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mardi, 01 juin 2021 09:39

Une conversation spirituelle

© Cristina Conti / Adobe Stock«Si j’ai choisi de t’écrire, Pierre, c’est que j’ai préféré m’adresser à toi plutôt que de parler de toi. Il m’a semblé ainsi réduire, effacer même par instants, la distance qui sépare la vie de la mort.» À lire le dernier livre de Robert Bober, je revis par échos successifs combien, à «peau du texte» comme il le dit, la littérature est conversation.

Pascal Sevez est directeur du Centre d’études pédagogiques ignatien et président de l’UNIFOC, l’Union nationale des instituts de formation congréganistes. Il a dirigé des établissements scolaires de 2008 à 2016.

Ce texte[1] se présente comme une longue lettre à son ami Pierre Dumayet «où l’on apprend à écouter et à regarder les autres, à cheminer avec ses vivants et ses morts, en se rendant disponible aux rencontres et aux surprises. À se retourner sur son passé sans nostalgie, mais en sachant dire l’importance de ce qui a été.»[2] La lecture converse. Elle rend présent ce qui nous habite; nourrit une expérience qui inspire une parole; se fait récit d’une nouvelle identité. Ainsi grandit la vie et avec elle la vie spirituelle. C’est un art, un art auquel Ignace de Loyola demande justement que l’on s’exerce, l’art de savoir entrer en conversation avec le Christ, «comme un ami parle à son ami».

Une vie intérieure

La première de ces conversations est celle qui fait découvrir ou rendre à nouveau perceptible, sensible, cette vie intérieure qui m’habite. Qu’au-delà des émotions vives et fugaces, il y a ces lames de fond des sentiments[3] qui m’animent, me portent, me hantent. Me viennent les pages du recueil de Philippe Delerm La Première Gorgée de bière.[4] Chacun de ses courts textes pourrait être réduit à la gourmandise d’un clin d’œil de situation: Le paquet de gâ­teaux du dimanche, Lire à la plage… Et pourtant, l’un après l’autre, ils font jaillir, du corps du lecteur, l’épais­seur d’une expérience, la profondeur en humanité de ces récits quotidiens de nos vies.

Replongeons dans les derniers paragraphes de l’un d’entre eux, Invité par surprise… «Dans ces cas-là, rien de gourmet: on ne va pas vous cantonner dans un fauteuil côté salon pour un apéritif en règle. Non, la conversation va se mitonner dans la cuisine - tiens, si tu veux m’aider à éplucher les pommes de terre. Un épluche-légumes à la main, on se dit des choses plus profondes et naturelles. On croque un radis en passant. Invité par surprise, on est presque de la famille, presque de la maison. Les déplacements ne sont plus limités. On accède aux recoins, aux placards. Tu la mets où la moutarde? Il y a des parfums d’échalote et de persil qui semblent venir d’autrefois, d’une convivialité lointaine -peut-être celles des soirs où l’on faisait ses devoirs sur la table de la cuisine? (…) Une voix dit ‹je crois que tout est prêt› et on refusera l’apéritif -bien vrai. Avant de dîner on s’assoira pour bavarder autour de la table mise, les pieds sur le barreau un peu haut de la chaise paillée. Invité par surprise, on se sent bien, tout libre, tout léger. Le chat noir de la maison lové sur les genoux, on se sent adopté. La vie ne bouge plus -elle s’est laissé inviter par surprise.»

Une expression de soi

Avec cette dimension d’attention intérieure, de conscience plus éveillée, la littérature vient non seulement apporter une exploration intime mais aussi donner des mots pour se dire. Dans son récit, Robert Bober décrit comment Pierre Dumayet demandait aux lecteurs, invités dans ses émissions, de ne parler que des passages qu’ils avaient soulignés dans le livre qui allait être évoqué. Voici certains de ceux que j’ai soulignés, à mon tour, dans son texte: «En soulignant ce passage du livre, elle n’était pas seulement du côté d’Emma: elle se rencontrait. / Qu’est-ce qui finalement m’a donné le goût de la lecture? Précisément en lisant des livres dans lesquels -comme Madame Saclier, la paysanne qui avait été saisie- je me rencontrais. / Un livre fait parfois ce miracle: celui de penser à son auteur comme on pense à un ami. / Parfois même, je m’y ajoute. Et je fais comme Erri De Luca: ‹Je cherche dans les livres la lettre, la phrase qui a été écrite pour moi et que donc je souligne, je recopie, j’extrais et j’emporte.»[5]

Ainsi, à la lecture de certains textes, je me trouve. L’écriture exprime ce que je porte en moi, ou plutôt ce qui me porte. La lecture conversation au détour d’une page, d’une phrase vient non seulement me dire, mais elle s’offre aussi pour me permettre à mon tour de formuler ce que j’avais au bord des lèvres, au bord du cœur, mais que je n’avais encore pourtant jamais prononcé: «Peu de temps après la diffusion de cette émission, je rencontre le Grand Rabbin Chouchena. Il me félicite tout d’abord et (…) me demande avec précaution s’il lui serait possible d’obtenir une cassette de l’émission. Et dans la même phrase il m’en donne la raison: ‹C’est que, grâce à Monsieur Dumayet, je me suis entendu dire des choses que je ne savais pas encore.»[6]

En soulignant ce passage, revenait en moi l’écho de ces mots de Thérèse d’Avila gravés dans les propos de Léo Scherer, un compagnon jésuite qui me les avait fait découvrir: «Le Seigneur nous fait une grâce en nous accordant la grâce d’union, mais c’en est une autre encore qu’il accorde lorsque nous comprenons de quelle grâce il s’agit, et le don qu’elle représente, et c’est encore une nouvelle grâce que de savoir en parler et de pouvoir donner à comprendre ce qui en est.» (Vie XVII, 5)

Dans les Exercices spirituels, c’est ainsi qu’Ignace compose l’exercice de la contemplation afin que le retraitant entre en dialogue avec son Seigneur dans un colloque final.[7] Des mots se disent, issus d’une phrase, d’un geste, d’une image, d’un goût. Certaines œuvres littéraires opèrent de même: elles éveil­lent, dévoilent et font naître une parole qui m’apparaît comme adressée et que je peux adresser à un autre et ainsi me dire.

Une connaissance vécue

Cette parole qui naît de la littérature est d’autant plus marquée, d’autant plus forte qu’elle est le fruit d’une expérience vécue dans la lecture. Lire n’est pas simplement engranger une série de citations ou de bons mots dénichés dans les ouvrages d’un auteur. Lire, c’est se livrer à l’aventure intérieure mise en œuvre par la composition, l’organisation d’une œuvre.

À titre d’exemple, Claire Placial[8] a récemment partagé sur Twitter un «fil de discussion» très synthétique sur le roman Beloved (1987). Une esclave en fuite y tue son bébé pour qu’il ne lui soit pas repris. Le fait divers qui a inspiré Toni Morrison n’est pas seulement matière à roman historique, avec son contexte et ses témoignages pourtant très riches. Le travail de la narration, notamment par la diversité dans son jeu de points de vue, incarne véritablement expériences et souffrances des personnages. Dans leur grande diversité, ils sont pourtant tous noirs; tous … sauf l’esclavagiste qui, venant «récupérer ses biens», raconte dans une scène le geste de Sethe. Ses yeux y voient une férocité animale alors que le roman pousse le lecteur à l’interpréter comme l’acte d’amour insensé d’une mère. Un acte engendré par une situation de souffrance paroxystique et qui ne peut être dit, ne peut être raconté du point de vue des anciens esclaves. Il est indicible… et d’ailleurs il ne cessera de hanter le récit.

Ainsi la littérature nous donne-t-elle de découvrir d’autres figures d’humanité. Mais elle ne se contente pas de nous en informer, elle nous les donne à vivre! Par ses stratégies nar­ratives, ses écritures, elle nous les fait expérimenter. C’est là l’extraordinaire don de la littérature: nous faire non seulement entendre, mais surtout nous déchiffrer en faisant l’expérience d’au­tres figures d’humanité qui nous sont pourtant inconnues, si étrangères. Et le faire de telle manière qu’elles sont maintenant une part de nous-même, un élément de notre identité.

Notre identité narrative

De récits en récits se construit et grandit notre «identité narrative», pour reprendre le terme et la pensée de Paul Ricoeur. Ce «Je» qui n’existe que par le «Tu» aurait plutôt dit Martin Buber, cet auteur que Robert Bober évoque à plusieurs reprises dans Par instants, la vie n’est pas sûre. C’est par le Tu (par l’autre) que l’homme devient lui-même un Je, un Tu qui est aussi relation avec les Geistige Wesenheiten, les «existences spirituelles».

Autre paradoxe qu’honore le chemin spirituel de la littérature: ce sujet qui a besoin d’un autre pour être et se dire trouve cette expression dans des œuvres qui honorent jusqu’au bout l’indicible. L’indicible de l’histoire comme l’indicible de notre épaisseur humaine. Ce silence, Pierre Dumayet, comme nul autre, savait l’offrir et le faire entendre dans ses émissions, comme avec Marguerite Duras[9] filmée par Robert Bober. Tel est le chemin spirituel de la littérature, une conversation à travers laquelle je me ren­con­tre et me trouve, jusque dans ce qui m’échappe tout en me constituant.

«Il m’apparut que par l’étude seule on ne saurait parvenir à la perfection, et j’ai compris ce que nous rapportent certains midrashim à propos d’Abraham, disant qu’il avait scruté le soleil, la lune et les étoiles, sans découvrir nulle part ni trouver Dieu; mais que dans le fait même qu’il ne l’eût pas trouvé, la présence de Dieu s’était révélée à lui. J’ai médité cette pensée pendant trois mois. Puis j’ai moi-même cherché et scruté longtemps, jusqu’à ce que je parvinsse moi aussi à la vérité du ne pas trouver.› La vérité du ne pas trouver, c’est pas mal, non?»[10]  

[1] Robert Bober, Par instants, la vie n’est pas sûre, Paris, P.O.L. 2020, pp. 337 et 242. Né à Berlin, de parents juifs, d'origine polonaise, Robert Bober échappe, grâce à un client de son père, à la rafle du Vélodrome d’Hiver de juillet 42, à Paris. À la fin des années 50, il devient l’assistant de François Truffaut (Les quatre cents coups, Jules et Jim, etc.). Il tourne en 1967 son premier documentaire pour la télévision, Cholem Aleichem, un écrivain de langue Yiddish. En 1979, il réalise un documentaire avec l’écrivain Georges Perec, Récits d’Ellis Island. À la même période, il travaille avec Pierre Dumayet, qui introduit les livres et la littérature à la télévision avec Lecture pour tous, puis Lire c’est vivre. Ensemble, ils réalisent des émissions et des portraits d'auteurs. Son premier roman Quoi de neuf sur la guerre? est publié en 1993.
[2] Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres, 20 octobre 2020.
[3] Christophe André, «L'expérience des sentiments, un marqueur d’humanité?» in Christus n° 231, Paris, juillet 2011.
[4] Philippe Delerm, La Première Gorgée de bière, Paris, Gallimard 1997, 92 p.
[5] Robert Bober, op.cit., pp. 20, 24, 27, 28.
[6] Idem, p. 31.
[7] Le paragraphe «Initier à prendre la parole» de Patrick Goujon sj, in Les Politiques de l’âme (Paris, Classiques Garnier 2019, pp. 29-31) est très éclairant sur cette mise en exercice de la parole dans les Exercices.
[8] @claireplacial (Maître de conférence en littérature générale et comparée, Université de Lorraine, Metz) le 24 mars 2021.
[9] Robert Bober, op.cit., p. 247.
[10] Idem, p. 166.

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