785220