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mardi, 15 décembre 2020 18:20

Le périple de Sainte-Sophie ou la sagesse malmenée

Le Christ entre l’empereur Constantin IX Monomaque et l’impératrice Zoé. Mosaïque du XIe siècle, à Sainte-Sophie © Francois Galland / GODONGComme à l’époque ottomane, pour la première fois depuis 85 ans, Sainte-Sophie a accueilli à Istanbul, le 24 juillet 2020, la prière musulmane du vendredi. Plus que religieuses à proprement parler, les raisons de cette reconversion en mosquée résultent de motivations politiques nationalistes. Depuis l’été d’ailleurs, les événements qui témoignent des ambitions du président Erdoğan se sont multipliés.

Jean Marcou est titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble (Université Grenoble Alpes). Ses principaux champs de recherche concernent l’évolution des équilibres géopolitiques au Moyen-Orient et en Turquie.

Solennellement célébrée, la prière à Sainte-Sophie (Ayasofya en turc) a été rendue possible par une décision du Conseil d’État turc. Celui-ci avait annulé, une quinzaine de jours auparavant, le décret de 1934 de Mustafa Kemal Atatürk transformant en musée l’ancienne basilique byzantine, devenue une mosquée après la prise de Constantinople, en 1453. L’événement a été fortement commenté, beaucoup n’hésitant pas à y voir un tournant dans l’évolution du régime de Recep Tayyip Erdoğan, qui restaure l’islam dans l’espace public pour lui rendre une dimension officielle pleine et entière. En fait, la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée a été annoncée par une foule de signes avant-coureurs dans la décennie qui l’a précédée; mais il est vrai que ce mouvement s’est accéléré, au printemps 2020, dans un contexte national et international plutôt favorable.

Avant d’aborder ces développements contemporains, il convient de revenir sur l’histoire complexe de cet édifice classé au patrimoine de l’UNESCO et considéré comme l’un des bâtiments religieux les plus imposants du monde, avec Saint-Pierre de Rome, Saint-Paul de Londres ou la mosquée de Hassan au Caire.

Conflits intra- et interreligieux

Dédiée à la sagesse divine (et non à une sainte humaine), Sainte-Sophie prend sa configuration actuelle au VIe siècle, sous le règne de l’empereur Justinien, à la suite de sa reconstruction sur un site qui aurait initialement été celui d’un temple d’Apollon, avant d’abriter successivement, dès le IVe siècle, deux églises considérées comme les plus grandes de la ville. Devenue le phare d’une Église d’Orient qui s’éloigne de Rome, la basilique est pillée en 1204, lors du sac de Constantinople, pendant la quatrième Croisade. Son autel richement décoré est détruit. La basilique devient alors le siège du patriarcat de Constantinople, rattaché à l’Église de Rome, jusqu’à ce que la reprise de la ville par les Byzantins en 1261 referme cet épisode d’histoire latine de plus d’un demi-siècle. Ainsi, lorsqu’au soir de la chute de Constantinople il est converti en mosquée par le sultan Mehmet II Fatih, l’imposant édifice, véritable défi à l’architecture avec sa coupole de trente mètres, domine la mer de Marmara, le Bosphore et la Corne d’Or depuis près d’un millénaire déjà. Commence alors l’histoire musulmane d’Ayasofya.

Préservé du pillage par le sultan lui-même, qui en fit d’emblée le symbole de sa victoire, le bâtiment subit une série d’aménagements destinés à l’adapter au culte musulman (couverture des mosaïques et peintures au lait de chaux, adjonction de minarets, de fontaines, d’un mihrab ou de minbar...). Pour autant Sainte-Sophie n’est pas un édifice islamique par défaut. Première mosquée de l’Empire où le sultan se rend pour la prière du vendredi, elle devient un modèle. Sa forme caractéristique (coupole et minarets adjoints) va inspirer l’architecture de toutes les mosquées ottomano-turques jusqu’à nos jours.

À l’heure de la République laïque

Avec la fin de l’Empire et du Califat, au début des années 1920, l’édifice perd son statut de première mosquée impériale. Parallèlement à la laïcisation de la République qu’il a fondée en 1923, Mustafa Kemal veut construire un islam national distinct du reste du monde musulman. Dans cette perspective, Sainte-Sophie accueille en 1932 une lecture du Coran en turc, avant d’être transformée en musée, Atatürk ayant décidé d’offrir à l’humanité ce monument millénaire, au moment où il se réconcilie avec la Grèce et avec d’autres voisins orthodoxes (traité d’amitié gréco-turc en 1930, Pacte balkanique en 1934).

Après la Deuxième Guerre mondiale, à l’issue de l’instauration d’un régime pluraliste en Turquie, les démocrates d’Adnan Menderes, qui tempèrent la laïcité kémaliste en rétablissant notamment l’appel à la prière en arabe, ramènent dans l’hémicycle du musée des médaillons proclamant le nom d’Allah, de Mahomet et des quatre premiers califes, qui avaient été retirés à l’époque d’Atatürk.

En dépit de ce premier retour de l’islam dans l’édifice, la remise en cause du statut de musée de celui-ci n’est pas à l’ordre du jour. Le gouvernement turc s’offusque même de ce que le pape Paul VI ait osé esquisser une génuflexion en entrant dans Sainte-Sophie, désormais sécularisée, lors de sa visite en 1967; cela est perçu comme un défi à l’État laïque. Quarante ans plus tard, Benoît XVI évitera de raviver la polémique et surprendra tout le monde en préférant se «recueillir» aux côtés du grand mufti d’Istanbul dans la mosquée bleue voisine... Pendant la visite pontificale, des groupuscules islamo-nationalistes, revendiquant la reconversion du musée en mosquée, tenteront d’y improviser une prière. Mais le gouvernement de l’AKP, tout occupé à faire avancer sa candidature à l’Union européenne, balayera d’un revers de main l’initiative. 

Vue de la Corne d’or et Sainte- Sophie © Francois Galland / GODONG
Une décennie de revendications

Depuis 2012 cependant et la rigidification du système politique turc, les choses se sont accélérées. Périodiquement, des responsables de l’AKP évoquent publiquement un changement de statut. Quant au patriarcat œcuménique de Constantinople, il regrette dès 2013 les campagnes de presse et d’opinion soutenant la transformation de Sainte-Sophie en mosquée. Loin d’être une lubie d’Erdoğan, la remise en cause du statut de l’édifice découle donc d’une lente évolution.

Dans le sillage de l’ouverture du musée Panorama 1453, la célébration chaque année par le régime turc de la prise de Constantinople contribue à renforcer les pressions de ceux qui veulent faire dans l’édifice la « prière de la conquête ». C’est ainsi que pour la première fois depuis plus de 80 ans, un imam a même fait en 2016 l’appel à la prière à l’intérieur de Sainte-Sophie lors du Ramadan (pendant le mois saint, les minarets sont remis en activité pour l’appel du hezan). Deux ans plus tard, à l’occasion d’un festival dans l’enceinte du monument, Erdoğan n’hésite pas à dédier une prière «à tous ceux qui nous ont légué cette œuvre en héritage, en particulier au conquérant d’Istanbul». Puis en 2019, lors d’une émission télévisée, il affirme sans ambages qu’Ayasofya va redevenir une mosquée, répondant par ailleurs aux Occidentaux qui s’en inquiètent: «Ceux qui demeurent silencieux face aux violations de la mosquée Al Aqsa [de Jérusalem] n’ont rien à nous demander en ce qui concerne le statut de Sainte-Sophie.»

Parallèlement, des pétitions périodiques ou des actions juridictionnelles continuent de réclamer la fin du statut de musée de l’édifice, jusqu’à ce qu’aboutisse, au début juillet 2020, le recours pour la reconversion en mosquée de Sainte-Sophie, déposé par une fondation pieuse devant la juridiction administrative.

Symbole de tensions intérieures

Le contexte politique intérieur et international de 2020 est, il est vrai, particulièrement propice à cela et le régime a tout le loisir de faire monter la pression pendant le déroulement de la procédure. L’un des objectifs de la restauration de Sainte-Sophie comme mosquée est probablement de permettre au président Erdoğan de reprendre pied à Istanbul, où son parti a perdu la mairie en 2019. En prétendant rendre au peuple turc le symbole de sa victoire de 1453, qu’Atatürk avait donné à l’humanité (voire aux Occidentaux comme le pensent ses détracteurs), le leader de l’AKP entend mettre Ekrem Imamoğlu, le nouveau maire kémaliste d’Istanbul, dans une position difficile. Ce dernier cependant n’est pas tombé dans le piège qu’aurait constitué une réfutation frontale du projet. Comme le reste de l’opposition d’ailleurs, il a préféré souscrire au changement, sans s’interdire de dénoncer une manœuvre de diversion propre à faire oublier la situation économique et sociale difficile dans laquelle le pays se trouve depuis plusieurs années.

Les kémalistes toutefois n’ont pas hésité à reprendre l’offensive lorsqu’Ali Erbaş, le chef du Diyanet (direction des affaires religieuses), chargé de prononcer, sabre à la main, le sermon de la prière solennelle du 24 juillet 2020, a paru s’en prendre à Atatürk, maudissant celui qui avait cru pouvoir disposer d’un bien qui ne lui appartenait pas. En dépit des évolutions récentes, la personne du fondateur de la Turquie moderne reste à bien des égards «sacrée», et lui porter atteinte n’est pas sans risque, à plus forte raison quand on prétend rassembler le peuple turc.

Offensives en série

Au-delà des tensions politiques intérieures, le changement de statut de Sainte-Sophie a surtout semblé consacrer les offensives récentes lancées par Erdoğan au Proche-Orient et en Méditerranée orientale. Après plusieurs interventions militaires en Syrie depuis 2016, la Turquie a porté secours avec succès au gouvernement libyen d’alliance nationale au premier semestre 2020, lui permettant de rétablir une situation compromise. Pendant ce temps, elle a lancé des navires de prospection gazière dans les eaux disputées de la Méditerranée orientale. Censée défendre ses droits et ceux des Chypriotes turcs à accéder à la manne énergétique de la zone, cette nouvelle offensive maritime a été l’occasion pour le président turc de revendiquer la possibilité pour son pays de rayonner sur les mers qui l’entourent, cette «patrie bleue» (mavi vatan) que ses voisins grecs et chypriotes, avec leurs alliés occidentaux ou d’autres rivaux en Méditerranée orientale, ne cesseraient de lui contester.

Face aux Européens qui n’ont pas voulu de la Turquie, mais aussi au monde arabo-musulman qui s’en méfie à nouveau, il s’agit pour le président Erdoğan d’affirmer l’émergence d’une puissance régionale incontournable. Cet objectif n’est pas pour déplaire au MHP, le parti ultranationaliste, dont l’apport a permis à l’AKP de rester majoritaire lors des derniers scrutins nationaux de 2017 et 2018. Mais il faudra sans doute que le parti au pouvoir et son leader trouvent d’autres arguments pour l’emporter lors des élections générales de 2023, qui verront également la célébration du centième anniversaire de la République.

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