Il aura fallu pas moins de neuf ans et une gestation plus ou moins difficile pour que la réforme de la constitution apostolique de Jean-Paul II sur la curie romaine Pastor bonus (1988) voie le jour le 19 mars dernier ⌈entrée en vigueur le 5 juin⌉. L’élan missionnaire qui anima les apôtres le jour de la Pentecôte souffle aujourd’hui sur une Église appelée à ce que l’on pourrait qualifier de «mission missionnaire», en témoignant en paroles et par des gestes concrets de la miséricorde qu’elle reçoit elle-même de Dieu. Dès lors, Praedicate Evangelium trouve son fondement dans le contexte de cette dimension missionnaire de l’Église.
La conversion missionnaire à laquelle l’Église est appelée tend à illuminer l’humanité, à renouveler l’Église et à refléter sans cesse davantage cette mission d’amour propre au Christ. Dans ce sens, un changement notoire de paradigme qui traduit l’esprit de cette réforme réside dans le fait que le Dicastère pour l’évangélisation apparaisse comme le primus inter pares, dont le préfet n’est autre que le Pontife romain lui-même (comme ce fut le cas par le passé au Saint-Office). Il semble que nous vivions aujourd’hui un kairos pour réaffirmer que la barque de l’Église a le vent en poupe pour accomplir sa tâche primordiale: l’évangélisation.
Optimiser la mise en œuvre de Vatican II
Pour le pape François, cette réforme curiale s’inscrit avant tout dans la continuité et la perspective des deux dernières y relatives, à savoir celle de 1967 voulue par Paul VI par la constitution apostolique Regimi Ecclesiae universae et celle de Pastor bonus promulguée par Jean-Paul II en 1988. En outre, tout comme ce fut le cas de Paul VI, la volonté du pape François est indubitablement celle d’optimiser encore la réalisation de la mise en œuvre du concile Vatican II en la matière. Ainsi Praedicate Evangelium a pour objectif, d’une part, de mieux harmoniser le travail de la curie avec le chemin d’évangélisation sur lequel l’Église est en marche aujourd’hui. D’autre part, elle tend à valoriser et promouvoir la communion missionnaire qui existait entre les apôtres et le Christ durant sa vie terrestre.
C’est en effet en tant que successeur de Pierre, celui à qui le Christ a confié l’unité de l’Église, que le Pontife romain incarne véritablement le principe visible et perpétuel de l’unité du collège épiscopal et de la multitude des fidèles. Et c’est au service de cette mission universelle que se met la curie romaine, qui est donc étroitement liée tant au collège des évêques qu’aux évêques singuliers, aux conférences épiscopales, à leurs unions régionales et continentales, ainsi qu’aux structures hiérarchiques orientales respectives. Dans ce sens, la curie romaine ne se place donc pas entre le pape et les évêques, mais est bien au service des deux.
Une nouvelle terminologie
L’une des principales nouveautés de cette réforme se trouve certainement dans le changement de terminologie. Ainsi, à partir de ce dimanche, toutes les congrégations et les conseils pontificaux deviennent des dicastères à part entière.
Ce changement de terminologie n’est pas anodin, puisque désormais tant la Secrétairerie d’État, que les dicastères et les autres organismes qui composent la curie romaine sont juridiquement égaux.
Par ailleurs, face à une curie romaine qui, aux yeux du monde, semble parfois ne concerner que les clercs, l’un des points d’attention majeurs de cette réforme -et peut-être la plus grande nouveauté- est la volonté d’impliquer davantage tous les fidèles dans des fonctions de gouvernance. C’est en raison du caractère vicaire de la curie romaine que chaque institution curiale agit avec le pouvoir ordinaire vicaire du munus primatial du Pontife romain. Ainsi, si désormais (du moins en théorie) chaque fidèle est susceptible de présider un dicastère ou autre organisme, c’est en raison du fait que son autorité ne dépend pas du grade hiérarchique propre à la personne qui assume la fonction, c’est-à-dire une autorité propre liée au sacrement de l’ordre, mais au contraire parce qu’il s’agit ici de l’autorité du Pontife romain assumée par l’institution curiale en question.
Comme le précise le Code de droit canonique de 1983, c’est en vertu de sa dignité baptismale que tout fidèle laïc jouit «d’une véritable égalité en vertu de laquelle […], selon la fonction et la condition propre de chacun», il est appelé à coopérer à l’édification du corps du Christ (cf. can. 208 CIC). De plus, au-delà de cette égalité, tous les baptisés portent une véritable responsabilité quant à l’accomplissement de la mission de l’Église (cf. can. 204 CIC). Dans ce sens, Praedicate Evangelium développe ce que le CIC prévoit. C’est dans cette optique que la présente réforme envisage l’implication de fidèles laïcs dans des rôles de gouvernance et de responsabilité. Leur présence est en effet indispensable et leur contribution enrichissante pour l’Église puisqu’ils coopèrent à son bien par leur vie familiale, leur connaissance des réalités sociales et leur foi, notamment en ce qui concerne la promotion de la famille, le respect des valeurs de la vie et du créé et le discernement des signes des temps.
Une telle disposition pose la question du pouvoir de gouvernement dans l’Église.
À ce propos, le CIC de 1983 va encore plus loin en affirmant la possibilité pour les fidèles laïcs de coopérer «à l’exercice du pouvoir de gouvernement, d’institution divine, encore appelé pouvoir de juridiction» dont sont aptes ceux qui ont reçu l’ordre sacré (cf. can. 129 §2 et §1 CIC).
Questions autour du pouvoir de gouvernement
Une question émerge alors, comme l’a relevé le tout fraîchement désigné cardinal Ghirlanda sj lors de la conférence de presse de présentation de cette réforme: le pouvoir de gouvernement est-il conféré aux évêques par la mission canonique et au Pontife romain par mission divine, ou par le sacrement de l’ordre? Dans la mesure où le pouvoir de gouvernement serait conféré dans l’Église par la mission canonique, c’est-à-dire par la nomination, il pourrait être conféré à des fidèles laïcs; ce qui n’est pas le cas si l’on estime qu’il est conféré par le sacrement de l’ordre. Pour le cardinal Ghirlanda, la présente constitution apostolique est la démonstration que le pouvoir de gouvernement dans l’Église ne vient pas du sacrement de l’ordre mais de la mission canonique.
Il s’agit ici d’une question fondamentale sur laquelle les canonistes ne sont pas unanimes. Toute l’interprétation dépend en réalité de ce que le CIC entend par le terme «coopération» des fidèles laïcs au pouvoir de gouvernement dans l’Église.
Néanmoins, l'importante question du pouvoir vicaire ou vicarial au sein de la curie ne doit pas être confondue avec celle du pouvoir délégué que tout évêque peut donner à des laïcs (cf. can. 131 CIC). Ainsi, le pouvoir ordinaire de gouvernement fondé sur l’élément ontologique sacramentel comme participation immédiate au pouvoir du Christ (cf. cc. 331 et 381 §1) dans le cas du Pontife romain, est assumé de manière vicaire par les institutions curiales, même si elles ont à leur tête un fidèle laïc qui, de manière personnelle, n’est pas canoniquement apte à exercer ce pouvoir. Ce qui est sûr et dont il faut également tenir compte, c’est que l’évêque ne peut pas éviter que les prêtres soient, indissolublement par leur ordination, ses premiers collaborateurs. Cela n’implique-t-il donc pas, pour l’évêque de Rome, qu’il doive gouverner l’Église universelle de manière vicariale tout d’abord avec son clergé? Comme c’était le cas des premiers cardinaux… cela pose une multitude de questions. Il n’en demeure pas moins que la présente constitution apostolique représente un pas important dans l’exercice et la bonne compréhension du pouvoir de gouvernement du Pontife romain. Il sera désormais intéressant d’observer son application concrète et ses limites.
Renforcer la communion ecclésiale
En outre, la décentralisation voulue par le pape François et la volonté de donner une autonomie plus grande aux conférences épiscopales dans la présente réforme –ce qui était moins explicite dans Pastor bonus- a pour but d’exprimer la dimension collégiale et de renforcer la communion ecclésiale. En effet, les Pasteurs ont la compétence de résoudre les questions qu’ils connaissent bien et qui ne touchent pas l’unité de la doctrine, de la discipline et de la communion de l’Église. Cette autonomie n’est pas à concevoir comme une sorte de possibilité d’émancipation indépendante d’une conférence épiscopale qui mettrait en péril l’unité de l’Église et qui ne tiendrait pas compte, à ce propos, du reste de l’Église universelle, comme il semble que certaines conférences épiscopales ou groupes d’évêques soient tentés de le penser aujourd’hui.
En ce qui concerne la collaboration avec les évêques, le travail de la curie romaine consiste, notamment par le soin apporté à la préparation et au déroulement des visites ad limina Apostolorum, à reconnaître et soutenir leur service à l’Évangile et à l’Église. Pour ce faire, la curie romaine encourage la conversion pastorale que les évêques promeuvent, en appuyant solidement leurs initiatives évangélisatrices et leurs options pastorales préférentielles pour les pauvres, la protection des mineurs et des plus vulnérables (pour lesquelles une commission spéciale a d’ailleurs été créé au sein du dicastère pour la doctrine de la foi) comme toute autre contribution pour la famille humaine, l’unité et la paix. La présente réforme met aussi un accent très important sur le contrôle des structures et des activités administratives et financières, ou encore sur l’accompagnement pastoral et l’intégration des divorcés remariés civilement et des personnes qui, dans certaines cultures, vivent en situation de polygamie. Ce dernier aspect représente véritablement une nouveauté.
Dans l’esprit du concile Vatican II, le pape relève également l’importance de la diversité des cultures qui doit refléter la catholicité de l’Église dans le choix des cardinaux, des évêques et des autres collaborateurs. Le choix des prélats élevés à la dignité cardinalice par le pape François en témoigne de manière significative, comme cela s’est encore vérifié dans la récente annonce du prochain consistoire qui se tiendra le 27 août prochain. Cette diversité culturelle, de langues et de nationalités doit être un signe permanent de communion et de solidarité du Pontife romain avec l’Église universelle.
Une Église en mouvement
Comme nous l’avons vu, la présente constitution apostolique ouvre une multitude de questions. Cela témoigne d’une Église non statique mais bel et bien en marche qui cherche et qui ose le changement. Comme le rappelle le pape François, une telle réforme nécessite tout d’abord de s’en remettre à l’Esprit saint qui est le vrai guide de l’Église. C’est au service des Églises particulières et des Pasteurs sacrés, et de cette coresponsabilité dans la communion, que la curie romaine travaille en premier lieu comme instrument du Souverain Pontife, en son nom et en celui de son autorité et de son pouvoir suprême, plénier et immédiat. Cette réforme n’est donc pas une fin en soi. Elle est un moyen de témoignage chrétien tendant vers la spiritualité du bon samaritain, sensible aux plus faibles. Une spiritualité qui trouve sa source dans l’amour de Dieu, qui nous demande d’aimer comme lui nous aime, et de favoriser l’évangélisation tout en promouvant un esprit œcuménique plus fécond et un dialogue davantage constructif entre tous.
À lire encore à propos de Praedicate Evangelium, «Scanner d'une réforme», un éclairage du Père Claude Ducarroz, prévôt émérite du Chapitre cathédral de Fribourg, publié dans notre édition d'été à venir, choisir n°704.