Pas moyen d'y échapper. Le «général» des jésuites passe obstinément pour un personnage mystérieux, disposant d'une «troupe de choc» capable de mener les combats du Vatican dans les situations les plus délicates. Acerbes ou flatteuses, rumeurs et réputation sont difficiles à modifier. Rien, pourtant, du «portrait-robot» du jésuite subtil, retors et belliqueux ne subsiste dans l'itinéraire qui se dessine à partir des entretiens du Père Pedro Arrupe, préposé général des jésuites depuis 1965, avec son confrère le Père Jean-Claude Dietsch, directeur de l'Office de Presse et d'information de la Compagnie de Jésus. Du livre publié en ce début du mois de juin aux éditions du Centurion, nous tirons quelques « bonnes feuilles » particulièrement éclairantes. Sauront-elles dissiper le mystère entourant cette légion de l'ombre, comme l'appelle encore l'hebdomadaire romand «L'illustré» dans un récent article où la Compagnie de Jésus demeure «l'Ordre le plus secret de l'Eglise»? Les chances sont minimes. Il faut néanmoins les jouer tout en encourageant le lecteur à se reporter à l'ensemble de l'ouvrage. II révèle très bien la personnalité de Pedro Arrupe, un homme sans doute hors du commun et cependant d'une rare humilité.
-Né le 14 novembre 1907 à Bilbao, en pays basque, Pedro Arrupe est entré dans la Compagnie de Jésus à l'âge de vingt ans, après avoir commencé des études de médecine. Il exercera au Japon la plus grande partie de son activité apostolique. Arrivé à Yamaguchi en 1938, il est nommé curé de paroisse et... accusé d'espionnage au profit des Etats-Unis! Emprisonné dans un total isolement, il s'attend à être exécuté. Libéré sans explication, il deviendra en 1942 maître des novices et recteur du noviciat de Nagatsuka, dans la banlieue d'Hiroshima. Le 6 août 1945, il est témoin direct de l'explosion de la bombe atomique, et transforme le noviciat en hôpital d'urgence. Nommé supérieur provincial du Japon en 1958, il est élu «général» le 22 mai 1965. A ce titre, il participe à la quatrième session du Concile de Vatica IIi et à tous les synodes des évêques (six sessions entre 1967 et 1980). «Ce qui ne veut pas dire » précise-t-il «que je considère ma vie comme particulièrement extraordinaire»!
-Les entretiens recueillis par Jean-Claude Dietsch se sont déroulés entre Noêl 1980 et Pâques 1981. De tragiques événements vont marquer les mois qui suivent. Le 7 août 1981 le Père Arrupe, de retour d'un voyage aux Philippines, est frappé par une thrombose cérébrale. Il reste paralysé. On sait d'autre part que, dès le printemps de 1980, le Père Arrupe avait exprimé le souhait de démissionner. Le pape Jean-Paul II en personne le pria de revenir provisoirement sur cette décision. La procédure complexe permettant l'élection d'un nouveau général était donc interrompue quand survint l'accident d'août 1981. Un vicaire général, le Père Vincent O'Keefe, avait été nommé pour régler les affaires courantes quand, en octobre 1981, intervenant une nouvelle fois, Jean-Paul II désignait à la tête de la Compagnie un «délégué personnel », le Père Paolo Dezza, âgé de 80 ans. Sans avoir été démis officiellement de ses fonctions, le Père Arrupe n'exerce donc plus la charge effective de général.
-Les motifs de la décision du pape ont donné lieu à de multiples interprétations et la presse s'est fait largement l'écho des tensions, réelles, qui pèsent sur les relations entre le Vatican et l'Ordre des Jésuites. Le Père Arrupe est souvent représenté dans ce contexte comme l'obscur rival du pape. S'il est indéniable que Jean-Paul II comprend mal les orientations sociales de la Compagnie, il est non moins vrai que Pedro Arrupe s'est montré à l'égard de la papauté d'une loyauté à toute épreuve. « Le Saint-Père représente Jésus-Christ: nous devons l'aimer, nous devons le défendre, nous devons étudier et expliciter sa doctrine »: ces propos, qui surprendront maints lecteurs étrangers au catholicisme, devraient faire taire les soupçons tenaces des milieux conservateurs contre un homme à la fois brisé par la maladie et douloureusement atteint par les décisions de Jean-Paul II. En pressentait-il le poids lorsqu'il écrivait, trois mois avant d'être paralysé: « La mort est-elle un saut dans le vide? Non, certainement pas (...). J'espère que ce sera un «consummatum est - tout est consommé», l'ultime Amen de ma vie, le premierAlleluia de mon éternité. Fiat. Fiat.»
-Ces sentiments profonds de disponibilité à Dieu, à l'Eglise et aux hommes de son temps, Pedro Arrupe a voulu en faire la marque de son «généralat». Plutôt que d'épiloguer sur les conflits entre le pape et la Compagnie, et sur les manoeuvres sinistres qui, aujourd'hui encore, s'activent pour discréditer l'engagement des jésuites(2), CHOISIR présente en avant-première à ses lecteurs le chapitre où le Père Arrupe expose, à partir de son expérience personnelle, sa conception de l'annonce de l'Evangile dans le monde actuel.
A. L.
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-(1) Extraits d'Itinéraire d'un jésuite, par Pedro Arrupe.
Entretiens avec Jean Claude Dietsch SJ, Le Centurion, Paris 1982, 144 p.
-(2) Nous reviendrons cependant, dans notre prochain numéro, sur «l'affaire Pellecer», ce jésuite du Guatémala enlevé en juin 1981 puis «réapparu» en septembre avec des idées absolument inverses de celles qu'il avait jusqu'alors défendues. Présentés par un hebdomadaire français comme la «Confession d'un jésuite révolutionnaire» et comme l'exemple d'une «conversion» exemplaire, les propos du Père Pellecer sont utilisés à des fins partisanes non seulement contre les jésuites mais contre tous les chrétiens engagés en Amérique latine pour la défense de la justice et des plus pauvres.
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-Jean-Claude Dietsch : Comment annoncer l'Evangile aux hommes d'aujourd'hui, alors que naissent et grandissent de nouvelles nations qui prennent une conscience de plus en plus affirmée de leur propre identité et de l'originalité de leur culture, que les idéologies s'affrontent pour se partager, en quelque sorte, le monde, que l'évolution des techniques entraîne de profonds changements de mentalité?
-Pedro Arrupe : C'est tout le problème de l'inculturation qui ne se pose pas seulement - votre question le laisse entendre - hors des pays ou continents d'ancienne tradition chrétienne. (...)
-J.C.D. : Ce qui s'applique à tous les peuples, à tous les pays?
-P.A. : Il est évident que l'inculturation est indispensable d'une manière universelle. Il y a encore quelques années, on pouvait croire qu'elle ne concernait pas les pays du Vieux Continent, avec leurs cultures non seulement imprégnées de christianisme, mais même fondées sur le christianisme. Mais les changements rapides survenus dans ces pays - et le changement est désormais un état permanent - nous persuadent qu'aujourd'hui une inculturation constante et nouvelle de la foi est indispensable si nous voulons que le message évangélique atteigne l'homme moderne et les nouveaux groupes subculturels (les marginaux, les émigrés, les habitants des quartiers pauvres, les intellectuels, les scientifiques, les étudiants, les artistes?). Ce serait une dangereuse erreur d'affirmer que ces pays n'ont pas besoin d'une réinculturation de la foi.
-Je crois que le plus grand obstacle à l'évangélisation est l'absence d'inculturation, et que le plus grand danger que courent les pays de l'Occident latin est de n'avoir pas conscience de la nécessité de cette inculturation.
-J.C.D. : Comment le problème se présente-t-il au plan théologique?
-P.A. : L'incarnation du Fils de Dieu est la raison première et le modèle parfait de l'inculturation. Comme Lui, et parce que le premier il l'a fait, l'Eglise s'incarne de la manière la plus vitale et la plus intime possible en chaque culture, s'enrichissant de leurs valeurs et leur apportant l'unique rédemption du Christ, son message et la sève qui donne une nouvelle vie. Aucune de ces valeurs ne peut être ignorée ou supprimée: toutes doivent être favorisées et assumées.
-Ce qui a des conséquences pastorales immédiates. Ainsi l'inculturation suppose une nouvelle attitude d'esprit dans les Eglises du vieux monde, qu'il s'agisse de l'Eglise latine ou des Eglises orientales: il s'agit de renoncer à un complexe de supériorité et à un monopole des formes d'expression. Il y a plus d'un siècle que le monde a cessé de porter la marque de l'Europe (pour ne pas dire du monde méditerranéen). Et il est en train de perdre très rapidement la marque occidentale. Le nombre des nationalités ayant chacune une identité bien différenciée s'est multiplié en peu de temps, et les hémisphères opposés ne sont plus l'Est et l'Ouest, mais le Nord et le Sud. Il y a un déplacement, net et significatif, des centres de gravité de la planète.
-J.C.D. : Sur le chemin de l'inculturation se dressent de nombreuses difficultés, et même des obstacles, car l'inculturation a à assumer bien des tensions. Pourriez-vous, de votre point de vue et selon l'expérience apostolique de la Compagnie, caractériser quelques-unes de ces tensions?
P.A. : Permettez-moi d'abord d'affirmer ceci: si l'inculturation repose sur une compréhension réciproque, un véritable échange, un dialogue sincère, les difficultés peuvent être surmontées.
-Mais voyons les tensions auxquelles nous avons à faire face. Les unes sont d'ordre théologique. Il y a d'abord la tension entre les valeurs universelles et immuables du message chrétien, qui doivent être assimilées par chaque culture, et les éléments contingents des cultures particulières qui ont donné, au long des siècles, son visage au christianisme. Il y a aussi le souci de maintenir sa propre identité et la nécessité de purifier certains aspects de la culture qui sont anti-évangéliques ou qui empêchent l'intégration d'autres valeurs supérieures. En ce sens, je dirais que toute «in-culturation» exige - si je peux m'exprimer ainsi - une «trans-culturation» (c'est-à-dire une ouverture et un échange avec les autres cultures), qui exige elle-même une «deculturation» partielle (c'est-à-dire une mise en question de certains aspects de la culture propre). Il y a encore la tension suivante: les richesses de l'incarnation ne peuvent être toutes contenues dans une seule culture, ni même dans l'ensemble des cultures de l'Histoire. Seule l'Eglise universelle est l'authentique dépositaire de l'ensemble de la Révélation.
-On peut encore citer la tension entre le concept d'unité (d'ordre doctrinal, liturgique, etc.) pour lequel on a lutté pendant des siècles (rappelez-vous, en ce qui concerne la Compagnie de Jésus, la «querelle des rites chinois») et la conviction que des adaptations culturelles sont nécessaires pour permettre l'insertion de la foi en chaque peuple: l'inculturation engendre un certain type de diversité à l'échelle universelle, mais elle doit maintenir, comme objectif prioritaire voulu par le Christ, l'union des coeurs.
-Un autre ensemble de tensions relèvent du domaine anthropologique. Voici d'abord la tension entre les valeurs humaines, prioritaires dans la conception chrétienne de la personne, et le caractère dépersonnalisant de certaines cultures qui subordonnent l'individu aux intérêts de marché ou de classe. Une autre tension est due à la rencontre entre des civilisations millénaires et la présentation, trop occidentalisée, paternaliste et suffisante, de la foi en Jésus Christ; d'où la nécessité de décoloniser l'annonce de l'Evangile face à un sentiment nationaliste qui exalte la liberté et la possibilité, pour chaque peuple, de créer son propre avenir. (..)
-Plus généralement, je dis: si un homme veut vraiment travailler avec un peuple, il doit connaître l'âme de ce peuple.
-J.C.D. : N'est-il pas difficile aujourd'hui de préserver ce temps d'initiation, face à l'urgence de certains appels apostoliques et au manque de main-d'oeuvre?
-P.A. : Il faut de toute façon acquérir une certaine maîtrise de la langue, si l'on se trouve à l'étranger, ou des manières de s'exprimer propres à un groupe, ainsi qu'une connaissance suffisante des éléments fondamentaux de la culture correspondante. Sinon, le travail apostolique reste superficiel et ne porte que peu de fruits. Bien sûr, si l'inculturation est nécessaire, elle ne peut être totale: en tant qu'étranger, j'apporte aussi des valeurs qui sont utiles. Ma propre culture peut enrichir les autres cultures. Encore faut-il, pour transmettre ces valeurs, que je connaisse la mentalité de ceux auxquels je m'adresse.
-On ne va pas en Afrique ou en Amérique latine pour convertir ces continents avec des méthodes européennes, mais on y va pour servir le Christ, les évêques et les communautés chrétiennes - en sachant que nous pouvons aussi apporter des valeurs humaines et spirituelles complémentaires.
-J.C.D. : Pour les jésuites, comment s'allient l'appartenance à ce corps qu'est la Compagnie et l'insertion dans des aires culturelles si différentes les unes des autres?
P.A. : L'unité de la Compagnie s'enracine dans l'esprit de son fondateur saint Ignace. Cet esprit, comme la foi, doit ensuite s'incarner dans les différentes cultures. Il y a, pour tous les jésuites, des points de repère communs qui sont fondamentaux: la «gloire de Dieu», l'amour de Jésus Christ, l'humilité, la pauvreté, le zèle apostolique, etc. Mais que signifient la pauvreté ou la vie communautaire selon que l'on se trouve en Europe ou en Inde par exemple? Il faut appliquer les orientations fondamentales aux situations concrètes et choisir les moyens apostoliques adaptés: on doit tenir compte des manières de penser, des catégories philosophiques, des échelles de valeurs, des symboles exprimant la beauté, le respect, etc.
-Aujourd'hui, l'unité ne passe pas par l'uniformité du discours ou de la manière de s'habiller. Cette unité est plus profonde: c'est l'union des esprits et des coeurs qui fait que malgré les différences extérieures, on se sait frères, membres de la même famille. C'est l'uniformité imposée, non la variété, qui engendre les divisions; on parle alors de «colonialisme»: pourquoi, dans tous les pays, devrait-on parler, manger, s'habiller comme les Européens? Au contraire, donner, par exemple, la possibilité à de grandes aires culturelles d'avoir une liturgie propre renforce les liens avec Rome, car l'amour de la Mère Eglise se trouve ainsi approfondi. C'est la même chose pour la Compagnie.