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jeudi, 20 août 2015 09:00

Les laïcités suisses

Le fédéralisme suisse fait de notre pays le mini représentant des différentes modalités de la laïcité en vigueur en Europe et de l’adaptation des régimes juridiques aux réalités sociales.

Laïque, la Suisse ?[1] Suivant le sens qu’on donne au terme, la réponse peut varier du « oui » militant ou peu informé au « non » justifié et réducteur, en passant par tous les « mais » qui signalent que la réponse n’est pas simple, d’autant plus que le terme « laïcité » est fortement idéologisé et infléchi par la mode.
Pour coller à la réalité, il vaudrait mieux partir de l’observation que l’Etat, dans le monde occidental tout au moins, régule la religion, quel que soit le régime juridique qui organise ses rapports avec les religions, confessions, Eglises… sises sur son territoire, à savoir la séparation Eglise-Etat jusqu’à l’Eglise d’Etat.
La France illustre la première variante et pourtant l’Etat y finance les écoles confessionnelles, décide des motifs qui orneront les vitraux d’églises, intervient pour légitimer les symboles acceptables, célèbre des Te Deum, rencontre les leaders religieux, oblige les confessions à s’organiser en consistoire (le dernier en date concerne l’Islam)… Et le Danemark pourrait représenter la variante fusionnelle, en raison du rôle du Parlement en tant qu’instance tutélaire de l’Eglise luthérienne. Le conditionnel est de mise pour attirer l’attention sur l’évolution qui caractérise ces relations sous l’effet du double processus de désinstitutionalisation et d’individualisation de la religion, en marche dès les années 60.
Ainsi, en France, depuis la présidence Chirac, la séparation viserait moins à empêcher l’empiétement de l’Eglise catholique sur la vie publique qu’à favoriser la liberté religieuse, le choix de chacun. Et si avant son élection, Nicolas Sarkozy reconnaissait la force des racines chrétiennes de la France, il a ensuite mis de l’eau dans son vin en invoquant la « laïcité positive », ouverte à tous, attestant que le rôle de l’Etat serait de gérer la pluralité religieuse. Les événements de janvier 2015 viennent hélas ! confirmer l’actualité de ce rôle.
Quant aux pays scandinaves et du nord de l’Europe, la tendance est au dés enchevêtrement de ces relations, une disposition qu’on repère dans la Suisse de modernité tardive.

Histoire suisse
L’organisation des rapports Eglises-Etat remonte en Suisse à la création de l’Etat fédéral et à sa première Constitution de 1848. Au plan national, la neutralité confessionnelle est la norme, l’Etat veillant au respect des libertés de conscience et de religion et à la paix entre les confessions. Son intelligence fut de confier aux cantons le soin de définir les règles de cohabitation.
Les modalités juridiques mises en place purent ainsi refléter le génie et l’histoire, en particulier confessionnelle, des cantons. Elles s’étalent de la séparation à l’Eglise d’Etat, en passant par différentes modalités d’associations permettant, entre autres, la levée d’un impôt ecclésiastique au plan communal (paroissial) ou cantonal.
La modalité séparation n’apparaît qu’au XXe siècle, à Genève, canton qui a connu de violentes disputes confessionnelles dans la deuxième partie du XIXe siècle, sous l’influence des idées françaises et de sa loi de séparation datant de 1905, ainsi qu’à Neuchâtel, dans les années 1940, pour des raisons à la fois différentes et similaires !

Interventionnisme
Dans les cantons protestants, le pouvoir libéral puis radical pesa fortement sur la vie de l’Eglise réformée et ce bien avant 1848. A Berne, par exemple, l’Eglise est soumise en 1831 au Département de l’instruction publique, qui la dote d’un synode composé exclusivement de pasteurs. En 1852, le gouvernement donne aux réformés une structure presbytéro-synodale, introduisant les laïcs dans tous les rouages de l’Eglise. Les conseillers de paroisse sont élus par les citoyens et il en ira de même pour les pasteurs dès 1874.
Ce faisant, l’Etat a favorisé la démocratisation et la laïcisation - au premier sens du terme ! - de l’Eglise réformée. La généralisation est en effet de mise, le processus se répétant dans tous les cantons protestants. A Neuchâtel, par exemple, en associant les laïcs au pouvoir ecclésiastique en 1848, le gouvernement soustrait l’Eglise au pouvoir de la Vénérable classe des pasteurs, se montrant anticlérical à sa manière.
Une lecture partielle et probablement partiale du grand conflit idéologique qui a marqué le XIXe siècle, le Kulturkampf, ce combat pour faire triompher les idées de la modernité condamnées par l’Eglise catholique romaine et qui a engendré notre seule et brève guerre civile, le Sonderbund, combat qui illustrait aussi le conflit de pouvoir entre protestants majoritaires et catholiques minoritaires, a laissé planer l’idée que l’intervention des pouvoirs publics n’avait affecté que le catholicisme romain. C’est oublier qu’en fonction de son organisation en diocèses, transcendant les limites cantonales, l’Eglise catholique échappait au contrôle des cantons. Il fallait donc à ceux-ci des me sures fédérales pour exercer ce contrôle. Les articles d’exception introduits dans les Constitutions fédérales de 1848 et sa révision de 1874 en sont les témoins.
On retrouve là la patte interventionniste des radicaux, dont on a vu les effets sur les Eglises réformées cantonales. Ce « Vieux grand parti », à composition alors essentiellement protestante, rappelle ce que Luc Boltanski a mis en évidence en 1966 dans Le bonheur suisse[2] : l’adoption des valeurs protestantes comme valeurs de référence pour la Suisse moderne.
Par ce système de contrôle instaurant des relations subtiles, l’Etat a canalisé le pouvoir religieux. Le temps qui passe et la cohabitation qui s’est progressivement généralisée entre les réformés et les catholiques, en particulier dans les grandes villes, ont apaisé les tensions. Les catholiques ont peu à peu réintégré pleinement la vie nationale.
Dans les cantons, la situation décrite s’est prorogée jusque dans les années 60. Si les rapports Etat-Eglises dans les cantons catholiques étaient moins perceptibles, il ne faut pas sous-estimer le rôle du parti démo-chrétien qui, durant des décennies, a été celui de courroie de transmission entre la hiérarchie et le pouvoir politique.

Modernité tardive
Le système de relations mis en place n’est en fait pas très différent de celui observé dans les pays voisins, hormis la France. Le processus de désinstitutionalisation des grandes organisations religieuses a eu un peu partout les mêmes effets. Face à des Eglises amoindries, l’Etat s’est moins investi. Il veille tout au plus à ce que le marché religieux reste calme et concurrentiel, selon l’observation bien frappée du sociologue québécois Raymond Lemieux. Sur les processus d’individualisation et de désinstitutionalisation de la religion va se greffer bientôt un troisième larron : la pluralisation de la religion. En 1970, 94 % de la population vivant en Suisse se disait chrétienne. En 2000, on est passé sous la barre des 80 %. Cette évolution rapide traduit, entre autres, deux changements qui vont s’accentuer, à savoir la croissance du nombre de personnes n’affichant aucune appartenance religieuse (ce qui ne signifie pas qu’elles sont sans croyances) et celle des musulmans.
Ce triple processus va avoir des incidences sur notre problématique. D’une part, la perte d’audience des Eglises établies va pousser les cantons à désenchevêtrer les relations Eglises-Etat et, d’autre part, la pluralisation du champ religieux va obliger l’Etat à rejouer son jeu du XIXe siècle, à savoir réguler la diversité religieuse qui comporte désormais bien plus que les composantes catholique et réformée !
Le désenchevêtrement est particulièrement visible dans les cantons protestants ou mixtes qui, au fil de la révision de leurs Constitutions cantonales à la fin du siècle dernier, vont accorder plus d’autonomie organisationnelle aux Eglises reconnues - catholique romaine, réformée et, dans quelques cantons, catholique chrétienne ou vieille catholique. Leurs subventions seront calculées sur le mode de contrats de prestations, reconnaissant particulièrement les services sociaux rendus à la société civile au plan local par le truchement des paroisses, ou, au plan cantonal, par des organismes spécialisés, comme à Zurich, ou par des services centraux, tels les Centres sociaux protestants et/ou Caritas (Vaud, Neuchâtel) mais aussi les services symboliques liés aux rites de passage, de la naissance à la mort.
Le fait que la population plébiscite les fonctions éthiques, sociales et religieuses des Eglises incite le politique à la modération, d’autant plus que le peuple suisse a refusé le 2 mars 1980 la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce vote a été confirmé quelques années plus tard lors d’une votation cantonale à Zurich et lors de l’approbation de la nouvelle Constitution vaudoise en 1998. Il y a donc eu adaptation à la nouvelle donne religieuse, mais sans nier l’importance sociétale du fait religieux. C’est particulièrement patent à Neuchâtel, deuxième canton à connaître la séparation, où la nouvelle Constitution de 2002 a permis l’établissement d’un enseignement sur la religion dans les écoles publiques et un subventionnement des Eglises reconnues mesuré, mais adapté au temps présent ! Cet exercice a été moins bien réussi à Genève. Malgré le travail remarquable de plusieurs commissions, l’enseignement sur la religion y incombe finalement à différentes disciplines. Or les sciences sociales et humaines des religions ont acquis un statut scientifique mieux à même de faire comprendre le phénomène religieux dans sa globalité. L’influence française a encore prévalu.

Cohésion sociale
Les révisions des Constitutions cantonales ont également pris la mesure de la pluralisation croissante des appartenances religieuses. Cette prise de conscience s’est traduite par exemple dans la reconnaissance de la communauté de confession juive, en particulier dans les cantons de Fribourg et de Vaud.
La révision de la Constitution de ce dernier canton est particulièrement révélatrice. Lors des débats de la Constituante, l’éventualité de la séparation a été évoquée avec des arguments très différents, empruntés soit à l’ancienne Eglise libre (séparée de l’Eglise nationale au milieu du XIXe siècle) soit à la laïcité de l’Etat. Le fait est intéressant si l’on considère la forte porosité qui a caractérisé les relations Eglise réformée-Etat durant des décennies.
Finalement le rôle de ces institutions a été reconnu en particulier pour l’intégration sociale, celui de l’Eglise catholique romaine a été placé au même niveau que celui de l’Eglise évangélique réformée et une ouverture s’est dessinée pour d’autres communautés, anticipant à certains égards les changements qui se dessinaient.
Le Conseil d’Etat vaudois vient de faire part de son intention de reconnaître la communauté musulmane, selon une procédure qui durera plusieurs années et qui impliquera, entre autres conditions,[3] le respect des valeurs helvétiques et le rejet de la violence. Le rôle de l’Etat comme sélectionneur des entreprises religieuses et régulateur de la diversité religieuse se voit ainsi consacré.
Si l’essai vaudois est transformé, on peut s’attendre à ce que cet exemple devienne contagieux. Il montre qu’un lien Etat-religion peut servir la cohésion sociale et faciliter l’intégration de populations de cultures et de religions différentes. La reconnaissance de ces dernières est capitale pour l’insertion et la paix sociales, comme on l’a vu par exemple en Italie et en Suède, pays dans lesquels les témoins de Jéhovah ont reçu une reconnaissance publique après de lourds conflits.
La démarche vaudoise, comme celle d’autres cantons, démontre aussi une certaine maturité par rapport à l’idée un peu superficielle que la religion est une affaire privée. Si cette dernière notion est claire en droit, elle est sociologiquement discutable. Le domaine du privé fluctue avec la société. Par ailleurs si l’on prend conscience que, dans toutes décisions politiques, croyances, va leurs et normes sont étroitement liées, sans qu’on puisse aisément les différencier, on aurait intérêt à ne pas marginaliser le religieux, car gare au retour du refoulé !

[1] • Roland Campiche est l’auteur de nombreux articles et ouvrages portant sur la sociologie des religions. Cet article se base en particulier sur le chapitre 3 de son livre, La religion visible, pratiques et croyances en Suisse, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes 2010, 140 p.
[2] • Paris, éd. de Minuit 1966, 212 p. (n.d.l.r.)
[3] • Voir Ueli Friederich, Roland J. Campiche, René Pahud de Mortanges et Christoph Winzeler, "Etat fédéral et communautés religieuses. Réflexions et propositions pour un droit en matière de religion adapté à notre temps dans la Constitution fédérale suisse", Annuaire suisse de droit ecclésial, cahier 4, Berne, Peter Lang 2003, 214 p.

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