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samedi, 12 juin 2021 22:12

Pourquoi le cardinal Marx a voulu démissionner

Le cardinal Reinhard Marx en 2008 WikipediaLe 21 mai dernier, assumant l’échec de l’Église catholique face à la crise des abus sexuels en Allemagne, le cardinal allemand Reinhard Marx a demandé au pape François l’autorisation de démissionner de sa charge d’archevêque de Munich et Freising. Autorisation qui lui a été refusée par le pape, le 10 juin 2021, qui déclare, dans une lettre au ton très personnel, que «toute l’Église est en crise à cause du problème des abus». De fait, le cardinal Marx n’est accusé ni d’abus sexuels ni de dissimulation. Alors, pourquoi avoir voulu démissionner? L'avis de Gerard O’Connell, correspondant au Vatican pour le magazine America.

Le cardinal Reinhard Marx est depuis longtemps un véritable fer de lance de l’Église catholique, à la fois en Allemagne et sur un plan universel. Autant dire que sa décision de remettre au pape François, le 21 mai dernier, sa démission en qualité qu’archevêque de Munich et Freising, a surpris tout le monde. Et l’annonce publique qu’il a faite, le 4 juin, a secoué toute l’Église, de l’Allemagne à Rome. «Dans une certaine mesure, cela a rappelé la décision de Benoît XVI de démissionner», a déclaré le jésuite Hans Zollner sj au magazine America lors d’une longue conversation au Centre for Child Protection (CCP ou Centre de protection de l’enfance) de l’Université pontificale grégorienne dont il est le président. Le cardinal n’avait consulté qu’une poignée de personnes. Sa démission a donc été vécue comme un séisme chez les religieux comme chez les laïcs, provoquant une multitude de réactions et d’interprétations contrastées et en laissant perplexes plus d’un.

C’est lors d’une rencontre au Vatican, il y a plus de deux semaines déjà, que le cardinal Marx a remis sa lettre de démission au pape. Dans une déclaration du 4 juin, il a révélé que François l’avait autorisé à publier la lettre en lui demandant de «continuer à assumer [ses] services en tant qu’évêque jusqu’à qu’il [le pape] prenne sa décision».

Le cardinal Marx est évêque depuis près de 25 ans. Le pape Jean-Paul II l’a successivement nommé évêque auxiliaire de Paderborn en 1996, puis en 2001, évêque de Trèves, le plus ancien diocèse d’Allemagne. En 2007, Benoît XVI l’a choisi pour diriger l’archidiocèse de Munich et Freising –Benoît lui-même en avait été l’archevêque avant de venir à Rome où, en 2010, il a reçu le chapeau rouge.

Cardinal électeur, Reinhard Marx a participé au conclave de 2013 qui a élu François, étant dès le départ un partisan du premier pape sud-américain. Quatre jours après son élection, le pape François l’a intégré à son Conseil des cardinaux. De sorte que depuis huit ans, les deux hommes ont passé de nombreuses journées ensemble à la faveur des réunions du concile ainsi que des synodes des évêques. Ils se connaissent donc assez bien.

Un cardinal très engagé dans la lutte contre les abus sexuels

Certains décrivent le cardinal Marx comme un «cardinal panzer» –surnom autrefois utilisé pour désigner Joseph Ratzinger par ses détracteurs– et bien qu’il soit considéré comme impulsif et fort, c’est avant tout quelqu’un de «très sensible», a affirmé le Père Zollner, théologien jésuite et psychologue allemand qui le connaît bien. «Parmi les dirigeants de l’Église, il a montré au sujet du problème des abus une sensibilité tout à fait remarquable, à la fois constante et inébranlable.» Le Père Zollner a rappelé que le cardinal Marx a énormément contribué, avec le soutien financier de son archidiocèse, à l’organisation de la première conférence sur la question des abus sexuels à l’Université grégorienne en 2012, à la création du Centre de protection de l’enfance (CCP) à Rome en 2013 et à l’organisation du sommet du Vatican sur la protection des mineurs dans l’Église en février 2019. Fin 2020, il a créé avec ses propres fonds la fondation Spes et Salus, qui œuvre à la guérison spirituelle des victimes d’abus et travaille en liaison avec le CCP. «Il sait quel rôle et donc quelle responsabilité il a au sein de l’Église. Il est conscient de ce qui se passe et de ce qui doit être fait».

Le cardinal Marx a occupé des postes de haut niveau au sein de l’Église d’Europe, à la fois en tant que président de la Commission des épiscopats de l’Union européenne, de 2012 à 2018, et en qualité de président de la Conférence épiscopale allemande de 2014 à 2020. Comme cardinal, il a fréquenté les couloirs du pouvoir au Vatican. Pourquoi donc a-t-il remis sa démission alors qu’il ne fait l’objet d’aucune accusation particulière et que tant d’autres cardinaux et évêques sont réticents à démissionner de leurs postes, même lorsqu'ils risquent de devoir s'expliquer face à des preuves?

Et profondément ébranlé par ce qu'il considère être un échec

Le qualificatif de «très sensible» employé par le Père Zollner apporte un éclairage significatif sur la personnalité du cardinal. Il ressort clairement de sa lettre qu’il a été profondément troublé par le scandale des abus sexuels, en particulier depuis qu’il a fait l’effet d’une bombe en Allemagne en 2010. À la suite d’accusations selon lesquelles Benoît XVI aurait mal géré une affaire en tant qu’archevêque du diocèse de Munich et Freising, l’Église allemande a ouvert une enquête. Depuis lors, le cardinal Marx a déclaré à plusieurs reprises lors de conférences de presse: «2010 a été la pire année de ma vie sacerdotale.»

Dans sa lettre, il rappelle qu’après la publication, en 2018, du rapport «MHG» sur les abus sexuels dans l’Église d’Allemagne, commandé par la Conférence épiscopale allemande, il avait déclaré dans la cathédrale de Munich: «Nous avons échoué.» En effet, il en était venu à reconnaître qu’en tant que dirigeant de l’Église allemande, il portait une responsabilité personnelle dans cette crise, mais qu’il y avait aussi une responsabilité institutionnelle de cet échec «systémique». Le Père Zollner explique que cet échec systémique réside dans la culture et la pratique institutionnelles. Ces dernières n'ont ni empêché les abus sur mineurs, ni protégé les victimes. En fait, elles ont permis que l’on étouffe les affaires d'abus et que l’on envoie leurs auteurs dans d’autres paroisses ou institutions.

Le cardinal Marx a reconnu que cet échec avait conduit l’Église d’Allemagne «au point mort» (1) et a estimé qu’il devait remettre sa démission pour réparer ces fautes. Il a indiqué au souverain pontife: «Par ma démission, je voudrais exprimer que je suis prêt à assumer personnellement la responsabilité, non seulement de toutes les erreurs que j’aurais pu commettre, mais aussi de celles de l’Église en tant qu’institution que j’ai contribué à façonner et modeler au cours des dernières décennies.»

Les réactions en Allemagne

Plusieurs sources rapportent que cette proposition de démission du cardinal a été plutôt bien accueillie en Allemagne, et surtout parmi les victimes d’abus. «C’est un pas impressionnant qui a été franchi; enfin, en Allemagne, un évêque parle à la première personne et prend ses responsabilités», a déclaré dans un communiqué Matthias Katsch, le porte-parole de l’association allemande des victimes Eckiger Tisch. Il a qualifié la proposition de Marx de démissionner de «marque personnelle de leadership» et espère que l’Église prendra désormais des mesures pour répondre aux problématiques des victimes.

«Le démissionnaire n’est pas celui qu’il faut», a déclaré de son côté Thomas Sternberg, président de l’influent groupe laïque du Comité central des catholiques allemands. Il faisait allusion au cardinal Rainer Woelki, archevêque de Cologne, fustigé pour avoir mal géré la crise des abus et pour sa pastorale douteuse pendant plus de six mois; son diocèse fait désormais l'objet d'une visite apostolique ordonnée par le pape François.

Ludwig Ring-Eifel, le rédacteur en chef de l’agence de presse internationale catholique [allemande] KNA, explique, dans une chronique publiée ce 9 juin, que Reinhard Marx «est plus populaire que jamais à la base depuis son renoncement volontaire au pouvoir». Mais au niveau épiscopal, souligne-t-il, à l’exception du président de la Conférence, Mgr Georg Baetzing, et de son vice-président, Mgr Franz-Josef Bode, les réactions à la décision du cardinal Marx ont été «peu enthousiastes », ce qui «pose la question de savoir si Marx, avec ce coup d’éclat, a vraiment choisi la bonne méthode pour impulser l’élan dont son Église a besoin pour repartir de l’avant».

Tout le monde ne souscrit pas à l’analyse que fait le cardinal Marx du scandale des abus sexuels. Au moins deux anciens cardinaux du Vatican ne partagent pas son point de vue selon lequel l’Église porte une responsabilité institutionnelle pour son échec systémique. Il y a d’abord le cardinal espagnol Julián Herranz, 91 ans, président d’honneur du Conseil pontifical pour les textes législatifs et membre de l’Opus Dei. Dans une lettre adressée à L’Osservatore Romano –lettre qui a fait la une de ce quotidien italien le 8 juin–, il conteste cette affirmation, sans nommer le cardinal Marx, et objecte à la remise en cause de la crédibilité de l’Église en tant qu’institution. Le cardinal italien Fernando Filoni, 75 ans, préfet honoraire de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples et ancien responsable de la Secrétairerie d’État sous le pape Benoît XVI, avait pris une position semblable beaucoup plus tôt, ce qui lui a valu d'être interpellé par le cardinal Marx.

Dans son analyse, M. Ring-Eifel rapporte également qu’«en coulisses [en Allemagne], certains religieux critiquent le diagnostic de Marx selon lequel l’Église aurait abouti à une impasse». Ces détracteurs estiment qu'évoquer cette déchéance de cette manière n’est d’aucune utilité pour personne.

Un coup de pied dans la fourmillière

Mais le Père Zollner sj ne voit pas la situation du même œil. «Je pense qu’il fallait donner un coup de pied dans la fourmilière. Marx est dans le vrai, nous sommes dans une impasse, dos au mur, dans le sens où nous sommes pris dans les filets d’un entre-soi, dans des débats sur nous-mêmes où il y a peu de place pour les discussions sur la manière de vivre l’Évangile. Notre invitation au grand public à découvrir Dieu en toutes choses est presque anéantie», a-t-il confié au magazine America.

«En Allemagne, le mot Dieu est en train de disparaître; on assiste à une évaporation de la foi», déplore-t-il. «Mais si vous allez dans les paroisses, si vous entendez des confessions, si vous accompagnez les gens spirituellement, si vous dites quelque chose de raisonnable, les gens sentent qu’il doit y avoir plus que cela dans la vie.»

Pour le Père Zollner, les déclarations du cardinal Marx «sont une bouffée d’air frais parce que nous sommes arrivés à une situation que saint Ignace appellerait désolation. Pourtant, ajoute-t-il, j’ai maintenant l’impression que les gens se disent que, certes, nous sommes dans une impasse, mais qu’il est possible de faire demi-tour… et c'est là pour moi ce qui compte le plus.»

Le cardinal Marx a adopté la même prise de position dans sa lettre au pape, affirmant qu’à la lumière de la foi pascale, il voyait que «l’impasse» en question «a également le potentiel d’être un tournant» et il considère que le «chemin synodal» peut offrir une sortie de crise. En proposant sa démission, il espère «être en mesure d’envoyer un signal personnel pour un nouveau départ, un nouveau réveil de l’Église [et] pas seulement en Allemagne».

Si le Père Zollner a salué le cardinal Marx, c’est «parce que [ce dernier] a du courage. Le courage, non pas d’attaquer les autres, mais de prendre ses responsabilités.» Un genre de courage qui, selon lui, ferait aujourd’hui cruellement défaut à l’Église allemande.

(1) Toten Punkt: cette expression, souvent traduite dans les médias francophones par «impasse», remonte au jésuite Alfred Dept, exécuté en 1945 par les nazis pour résistance spirituelle, et voisin de cellule de Dietrich Bonhoeffer. Une précision amenée par Mgr Bätzing, président de la Conférence des évêques allemands, sur les chaînes de TV allemandes ARD et ZDF, lors de ses interviews sur la lettre de démission de Reinhard Marx. Voir L’Église, «dans une impasse » ou au point «mort»?, in La Croix, 16 juin 2021. (ndlr.)


La réponse du pape François

Dans une longue missive adressée le 10 juin 2021 à son «cher frère», le pape François a rendu hommage au «courage chrétien» du cardinal Marx. Cette volonté de se retirer pour dénoncer et prendre sur soi la «catastrophe» des abus démontre, selon François, que l’archevêque allemand «n’a pas peur de la croix» ni «d’être humilié face à la terrible réalité du péché». (Vous pouvez lire cette lettre publiée sur cath.ch). Le pape ne s’est donc pas contenté de répondre aux raisons qui ont poussé le cardinal à vouloir démissionner. Il aborde dans cette lettre, de manière incisive, le scandale des abus sexuels dans son ensemble, qui a mis à genoux l’Église catholique en Allemagne et dans de nombreux autres pays. Il s’accorde avec Marx à la qualifier de «catastrophe» et affirme que «chaque évêque de l’Église doit s’évertuer à se demander ce qu’il doit faire face à cette catastrophe?».

S’exprimant en tant que chef de toute l’Église, il appelle chaque évêque, et l’Église en tant que communauté, à cesser de pratiquer «la politique de l’autruche» et à abandonner «les silences, les omissions, et à donner trop de poids au prestige des institutions et aux dénis», qui, dit-il, «ne mènent qu’à l’échec personnel et historique» et obligent à «vivre avec le poids des cadavres restés dans le placard».

Le pape François explique: «Il est urgent de reconnaître explicitement cette réalité des abus sexuels, d’interroger la façon dont l’Église doit y répondre et de laisser l’Esprit Saint nous conduire dans le désert de la désolation, jusqu’à la croix et à la résurrection. Nous devons suivre le chemin de l’Esprit Saint, et le point de départ est cette humble confession: nous avons commis une faute, nous avons péché», insiste-t-il.

Il demande à chaque évêque et aux communautés ecclésiastiques de s’ouvrir à l’Esprit Saint et d’assumer la responsabilité des «nombreuses erreurs du passé et du présent», de faire un «mea culpa» pour eux et, par la confession, l’aveu du péché et le repentir. De chercher à réparer et de faire ainsi l’amende honorable qui mène à la résurrection.

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