Les événements récents au Proche-Orient et les assassinats de journalistes réveillent de vieux démons que plusieurs décennies de dialogue interreligieux semblaient avoir domptés : rien dorénavant (ou si peu !) ne paraît aller bien entre chrétiens et musulmans, Orient et Occident, Islam et « monde ». Quelle vraie liberté de construction d’églises en Egypte, de culte en Libye ou d’expression en Malaisie, où le mot Allah est interdit d’usage pour les chrétiens ? La confiance serait-elle rompue, comme l’exprimait le Custode de Terre Sainte[1] : « Le genre de relations ou de non-relations qui a caractérisé ces quarante dernières années les pays du Moyen-Orient a cessé définitivement » ? Quelle crédibilité alors donner au dialogue interreligieux ?
Au quotidien, autour de nous, nous con - naissons tous personnellement le plus souvent des hommes et des femmes de religion musulmane : partenaires sportifs, nounous, membres d’une famille, collègues de travail… Dans notre cadre de vie, nous faisons vite la différence entre « les musulmans », d’une part, et Ibrahim, Aïcha ou Malik (notre voisin, notre bru ou notre mari), de l’autre. Nous concordons avec leurs doléances sur l’état des choses dans l’Islam. Nous partageons leur total dégoût de ce faux Islam politisé, manipulateur et meurtrier. Nous sommes solidaires, car « eux », nous les connaissons. Même si ce caractère familier et familial risque d’être fragilisé par le phénomène récent des djihadistes européens partis combattre pour l’Etat islamique, qui sont « de chez nous ! », comme s’estomaquait un interviewé dans une rue londonienne.
Ensuite, pour qui suit l’actualité,[2] il y a les déclarations d’autorités, musulmanes et chrétiennes, telles le grand mufti d’Egypte Shawqi Allam, le roi Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud d’Arabie saoudite ou les cardinaux Tauran et Parolin (respectivement président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et Secrétaire d’Etat). On peut récapituler ainsi leur position : « Ces djihadistes ne sont pas de vrais musulmans, ils (s)ont dévié(s) ! » Dans un vocabulaire de canoniste, on dirait hérétiques et schismatiques.
Hélas ! le quidam de la rue, plutôt résigné, tonitrue pour sa part, de façon récurrente et sans ambages : « On doit se méfier de l’Islam et des musulmans. Regardez ce qui se passe ! » Du coup, l’ensemble du monde musulman (un milliard d’individus quand même !) se retrouve enfermé dans un Tupperware d’où les voix des raisonnables et des dissidents non extrémistes ne sont plus perceptibles : le cri des pacifiques ne surpasse plus assez le bruit des armes des belliqueux.
Cette attitude revient à devenir presque aussi étanche que ceux que l’on a en - fermés sous vide pour mieux s’en débarrasser mentalement. Plus bruyante encore (me semble-t-il) que le martelage du bien-fondé du dialogue avec l’Islam (dans l’espoir d’en convaincre quelques-uns) est la perte de confiance qui prévaut désormais entre « eux » et « nous ». Et lorsqu’il n’y a plus la confiance de base pour la rencontre, même orageuse, il n’y a plus de construction possible. Status quo garanti !
Confusions
Que faire dans ce cadre-là ? Comment dire et redire que le dialogue interreligieux - et tout particulièrement avec le monde, ou plutôt les mondes musulmans - a encore de la valeur, voire un sens, qu’il est même une priorité, une urgence incontournable pour un équilibre serein mondial, comme le répètent les papes depuis … trente ans déjà ?
L’un des éléments constitutifs du blocage est une question légitime : qui croire pour finir dans cet Islam ? On y entend simultanément les condamnations des atrocités par des autorités islamiques, et leur soutien, voire leur défense, par d’autres autorités … islamiques elles aussi. « Il leur manque un pape », regrette-t-on, c’est-à-dire une seule et unique voix mondiale qui proclamerait des oui qui soient des oui et des non qui soient des non au nom de l’Islam ! Et ce n’est pas l’usurpateur Abou Bakr al-Baghdadi, proclamé calife Ibrahim en juin dernier, qui saurait remplir cet office de porte-parole de manière satisfaisante…
Paradoxalement, ce XXIe siècle compte probablement comme celui où se croisent sur notre planète le plus grand nombre d’experts en islamologie, musulmans et membres d’autres religions, croyants ou non. Internet optimise des milliers de sources écrites, sur d’innombrables forums où de jeunes musulmans questionnent cheikhs, imams et autres oulémas sur des problèmes de la vie pratique. Ils cherchent à savoir que faire pour être « un bon musulman ». Une somme de connaissances pantagruélique côtoie ainsi une masse incommensurable d’échanges d’informations, d’opinions, de fatwas et autres décisions, qui concrétisent et complexifient la réalité « Islam », nébuleuse à souhait.
Or, malgré cela, alors qu’on a tout en main pour bien faire, le contraire semble se produire. « On » ne « leur » ferait a priori plus confiance. Cette rupture de la confiance signe généralement le début de la fin. Que ce soit dans la vie d’un couple, d’une équipe sportive ou d’un team professionnel, c’est la désagrégation plus ou moins imminente d’un esprit de corps, voire d’un « vivre ensemble ».
Pourtant, dans le cas qui nous préoccupe, aujourd’hui plus qu’hier, les près de trois milliards d’humains se disant chrétiens ou musulmans ne peuvent échapper les uns aux autres, ne peuvent « divorcer ». Islam et christianisme sont deux religions vraiment planétaires, deux communautés mitoyennes s’interpénétrant dans quasi toutes les sphères de l’existence.
Vocabulaire commun ?
D’aucuns tentent alors d’entretenir la conversation... Pour mieux se parler, pour « bosser ensemble » et surtout pour (re)comprendre la grammaire de l’autre, on (re)précise le vocabulaire employé, le lexique de base commun. On (re)définit également les objectifs communs et on (re)décrit les charismes et les limites de chacun, afin d’optimiser les « recommençailles ». [3]
Mais de quel vocabulaire commun entre chrétiens et musulmans s’agit-il ? Sûrement pas du théologique, ceci pour deux raisons : ce lexique-là est propre à un petit monde restreint d’experts, car la théologie n’est pas la vie concrète (que l’on nommerait « pastorale » dans le contexte chrétien). Des ouvrages récents,[4] bien travaillés académiquement mais peut-être un brin partiaux,[5] tendent à dire que de commun, il y a de fait très peu sur le plan des termes.[6]
Alors, sommes-nous condamnés au mutisme ? Apparemment, étant donné les quiproquo, les innombrables occasions de dire tare pour barre et les expériences décevantes qui poussent à quitter l’engagement interreligieux. L’expérience du prêtre lyonnais Christian Delorme, longtemps engagé dans ce dialogue en France, est résumé dans le titre de son livre qui traduit bien ce que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier d’échec : L’islam que j’aime, l’islam qui m’inquiète.[7] Après tant d’années de travail, avoir encore des inquiétudes réveillées par l’actualité donne à réfléchir ! Qu’est-ce à dire du but du dialogue ?
Prudence et innocence
On est bien loin des effluves orientalistes du XIXe siècle et de la lecture faussée, partiale et partielle, de quelques Européens « opiumisés » de ce qui leur semblait être l’Orient musulman ; ou, plus près de nous dans le temps (milieu du XXe siècle), des dé buts du dialogue islamo-catholique, par moments candidement irénique et hors sphère académique, comme lorsqu’une paroisse prêtait volontiers une salle pour la prière du vendredi…
Mais l’adversité justement ne rend-elle pas plus vrai, plus lucide et donc … plus compétent ? Ne serait-ce pas là un argument pour intensifier le dialogue ? On peut suivre le conseil du Christ à ses disciples : « Soyez prudents comme des serpents et innocents comme des colombes » (Mt 10,16b).
Ce dicton évangélique, que l’on ne trouve que chez Matthieu, semble être un proverbe populaire de son temps. Fronimoi et akeraioi dans le texte grec (prudents et innocents) sont symbolisés par deux animaux, le serpent et la colombe. Une utilisation étrange de ces bêtes, qui ont dans la Bible un « destin » quasi opposé à ce que leurs deux adjectifs impliquent.
En effet, le serpent du jardin d’Eden est « le plus rusé des animaux » (ofis fronimotatos, Gn 3,1). La traduction est ambiguë : « rusé » dans le sens de futé ou de malin ? Comme cela lui vaut la malédiction divine (Gn 3,14ss), c’est la deuxième traduction qui est à retenir pour le récit vétérotestamentaire, mais c’est la première acceptation du mot « rusé » qui est à lire dans le conseil de Matthieu, qui ne saurait être destructeur. Etre rusé dans le sens de perspicace (« qui a la vue perçante », en latin) est donc une valeur évangélique.
Quant à la colombe, elle est porteuse du rameau d’olivier après le déluge (Gn 8,11) ou est, comme dans le Cantique des Cantiques (4,1 ; 5,12), le symbole des yeux de la bien-aimée, ou encore la « lampe du corps » (Mt 6,22). Or l’œil, selon Jésus, conduit au salut ou à la perte : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute… » (Mt 5,29). C’est donc l’innocence du regard qui est prônée dans le proverbe qui nous occupe et non la crédulité ou la naïveté, loin de là.
Ce qui peut changer
Prudence, ruse, perspicacité et innocence : il les faut pour continuer à dialoguer. Pour encourager le monde musulman à accepter, par exemple, que sa propre littérature - à commencer par le Coran et les hadiths - a profité de celles, polymorphes, qui ont précédé la révélation de Muhammad : grecque, romaine, phocéenne, égyptienne, chrétienne, etc. Pour qu’un collège d’oulémas internationaux se réunisse pour produire un commentaire unilatéral du Livre expliquant, dans le contexte d’aujourd’hui, ce qu’il faut en tirer de base théologique et pastorale « pour tout(e) musulman(e) ». Pour qu’un représentant soit choisi par aire géographique, linguistique ou nationale, pour être porte-parole officiel de tous les musulmans vivant sur ce territoire (porte-parole et non législateur). La « ruse » consiste à aider à démontrer les incohérences chez l’autre et à œuvrer à leur ajustement…
Mais nous, comme chrétiens, avons aussi le devoir de ne pas céder aux généralisations et aux jugements par trop faciles sur des situations complexes (il faut étudier longuement et patiemment, pour se positionner intelligemment). De nous informer précisément et objectivement auprès de plusieurs sources sur les déclarations, les débats et les prises de position transmonde musulman sur tel ou tel sujet ou conflit (et non pas juste s’arrêter à l’imam de notre quartier ou au journal gratuit de notre région). Nous sommes appelés à ne pas rejeter la main que des musulmans nous tendent, atterrés - littéralement ! - par ces parodies d’Islam qui leur font honte. En d’autres termes, il nous faut garder sur les musulmans un regard innocent de perfidie et de malice. Il en va de notre fidélité au conseil évangélique d’être « prudents, avisés, rusés, futés comme les serpents, et innocents, intacts, non souillés, purs comme les colombes ».
Paul le demandait déjà : « Je désire que vous soyez sages en ce qui concerne le bien, et purs en ce qui concerne le mal. » (Rm 16,19).
[1] • Supérieur majeur des franciscains de presque tout le Moyen-Orient, le Père Pierbattista Pizzaballa, in The Tablet, 30 août 2014, p. 25.
[2] • Il convient de glaner ces informations sur des médias de diverses langues, pour avoir un panorama plus complet.
[3] • Voir la déclaration du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux in Bollettino, 12.08.2014, sous www.vatican.va.
[4] • Anne-Marie Delcambre, La schizophrénie de l’Islam, Paris, Desclée de Brouwer 2006, 258 p. (voir la recension de ce livre sur www.cedofor.ch) ; L’islam des interdits, Paris, Desclée de Brouwer 2008, 146 p. ; Dominique et Marie-Thérèse Urvoy, La mésentente. Dictionnaire des difficultés doctrinales du dialogue islamo-chrétien, Paris, Cerf 2014, 352 p. ; Michel Dubost, Catholiques. Musulmans. Une fraternité critique, Médiaspaul 2014, 246 p.
[5] • Force est de constater que pour le cas du couple Urvoy ou de Delcambre (op. cit.), leurs interviews sont souvent au programme de radios, d’émissions ou de publications plutôt « traditionalisantes ».
[6] • Un rai de lumière : le dialogue interreligieux monastique qui se poursuit (cf. www.dimmid. org).
[7] • Paris, Bayard Culture 2012, 244 p.