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jeudi, 20 août 2015 09:05

Religion et liberté. Responsabilité du vivre-ensemble

L’Aide à l’Eglise en détresse (AED) a publié en octobre 2014 son « Rapport sur la liberté religieuse dans le monde »[1]. Celui-ci décrit de nombreuses situations de discriminations ou de persécutions liées à l’appartenance religieuse. Les pays occidentaux sont également concernés par la fragilisation du respect de la liberté religieuse, due ici, en partie, à une laïcité mal comprise.

Les dramatiques événements parisiens du début de l’année, où de nombreuses personnes ont perdu la vie en particulier au journal Charlie Hebdo, ont été décrits comme une menace sur la liberté d’expression, considérée comme la valeur phare du laïcisme républicain à la française. Le fait que ce journal ait en partie fait son fonds de commerce d’une critique féroce du religieux, allant fréquemment jusqu’à l’insulte au nom d’une liberté d’expression sans limites, pose la question du rapport entre liberté et religion, mais aussi de celui entre liberté d’expression et liberté religieuse. Mon hypothèse est que la liberté d’expression ainsi conçue amène une violation de la liberté religieuse.
Dire cela signifie que l’on mette sur le même plan ces deux libertés. Or l’évolution contemporaine de la laïcité essaye au contraire de les dissocier, en assignant la liberté d’expression à l’espace public et la liberté de religion à l’espace privé. Il faut montrer que ce mouvement peut être à la source de violences symboliques, d’insatisfactions et de ressentiments qui génèrent à leur tour une violence réelle.
Avant de revenir sur ces éléments, il faut préciser quelque peu les notions de religion et de liberté qui sont souvent mal comprises et sources d’ambiguïté.

Tous religieux
Dire, comme certains l’on fait, que Charlie Hebdo a été frappé pour avoir « osé critiquer les religions » signifie que l’on considère celles-ci comme des sous-ensembles limités du corps social, auxquels quelques personnes feraient allégeance, la liberté religieuse consistant à pouvoir entrer ou sortir librement d’un de ces sous-ensembles. Ce qui se passerait dans ces groupes ne devrait en aucun cas avoir d’influence sur le reste de la société qui, non intéressée voire hostile, chercherait à préserver le côté areligieux de l’espace commun.
Or c’est une vue par trop simpliste de considérer qu’il y aurait des humains amateurs de religieux, comme on peut être amateur de musique folklorique, et d’autres qui ne le seraient pas. En effet, la religion est l’expression visible de la dimension spirituelle, qui est constitutive de chaque être humain et le lieu où chacun est questionné et rejoint par plus grand que soi. Quel homme n’est pas sensible à la beauté qui l’amène à découvrir dans les choses une « visibilité secrète » ?[2] Quel homme ne se pose pas, une fois ou l’autre, la question du sens de sa vie ? Nous ne serions que des animaux extrêmement inventifs, dit Karl Rahner, si nous ne nous posions pas, ne serait-ce que pour la nier, la question de Dieu.[3]
Il n’existe pas, comme on voudrait le croire, de spiritualité pure, dégagée de la gangue malsaine du religieux. En tant qu’esprits incarnés, nous avons tous besoin de mettre des mots sur les expériences de sens ou de non-sens, de les relier à des symboles pour dire l’indicible, de les insérer dans des histoires et dans des communautés. Nous avons, dans ces communautés, besoin de désigner des personnages signifiants, des témoins, des guides qui nous aident à avancer, nous avons besoin de baliser nos chemins de rites et de symboles pour relier ce que nous faisons à l’au-delà du visible.
Cette tâche du religieux, qui est de permettre à l’humain de vivre sa dimension spirituelle, est inévitablement une tâche collective. Le relier, qui est à l’origine étymologique du religieux, relie à Dieu, à une transcendance ou à un absolu, mais nous relie aussi les uns aux autres face à ce qui nous dépasse, pour qu’ensemble nous puissions tenter d’y donner du sens.
Ceux qui, à notre époque, croient abandonner le religieux et s’en éloigner ne font que le recréer sous une autre forme. Cela a été manifeste après le drame de Charlie Hebdo : la question du sens, individuel et encore beaucoup plus communautaire, est immédiatement apparue, à laquelle ont tenté de répondre les marches, les fleurs, les bougies, le sentiment de faire partie d’un tout plus grand s’exprimant dans des slogans identificatoires, etc.
De manière tout à fait exemplaire, on a immédiatement mobilisé, en dehors du religieux des religions, un religieux laïc, montrant par-là que ceux qui se veulent hors de l’espace religieux se sont reconstruit d’autres images de l’absolu ou de la transcendance, d’autres figures identificatoires, d’autres ritualités.
Le dernier élément à souligner est celui de la subjectivité de l’expérience spirituelle, qui appartient en propre à l’individu et qui est donc nécessairement dans le champ de la liberté. Même si l’expérience a besoin de la communauté pour sa gestion, elle reste fondamentalement une expérience que la personne reçoit et qu’elle ne maîtrise pas. Cette passivité non maîtrisable de l’expérience, qui suscite une foi-confiance avant une foi-connaissance, exclut par elle-même toute contrainte. En résumé, la religion n’est pas d’abord un corpus de croyances ou une institution normative, mais elle est une mise en scène du monde de manière à ce que l’absolu, de quelque manière qu’on le définisse, puisse s’y rendre visible et qu’on puisse collectivement en rendre compte et par là y participer. Cela implique que si on l’accepte qu’il n’y a pas d’humain qui ne soit interpellé par ce qui le dépasse et le transcende, il n’y a pas non plus, dans une société humaine, d’espace sans religion, qu’elle soit instituée, informelle, voire inconsciente.

Liberté créatrice
Il faut encore dire quelques mots sur la liberté pour, là aussi, se démarquer d’une vision trop unilatérale qui l’identifie à l’absence de limites ou de contraintes. La liberté du journaliste consisterait à pouvoir s’exprimer sans censure, jusque dans la démesure. Cependant le dessin de presse, s’il exprime l’absence de contrainte individuelle, est également un acte public. Il met par là en jeu un autre aspect de la liberté, qui est la capacité de construire ensemble le monde commun à partir des actions que nous posons. C’est la définition que donne Hannah Arendt de la liberté politique.[4]
La philosophe oppose une liberté individuelle liée au vouloir (« je fais ce que je veux ») à une liberté qui ne peut pas être dissociée du vivre-ensemble (« le fait d’agir et de s’associer avec d’autres ») à l’image des hommes libres sur l’agora grecque qui construisent la cité. C’est pour elle cette association dans un agir commun qui crée et qui maintient le monde commun où nous vivons.
La liberté prend tout son sens quand elle se fait créatrice, quand elle crée le monde comme espace pour la naissance et le déploiement des humains. Inversement, elle se dévalorise si elle ne participe aucunement à la création d’un monde commun ou si elle participe à sa déstructuration et à sa fragmentation. Dans ce sens, la liberté d’expression du dessinateur de Charlie Hebdo est constructive lorsque, sous la forme de l’humour et de la satire, elle émet un regard critique permettant des réaménagements positifs de l’espace social ; mais elle est destructrice de l’espace commun quand elle se fait attaque, non reconnaissance, négation de valeurs chères à un groupe.

Liberté religieuse
« La nature sociale de l’homme requiert… qu’en matière religieuse, il ait des échanges avec d’autres, qu’il professe sa religion sous une forme communautaire. »[5]
La liberté religieuse va bien au-delà de la liberté de choisir un système de croyances. Elle fait partie de la liberté politique et en dit probablement la forme la plus haute, c’est-à-dire la construction d’un monde commun qui ait une dimension spirituelle, et qui, à ce titre, soit pleinement humain. Nous avons besoin dans la vie publique de figures de focalisation et d’identification. La liberté religieuse implique la pluralité possible de ces figures dans l’espace public et non leur disparition. Dans ce sens, la laïcité radicale va à l’encontre de la liberté religieuse.
En fonction de ce qui a été dit, la liberté religieuse aura les déclinaisons suivantes : premièrement, la liberté individuelle de choisir (ou de rejeter) une communauté religieuse d’appartenance ; deuxièmement, la liberté politique nécessaire pour créer et maintenir dans cette communauté l’espace commun d’une religion particulière ; cependant, si on ne veut pas tomber dans le piège d’un communautarisme fragmentant l’espace public, il faut nécessairement introduire une troisième déclinaison de la liberté religieuse sous forme d’une liberté politique concernant l’entier de la société. C’est cette construction d’un monde vraiment commun qui est le plus grand défi de notre époque.
Il s’agit de donner leur vraie place à chacune des expressions du religieux, y compris à sa forme laïque. La liberté religieuse consisterait alors, pour les individus et pour les communautés, à pouvoir faire surgir du neuf qui ne soit pas destructeur de l’autre, dans un espace public pacifié, parce que réceptif à l’apport de chacun.
La liberté religieuse implique l’acceptation, souvent inconfortable, que l’autre puisse aussi être un chercheur de Dieu, même si, par exemple, je suis convaincu en tant que chrétien que le Christ est le véritable chemin qui mène au Père. C’est accorder à l’autre le droit de pratiquer une religion, c’est reconnaître que la liberté qu’il met en œuvre est une liberté religieuse, c’est-à-dire reconnaître qu’il cherche, avec honnêteté et à partir d’elle, à construire avec moi un monde commun, conscient de sa dimension spirituelle.

Réductions et tensions
Mais d’où vient alors la violence que l’épisode de Charlie Hebdo met dramatiquement au premier plan ? Ne vient-elle pas de la tension entre ces deux représentations du religieux ? Le refus de voir le religieux comme un phénomène universel cherche à le cantonner dans un lieu bien déterminé de l’espace social. Or le religieux inévitablement déborde, parce qu’il est constitutif de l’espace public dans son entier. C’est ce caractère constitutif non reconnu ou non accepté qui génère des tensions. Le laïcisme dogmatique et libertaire s’offusque de voir le religieux empiéter sur l’espace laïque,[6] ne reconnaissant pas que la laïcité est elle-même participante d’une structure religieuse. Le fanatisme religieux, lui, s’offusque de ce que l’on puisse attaquer ce qu’il estime central pour la vie personnelle et commune. Les deux n’ont pas perçu la présence inévitable dans nos sociétés d’expressions multiples du religieux comme expression de la tension de l’humain vers l’absolu.
On terminera en renvoyant à la figure impressionnante de Christian de Chergé comme témoin de la possibilité de penser l’espace public librement habité par plusieurs traditions religieuses. Pleinement enraciné dans la tradition chrétienne, il est capable de penser un Dieu qui se préoccupe aussi de « ses enfants de l’islam ».[7] La liberté religieuse qu’il reconnaît à ceux-ci lui fait considérer que lui et eux sont sous le regard d’un même Père. Il nous donne l’admirable exemple d’une liberté qui crée à partir de sa tradition et qui témoigne sans violenter l’autre, en le laissant être, en lui faisant une place dans son monde et en accueillant avec reconnaissance ses propres créations pour enrichir l’espace politique commun.

[1] • Qui couvre les évènements d’octobre 2012 à juin 2014. (n.d.l.r.)
[2] • Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard (Folio Essais, 13) 2003, p. 22.
[3] • Traité fondamental de la foi (Grundkurs des Glaubens), Paris, Centurion 1983, p. 64.
[4] • « Qu’est-ce que la liberté ? », in La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard 2012, pp. 186-222.
[5] • Vatican II, Dignitatis humanae, § 3, Rome 1965.
[6] • Cette conception des espaces est celle de Charlie Hebdo, résumée par Gérard Biard dans le numéro post-attentat du 14 janvier : « Pas la laïcité positive, pas la laïcité inclusive, pas la laïcité-je-ne-sais-quoi, la laïcité point final. (…) Elle seule permet la pleine liberté de conscience, liberté que nient, plus ou moins ouvertement selon leur positionnement marketing, toutes les religions dès lors qu’elles quittent le terrain de la stricte intimité pour descendre sur le terrain politique. » (n.d.l.r.)
[7] • Voir son testament, L’invincible espérance, Paris, Bayard 2010, p. 223.

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