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mardi, 15 décembre 2020 18:09

Hongrie, un pouvoir qui écrit et efface l’histoire

En Hongrie, l’histoire sert aujourd’hui de rampe de lancement à un autoritarisme qui se veut le restaurateur des gloires passées et d’un ordre ethnique rêvé où les Hongrois mèneraient les autres peuples du bassin des Carpates, au nom de la chrétienté occidentale. La refonte récente de la place du parlement et de ses alentours le souligne. 

Paul Gradvohl est professeur d’histoire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur du Centre de recherche sur l’histoire de l’Europe centrale contemporaine. De 2012 à 2016, il a dirigé le Centre de civilisation française et d’études francophones de l’Université de Varsovie.

La Hongrie est devenue un État souverain le 26 juillet 1921, au moment de la mise en vigueur du traité de Trianon, signé le 4 juin 1920. Elle le fit avec le statut de pays vaincu au vu de sa participation à l’Empire austro-hongrois, alors que d’autres pays bien plus jeunes, comme la Pologne et la Tchécoslovaquie, s’en tirèrent avec le statut de vainqueurs. Cela valut à la Hongrie de nouvelles frontières, dont se retrouva exclu un tiers environ des Hongrois, et un traitement infligé par les vainqueurs particulièrement sévère, en particulier par ses voisins.

La continuité imaginaire de l’existence de leur État millénaire constitua cependant pour les Hongrois le socle sur lequel ils s’appuyèrent pour justifier le maintien du royaume jusqu’en 1946, et celui de sa classe politique, foncièrement attachée au régent Horthy, jusqu’en octobre 1944. C’est là-dessus aussi que se fonde, depuis le 29 mai 2010 et sans discontinuité, le discours victimaire du régime dirigé par Viktor Orbán.

Des croyances tenant lieu de vérité

Depuis l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2012, de la Loi fondamentale de la Hongrie, la fiction de l’existence continue de l’État hongrois depuis le Moyen Âge a pris une nouvelle forme. La loi (art. R, alinéa 3) reconnaît à la Constitution historique du pays, ainsi qu’à la Profession de foi nationale (son préambule) un statut normatif qui éclaire l’ensemble de ses dispositions. Quant à cette Profession de foi, elle affirme: «Nous respectons les acquis de notre Constitution historique et la Sainte Couronne qui incarne(nt) la continuité constitutionnelle de l’État hongrois et l’unité nationale.» La boucle est bouclée. L’usage syntaxique du singulier permis par le hongrois indique l’association entre la Sainte Couronne (exposée au Parlement hongrois depuis 10 ans) et un corpus de textes juridiques remontant à l’époque féodale. On est bien loin des normes usuelles pour une constitution…

Cette symbolique et la Loi fondamentale suggèrent que l’État hongrois transcende les réalités politiques, une essence qui serait révélée grâce au régime actuel. La Profession de foi s’inscrit dans cette démarche de «catéchisme national» imposée par un devoir de croyance, explicitement attendu des «membres de la nation» et non pas des seuls citoyens relevant de l’État hongrois. Cette croyance est alimentée par la fierté du peuple face à la vaillance et la créativité de ses ancêtres, qui se sont battus pour le maintien de la souveraineté du pays et la défense de l’Europe.

C’est dire comment le politique en Hongrie fait et refait l’histoire nationale! Il en corrige le cadre et l’exploite comme terrain de mobilisation permanente des citoyens et des écoliers. La vision proposée est exclusivement nationale et donc fondamentalement biaisée puisque la Hongrie, de sa création en l’an 1001 à sa première disparition comme État souverain en 1526, a toujours été un pays multiethnique.

Certes les nobles hongrois bénéficiaient de privilèges au sein du système Habsbourg, mais en aucun cas ils n’ont tenu en main les instruments de la souveraineté, exception faite des années 1848-1849. Le nouvel empereur autrichien François-Joseph n’avait alors pas été reconnu par le parlement Hongrois et la révolution hongroise en était arrivée à déposer la dynastie des Habsbourg en avril 1849; mais à peine quatre mois plus tard, les armées de Vienne et de Saint-Pétersbourg (plus de deux cents mille soldats russes) écrasaient les forces hongroises et les indépendantistes ne revinrent plus jamais au pouvoir.

En 1867, le Compromis austro-hongrois offrit au Royaume de Hongrie, dont le roi était l’empereur Habsbourg, un statut particulier et privilégié par rapport à l’ensemble de l’Empire austro-hongrois. Toutefois ce royaume restait privé de diplomatie, d’armée, de banque centrale, donc, de reconnaissance internationale. Cet accord permit à la noblesse hongroise de s’accrocher au pouvoir, de bloquer la progression du suffrage universel et de favoriser l’assimilation des minorités nationales (prises toutes ensemble, elles étaient numériquement majoritaires en 1867). Cette phase s’accompagna d’un développement économique rapide et de l’élaboration de la théorie de la Sainte Couronne. Selon cette théorie, qui s’imposa progressivement au tournant du XXe siècle, l’État hongrois est comme personnifié par la Couronne.

Trianon, un traumatisme

Paradoxalement, la Loi fondamentale revient donc, au nom de la tradition historique, à une conception largement anhistorique. Elle favorise le retour à une géographie médiévale. On trouve d’ailleurs partout dans le pays des cartes du Royaume de Hongrie d’avant 1918. La tutelle exercée par Budapest sur les minorités hongroises installées dans les pays voisins est aussi réaffirmée, et c’est de Transylvanie que Viktor Orbán assène chaque été son discours fleuve sur l’évolution du monde et l’ambition idéologique du moment. Le traité de Trianon y est très régulièrement évoqué, une obsession relevant d’une doctrine de la souffrance face à l’amputation injuste et incompréhensible du territoire national, à la perte d’anciennes provinces.

Pour que ce martyre soit incontestable, le pouvoir s’est attaché à nettoyer le passé, au sens premier du terme puisque les environs du parlement ont été réaménagés à cette fin. Ainsi fut ôtée de la place, en mars 2012, la statue du comte Michel Károlyi, qui y trônait depuis 1975. Cet homme d’État dirigea la Hongrie d’octobre 1918 à mars 1919, date de l’arrivée au pouvoir de la République des conseils menée par Béla Kun. Pour le gouvernement Orbán, Michel Károlyi est un faible et un traître. Non seulement il n’a pas su repousser les velléités territoriales des Roumains et d’autres voisins, mais il a en plus cherché à coopérer avec les minorités.

Sa statue a été remplacée deux ans plus tard par celle d’István Tisza, Premier ministre hongrois durant la Première Guerre mondiale, assassiné le 31 octobre 1918 par des soldats non identifiés. Précédemment installée sur la place en 1934 par le Premier ministre fascisant Gyula Gömbös, ôtée à la fin de la guerre, elle y est revenue par la volonté de Viktor Orbán, qui a souligné le bien fondé de la politique nationale de Tisza (par opposition à celle de Károlyi).

Mémorial national

L’esprit qui a présidé à ce remplacement a été formalisé par le programme Imre Steindl de transformation des abords du parlement (du nom de l’architecte du bâtiment achevé en 1902), adopté par l’Assemblée nationale en 2011. Son but: revenir à l’état des lieux de 1944. Cette zone a acquis depuis un statut de mémorial national.

Un nouveau monument dit de Trianon, construit pour le 100e anniversaire de la signature du traité, a été inauguré le 20 août 2020, fête de saint Étienne (et de la Constitution de 1949 sous le communisme). Sur la rue de la Constitution, perpendiculaire au Danube, un couloir en granit de 100 mètres a été creusé, émergeant progressivement du sol au fur et à mesure que l’on s’approche du parlement. Y sont gravés les noms des 12 537 localités hongroises recensées en 1913. Son concepteur, Tamás Wachsler, a expliqué le 7 septembre sur InfoRádió que l’idée était de représenter la mise au tombeau de la Hongrie mais aussi la résurrection de la cohésion nationale. Pas un mot sur les presque 50% de non Hongrois comptés par le recensement de 1910.

C’est ainsi que la Hongrie horthyste du début 1944 est symboliquement devenue le modèle de l’unité nationale. Même la statue d’Imre Nagy, le chef du gouvernement insurrectionnel de 1956, dont les funérailles enfin célébrées le 16 juin 1989 rendirent Viktor Orbán célèbre, a été évacuée des environs en décembre 2018, pour laisser place au monument inauguré en 1934 par Horthy célébrant la gloire des « martyrs nationaux », victimes des révolutionnaires de 1919. Non loin de là, un autre monument, cette fois en mémoire des victimes de l’occupation allemande de mars 1944, a été installé en été 2014. Mais alors même que ces victimes étaient majoritairement juives, le monument se caractérise par un message niant la coopération des autorités horthystes avec l’occupant et représente la Hongrie avec des symboles chrétiens.

Ajoutons qu'à cette politique monumentale, correspond le démantèlement des moyens octroyés aux universités et à l’Académie des sciences pour une recherche historique non télécommandée. Il en va ainsi quand un pouvoir s’arroge la parole historique au nom de la nation.

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