Thierry Collaud est professeur d’éthique sociale chrétienne et vice-directeur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme à l’Université de Fribourg.
Le Nouveau Testament (Ac 2,1-21) raconte comment le groupe des apôtres, désemparés après la disparition de Jésus et repliés sur eux-mêmes, fait soudain une expérience qui va marquer ces disciples pour le reste de leur vie. Il s’agit d’abord de perceptions kinesthésiques (vibrations), auditives (des bruits de vent) et visuelles (des langues de feu), puis celle d’un profond changement interne. Ils se mettent à faire des choses qui ne correspondent pas à ce que l’on connaissait d’eux. Timorés et raisonnables, ils deviennent audacieux. Ils affrontent la foule qu’ils craignaient et se mettent à parler d’autres langues.
Manifestement, il s’agit d’un état inhabituel, que les contemporains auxquels ils se montrent interprètent comme une ivresse par excès de vin. Pierre, prenant la parole devant la foule, ne conteste pas l’ivresse. Elle n’est cependant pas due au vin, mais à une réalité qui vient d’au-delà d’eux-mêmes et qu’ils traduisent comme étant l’Esprit même de Dieu.
Ce récit est intéressant parce qu’il fait référence à deux formes d’ivresse, deux figures inversées de ce qui, de l’extérieur, apparaît comme un même phénomène. Une des faces est l’ivresse alcoolique, que l’on connaît trop bien et qui accompagne parfois gaiement, mais le plus souvent tragiquement nos vies. L’autre, c’est l’ivresse spirituelle, qui ne doit rien à la prise d’une substance, mais décrit ce qui est ressenti comme l’irruption momentanée du divin dans notre existence, expérience libératrice poussant celle-ci hors de son train-train habituel en termes de ressenti et d’action.
L’ivresse suprême
Pour le psychiatre Yves Pélicier, l’ivresse peut être définie comme un état où le sujet se déconnecte de la réalité, les perceptions faussées de celle-ci entraînant des comportements inadaptés.[1] Celui qui est ivre, dit-il, s’absente du monde réel pour évoluer dans «le monde de la toute-puissance du désir où tout devient simple, accessible».
La première caractéristique de l’ivresse est donc celle d’une libération.[2] Elle permet une prise de distance par rapport à l’univers quotidien, à ses contraintes, à ses menaces, à sa finitude et à l’insatisfaction qu’il génère. Deuxièmement, elle fait évoluer le sujet vers une participation plus intense au monde. Celui qui y est plongé expérimente des potentialités extraordinaires de communication et de prise sur la réalité. Libéré partiellement de lui-même, il est comme engagé dans un corps à corps avec les choses. Il a l’impression de ne plus être sur un socle stable, mais de flotter dans le monde et d’être avec lui dans une fusion plus grande. Troisièmement, et là les voies de l’ivresse spirituelle et alcoolique divergent, l’ivresse amène à la contemplation.
L’alcoolisé, pour qui la libération avait plutôt l’aspect d’une fuite et la participation l’aspect d’une dissolution chaotique, sombre dans «le monde abyssal» (Pélicier) du sommeil ou du coma, dont il se réveillera avec une gueule de bois. Le mystique, lui, continue le chemin dans lequel il progresse dans la libération de soi, par l’anéantissement de l’âme devant le visage de Dieu, dit le soufi al Fâridh, ou par le renoncement à sa mémoire, à son entendement et à sa volonté, pour saint Jean de la Croix.[3] Dépouillement volontaire qui permet à l’homme d’atteindre pleinement la vérité de son être pour pouvoir expérimenter l’ivresse suprême du face-à-face avec Dieu.
L’expérience alors devient indescriptible. Il n’y a rien qui puisse être dit sinon de l’ordre de l’insensé, comme chez Pierre au moment de l’ivresse de la Transfiguration.[4] On est là dans ce que Romain Rolland avait appelé le «sentiment océanique» et dont al Fârid traduit le caractère indescriptible: «C’est une limpidité et ce n’est pas de l’eau, c’est une fluidité et ce n’est pas de l’air, c’est une lumière sans feu et un esprit sans corps.»[5]
Les neurosciences se sont intéressées à ces «états modifiés de conscience», et en particulier aux mécanismes cérébraux permettant de vivre cette ouverture vers le transcendant.[6] Si le scientifique ne peut rien dire sur la réalité de ce qui est perçu, il peut cependant mettre en évidence ses mécanismes percepteurs. On montrera par exemple que le «sentiment océanique» est lié à l’inhibition d’une aire cérébrale responsable du positionnement de la personne dans l’espace, ce qui «permet d’accéder à un espace sans espace et hors du temps, une sorte de ‹verticalisation› de l’instant».[7]
La «vraie vigne»
On voit que ce qu’on appelle habituellement ivresse, celle qui est provoquée par l’abus d’alcool, n’est qu’une forme incomplète et imparfaite de l’ivresse qui vient d’être décrite et qui trouve sa vraie dimension dans sa forme spirituelle. Les deux ont en commun un mouvement de libération de la situation mondaine, mais si l’ivresse alcoolique la fuit pour se réfugier dans une bulle fantasmatique qui finit toujours par éclater, l’ivresse spirituelle amène à habiter plus intensément le monde, avec cette lumière du visage de Dieu qui imprègne celui qui l’a contemplé.
La tradition chrétienne a, dès le départ, voulu se démarquer d’autres traditions religieuses qui prônent le recours à des substances psychoactives pour favoriser le chemin spirituel vers l’extase ou l’ivresse. Elle s’en méfie plutôt et considère que l’ivresse spirituelle -qu’elle appelle sobria ebrietas (ivresse sobre)- vient d’une initiative de la divinité à laquelle il nous incombe d’être réceptifs. Ainsi le jour de la Pentecôte le souffle de l’Esprit arrive sur les apôtres alors qu’ils sont réunis pour la prière, c’est-à-dire qu’ils se sont mis dans un état de réceptivité.
Pour les premiers auteurs chrétiens, ce ne sont donc pas des substances enivrantes qui amènent à la divinité, mais c’est la personne même du Christ, «vraie vigne», qui venant à notre rencontre provoque l’ivresse spirituelle. Aussi le lieu de cette ivresse, s’il reste classiquement l’extase mystique, peut-il être aussi, comme chez Jean Chrysostome, l’eucharistie où se vit «la joie du croyant qui participe au mystère de son Dieu».[8]
Revenir sur terre
Nous avons évoqué deux types d’ivresse que la tradition biblique puis chrétienne a opposés: l’une est fuite du monde ou valorisation des plaisirs superficiels et égocentrés, l’autre est à proprement parler extase, c’est-à-dire une sortie de l’enfermement dans le soi pour jouir de la présence divine qui s’offre à nous. L’ivresse n’est pas un état permanent, mais toujours une expérience passagère que l’on répète. Et il faut savoir en sortir.
Nous avons vu l’atterrissage difficile de l’ivresse alcoolique. L’ivresse spirituelle n’est pas non plus exempte de difficultés. Contrairement à l’essence du christianisme qui ne dissocie jamais l’expérience spirituelle du rapport à autrui et de l’appartenance communautaire, elle risque d’enfermer dans le subjectivisme et le refus des médiations institutionnelles. Ces déviations ont jalonné l’histoire de l’Église et on les retrouve souvent au cœur des dérives de certaines communautés nouvelles. On y rencontre des formes d’ivresse collective qui enferment dans une dynamique sectaire.
Après la redescente
La sagesse des communautés monastiques de longue tradition nous apprend à nous méfier de l’immédiateté d’expériences qui prétendent court-circuiter le long travail de mûrissement de l’Esprit.[9] Un des forts critères d’évaluation de ces expériences ébrieuses pourrait être alors la qualité de la redescente, la capacité pour ceux qui les ont expérimentées de revenir habiter pleinement le monde, avec une aptitude de présence enrichie et non pas une présence diaphane accordée à contrecœur en attendant la fuite dans la prochaine extase.
[1] Yves Pélicier (éd.), Les ivresses. Sens et non sens, Le Bouscat, L’Esprit du temps 1994, p. 7.
[2] Pietro Prini, «L’Ivresse mystique», in Yves Pélicier (éd.), op. cit., pp. 216-228.
[3] Jean de la Croix, La montée du mont Carmel, Paris, Cerf 2010, 480 p.
[4] Luc 9,33: «… il ne savait ce qu’il disait».
[5] Cité par Pietro Prini, «L’ivresse mystique», op. cit., p. 225.
[6] Le chercheur et vulgarisateur le plus connu dans ce domaine est le neuroradiologue américain Andrew Newberg, Pourquoi «Dieu» ne disparaîtra pas: quand la science explique la religion, Vannes, Sully 2004, 238 p.
[7] Jacques Besson, «Neurosciences et spiritualité», in Addiction et spiritualité, Toulouse, Érès 2017, pp. 111-132.
[8] Dictionnaire de spiritualité, art. «Ivresse».
[9] Dysmas de Lassus, Risques et dérives de la vie religieuse, Paris, Cerf 2020.