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mercredi, 16 décembre 2020 08:20

Climat: aveugles et sourds. Entretien avec Dominique Bourg

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Il a fallu attendre que le réchauffement climatique soit perceptible par monsieur et madame tout-le-monde, en particulier en Occident, pour que les gouvernements prennent la mesure de la catastrophe. Mais l’ont-ils vraiment fait? Pressurisés par les attentes des citoyens et des lobbys économiques, empêtrés dans des croyances idéologiques, les dirigeants ont toujours un train de retard. Pour le philosophe franco-suisse Dominique Bourg, l’heure n’est plus aux consensus ni aux compromis.

Expert en durabilité, Dominique Bourg a présidé jusqu’en décembre 2018 le conseil scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme. Professeur honoraire à l’Université de Lausanne, il est notamment l’auteur d’Une nouvelle terre. Pour une autre relation au monde (Desclée de Brouwer, 2018) et de Le marché contre l’humanité (Puf, 2019).

Le réchauffement climatique était déjà signalé par des scientifiques au début des années 70. Les gouvernements du monde auraient pu prendre la mesure des risques et les prévenir par des politiques adéquates. Ils ont préféré continuer à miser sur le mythe du Progrès et garder pour finalité la croissance économique. En 40 ans, la température moyenne a augmenté sur Terre d’un degré environ par rapport à la seconde moitié du XIXe siècle, mais comme le prédisent différents modèles climatiques au monde, une nouvelle augmentation deux fois plus rapide, soit d’un degré dans les 20 ans à venir, nous attend. Quant à notre biosystème, il se transforme en profondeur, avec la disparition d’un million d’espèces (animales et végétales) annoncée par l’IPBES.[1] Il ne s’agit plus «seulement» de la disparition de mammifères, mais de l’effondrement de l’étage inférieur, celui des arthropodes, ces petits invertébrés articulés dont font partie les insectes, les crustacés et les arachnides (sans parler du niveau encore plus bas des bactéries et autres micro-organismes).

Voir pour croire

Pourquoi avoir tant tardé à écouter les sirènes d’alarme et à agir? Et est-ce déjà trop tard? Pour Dominique Bourg, pour qui l’optimisme est moteur de l’action, les catastrophes sont certaines, et cela va faire très mal… mais nous devons tout faire pour limiter les dégâts. «Nous sommes dans une dynamique du tragique au sens grec du terme. Le GIEC et l’IPBES jouent le rôle du chœur; ils disent à Œdipe -l’humanité: ‹Attention! Tu vas finir par tuer ton père et épouser ta mère.› De fait, nous avons déjà tué le père, malgré les avertissements, parce que l’humanité reste une espèce relativement bornée, qui ne parvient à estimer les dangers que lorsqu’ils sont immédiats. Et encore! Elle est capable de les sur-interpréter et de rester dans le déni.»

Ce fonctionnement, avance le professeur, repose sur les expériences humaines accumulées depuis l’époque où nous étions des chasseurs-cueilleurs réagissant face à des dangers immédiats et visibles. «Il reste compliqué pour les humains de concevoir une réalité qu’ils ne voient pas. Surtout si on leur demande d’anticiper les risques liés à cette réalité en allant à l’encontre de leurs habitudes et de leur appréhension du bien-être; de payer de leur personne au présent, pour un bénéfice futur qui leur paraît hypothétique.»

Cette dynamique psycho-sociale complique les prises de décisions des politiques, en particulier dans les régimes démocratiques où il n’est pas simple de faire fi de l’opinion du peuple, même si celle-ci flirte avec le négationnisme. À moins d’accepter de payer le prix fort en termes électoraux. Reste que pour Dominique Bourg, qui a fait partie de la commission Coppens qui a préparé la Charte française de l’environnement (2005) et qui parle donc d’expérience, les vraies entraves aux actions concrètes pour décélérer le réchauffement climatique viennent des lobbies économiques qui soumettent les États à des pressions énormes.

«Les anticipations qui ne sont pas lourdes, nos États savent très bien les faire. Celles qui viennent contraindre les enjeux immédiats des meneurs économiques, ils en sont beaucoup moins capables. Regardez le temps qu’il a fallu pour aboutir à la révision de la loi fédérale sur le CO2 adoptée par le Parlement suisse en septembre 2020. Elle aurait été intéressante en 1990, mais 30 ans après, elle est totalement dépassée. Elle a même 50 ans de retard, si on anticipe sur les effets probables auxquels nous serons soumis dans 20 ou 30 ans. Pourtant cela n’a pas manqué, l’UDC a déjà lancé un référendum.» Et à ceux qui disent mieux vaut ça que rien, l’expert en durabilité rétorque que l’illusion de faire quelque chose est parfois plus dangereuse que l'inaction, car elle conforte les gens dans une sorte de bonne conscience pernicieuse qui fait traîner les choses en longueur. Or le temps est à l’urgence. Pour lui, les États sont légitimement tenus d’agir vite et fort aujourd’hui, quitte à arracher l’aval populaire.

Changer de crédo, une nécessité

Reste que pour le philosophe, le seul courage politique ne suffit pas. Pour anticiper juste et agir à bon escient, les dirigeants ont besoin de se défaire de certaines croyances, d’une vision erronée de l’Histoire, et d’adopter une nouvelle philosophie de vie. En effet, eux aussi sont soumis à des crédos idéologiques très ancrés, tels que la croyance en le Progrès.

«Cette idée est semée dans la Bible déjà. Avant cela, tous les modèles religieux imaginaient l’Âge d’or comme une époque résolument perdue; la Bible, pour sa part, dit qu’on le retrouvera à la fin des temps, dans l’avenir donc. Les Lumières vont laïciser ce crédo avec le mythe du Progrès et affirmer que l’on peut espérer atteindre sur terre un état de quasi-perfection. Et cela va donner lieu à un début de réalisation, pour une toute petite partie de l’humanité, pendant les Trente glorieuses. Croire que les techniques, en particulier ce qu’on nomme les high-techs, conduisent à l’amélioration générale de la condition humaine et peuvent résoudre tous les problèmes, même ceux qu’elles occasionnent elles-mêmes, est une illusion.»

Ainsi, pour Dominique Bourg, même les défenseurs du développement durable se fourvoient, car cette notion plutôt vague s’inscrit dans cette même compréhension du Progrès. «Croire qu’on va pouvoir continuer à s’enrichir matériellement sans dégrader la Terre est un leurre. Même si ce sera long et difficile, il faut changer de référentiel, se désintoxiquer du matériel, et opter pour ce qu’on appelle communément la décroissance, mais que je préfère appeler la durabilité forte. Ce qui doit décroître, ce sont les flux de matière et d’énergie. Nous devons réduire notre richesse matérielle, arrêter de produire des babioles qui ne servent à rien, et essayer de nous concentrer sur les éléments nécessaires à notre existence et à une certaine forme de confort. Par contre, le patrimoine, les arts, la littérature, la générosité, la spiritualité, le tissu relationnel doivent continuer à se développer.»

S’insérer dans la nature

Pour permettre aux humains de durer, nous devons transformer notre manière d’être au monde, défend le philosophe, en essayant de nous insérer dans la nature, pour protéger au mieux nos sources de vie, voire même pour les améliorer. Et de prendre pour exemple la façon dont les peuples amazoniens font un avec la forêt primaire, un mode de fonctionnement que nous devrions tenter de transposer dans nos écosystèmes sociaux.

L’agroécologie est ainsi promise à jouer un rôle primordial dans ce changement de paradigme. Signe réjouissant, cette agriculture très savante, qui s’insère dans le milieu naturel en jouant avec ses mécanismes, fait de plus en plus d’adeptes. Elle repose sur les low-techs, soit des techniques qui misent sur la durabilité forte en altérant le moins possible l’écosystème qui nous fait vivre.

«Les low-techs exigent de l’anticipation pour préserver la durée des écosystèmes. La sophistication est dans cette réflexion en amont plus que dans les objets eux-mêmes. C’est l’inverse avec les high-techs. Prenez l’agriculture conventionnelle, qu’on devrait plutôt appeler agriculture de chimie de synthèse. Le propre de cette agriculture, c’est de vouloir se séparer de la nature. Elle s’appuie sur l’azote de synthèse, le phosphate, les pesticides, en niant l’existence des microorganismes dans les sols, des insectes... C’est une agriculture hors sol, si j’ose dire. En tout cas, quand elle prend le sol, c’est pour le détruire. La logique doit changer, nous n’avons pas le choix, assène Dominique Bourg, sinon c’est le suicide annoncé.»

[1] Cf. Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), Le rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosytémiques. Résumé à l’intention des décideurs, Bonn 2019, 60 p.

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