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lundi, 08 mars 2021 17:25

Le voyage et le chemin

Niklaus Brantschen sj © Lassalle-HausLorsque je me suis rendu pour la première fois au Japon, en 1976, j’ai fait escale en Indonésie chez des confrères. Au moment de reprendre l’avion pour Tokyo, je notai dans mon journal: «C’est la fin du voyage, le début du chemin.» J’avais déjà conscience de l’importance de distinguer entre voyager et suivre un chemin.

Jésuite et maître zen (à Lassalle-Haus, Bad Schönbrunn) certifié par Glassman Roshi, Niklaus Brantschen a cofondé l’Institut Lassalle pour le zen de Bad Schönbrunn, près de Zoug, où il enseigne encore. Il est engagé dans le dialogue interreligieux. Cet article est tiré d’un entretien avec la journaliste Pia Seiler.

Le voyage procure un changement de décor, un changement d’air, souvent même un élargissement de l’horizon. Il permet de constater qu’ailleurs on vit autrement. Le chemin, lié au voyage, implique l’intériorité, une expérience à vivre qui transforme. Au Japon, comme d’ailleurs dans les traditions orientales en général, on y attache une grande importance. Confucius dit à ce sujet: «Le chemin est en toi, Tu ne peux pas t’en séparer. Ce dont tu peux être séparé n’est pas le chemin.» Il s’agit là de ce qu’il y a de plus intime en nous, de notre être même, de ce qui fait que nous sommes qui nous sommes. Mais c’est justement ce que nous ne découvrons pas en nous déplaçant en avion et que nous cherchons à éviter avec nos multiples voyages en tous sens. C’est pourquoi il est important de lier le voyage du dehors avec le chemin intérieur.

Le point de départ

Mes séjours en Asie et en particulier au Japon ont été une grande chance. Au Japon, j’ai eu le privilège de m’engager sur le chemin de l’intériorité, un processus d’une grande intensité, le munen-muso, sans concepts, sans paroles, dans un silence radical. Des dimensions se sont ouvertes à moi, au-delà de ce que j’étais capable de comprendre et de saisir, mais dont j’ai pu vivre l’expérience.

L’occasion de ce voyage en Orient s’est présentée à moi lors de mon Troisième an.[1] Pendant mes études, je m’étais déjà intéressé à la méditation au travers des ouvrages de Klemens Tilmann et j’ai été encouragé par mes supérieurs à me familiariser avec une autre tradition, une autre voie. Mon supérieur de l’époque me proposa de passer la dernière étape de ma formation jésuite au Japon, auprès du Père Lassalle. C’est ainsi qu’à l’âge de 39 ans, chrétien occidental très curieux d’apprendre ce qui se fait à l’autre bout du monde, je me mis en route.

Je passai six mois aux environs de Hiroshima, dans le centre de mon confrère Hugo Lassalle (1898-1990). En 1929, l’Ordre l’avait envoyé au Japon en tant que missionnaire. Après quelques années, un de ses compagnons lui dit: «Si tu veux comprendre le Japon et les Japonais, pratique le zen.» C’est ce qu’il fit, et il découvrit que non seulement il comprenait mieux le Japon, mais qu’il apprenait aussi à mieux se connaître lui-même. Vivant à ses côtés, j’ai vu sa détermination: il était jésuite jusqu’à la moelle, fidèle, consciencieux et, jusqu’à la fin de sa vie, il s’est efforcé de suivre la voie du zen.

Sans que je sache où il me mènerait, mon chemin se fit aussi en marchant. J’ai revu le Père Lassalle régulièrement, pendant 20 ans, lors de mes séjours annuels au Japon et, plus tard, chaque année en janvier lorsqu’il venait à Lassalle-Haus accompagner des semaines de zen. Il a été pour moi un ami paternel et pour beaucoup, il a tracé la route. Il a pénétré jusqu’au cœur du bouddhisme, et pas seulement au travers de débats théoriques.

Être en chemin

Le globe terrestre est une magnifique image pour désigner l’ensemble de la réalité. Nous avons d’une part les religions abrahamiques -le judaïsme, le christianisme, l’islam-, des religions théistes de la parole, en quelque sorte des religions du Toi, où nous nous adressons à la réalité globale que nous appelons Dieu. De l’autre, les traditions orientales, où l’existence de Dieu n’est pas niée mais où l’on ne s’adresse pas à lui; Dieu n’est pas impersonnel, mais plutôt supra-personnel. Vivre les deux voies m’a profondément enrichi. Quelque chose m’avait-il manqué en tant que chrétien? J’aime à citer à ce propos le poème de Matthias Claudius:

«Voyez-vous là-haut la lune?
On n’en voit que la moitié
Pourtant elle est ronde et pleine.
Ainsi sont bien des choses
Dont nous rions sans souci
Car nos yeux ne les voient pas.»

Je suis doublement enraciné: attaché au Christ et proche du Bouddha dans sa vision du monde. Dès le début, j’ai senti que le zen me faisait du bien; par la suite, lorsque j’ai pris la direction de Bad Schönbrunn, il m’a donné la force de réorienter ce centre d’étude pour en faire, sous le nom de Lassalle-Haus, un centre interculturel et interreligieux. En outre, c’est au zen que je dois une vision globale du jeûne, élément essentiel dans ce centre. Le zen et le jeûne sont à la fois des exercices corporels et des démarches spirituelles.

L’arrivée

La Russe Galina Schatalova, médecin du sport chargée de l’entraînement de cosmonautes, avait l’habitude de dire: «Cours, et si tu ne peux pas courir, marche. Et lorsque tu n’as pas la force de marcher, rampe. Mais bouge!» On apprend la marche en marchant, et les casaniers respirent la morosité. Tant que je le peux, je cours, une demi-heure, parfois une heure et même un peu plus. En ce temps de coronavirus, j’ai retrouvé le plaisir de marcher à l’extérieur. Après plus de 50 ans passés à Bad Schönbrunn, j’ai découvert des sentiers et des recoins qui m’étaient encore inconnus!

J’ai beaucoup voyagé, fait de grandes randonnées. L’horizon aujourd’hui s’est rétréci. En 2020, j’ai dû renoncer à des voyages en Hongrie, en Roumanie et en Espagne où j’accompagne des semaines de méditation. Cela me manque. J’espère que les voyages redeviendront possibles. Si ce n’est pas le cas, je ralentirai, mais je ne m’arrêterai pas. Cependant, je suis aussi pleinement conscient du fait que c’est là une occasion de sevrage.

Et pourtant… ce serait une bien belle perspective si je pouvais retourner à Budapest, prendre le train de nuit à Zurich, ressentir la distance qui s’accroît, traverser d’autres pays, recevoir le matin un petit-déjeuner servi à bord, arriver à midi bien reposé à Budapest, en me réjouissant de donner un cours de méditation et de rencontrer les participants; et surtout, je le vivrais en toute bonne conscience! Le voyage a vraiment de beaux aspects, surtout lorsqu’il est écologiquement responsable.

Oui, je suis arrivé. Il en est temps! Je ne suis plus obligé d’entreprendre certaines choses mais j’en ai encore le loisir, comme d’accompagner une semaine zen entre Noël et Nouvel An à Bad Schönbrunn. Ou d’aller courir et de rentrer comme transformé. Le zen et la marche, en particulier en montagne, ont beaucoup de traits communs: on avance lorsque l’on n’a pas en pensée deux pas d’avance. Un pas après l’autre, respiration après respiration. Et si l’on a l’impression de n’en plus pouvoir, l’art consiste à se demander: «Est-ce que vraiment je n’en peux plus, ou serait-ce que je ne me suis pas encore réellement mis en marche?» Je me dis alors: «C’est en marchant que l’on s’aperçoit que c’est possible - et que l’on avance.»

(propos recueillis par Pia Seiler; traduction Claire Chimelli) 

[1] Troisième et ultime étape de probation religieuse pour tout jésuite.


Notes biographiques

NiklausNé en 1937 à Randa, village du Haut-Valais, Niklaus Brantschen est entré chez les jésuites en 1959 et a reçu en 1999 la qualification de maître zen inka shômei. Dans les années 1990, il a réorienté les objectifs du centre de formation de Bad Schönbrunn près de Zoug, qui a pris le nom de Lassalle-Haus, en hommage à son ami Hugo Lassalle sj, passeur entre les spiritualités d’Orient et d’Occident. C’est chez lui que le jésuite suisse a passé les premiers temps de son séjour au Japon. Par la suite, Niklaus Brantschen a fait plusieurs allers-retours entre l’Orient et l’Occident.

Voir son récit autobiographique, en allemand seulement, Zwischen den Welten daheim: Brückenbauer zwischen Zen und Christentum (Une vie au carrefour des mondes: bâtisseur de ponts entre le zen et le christianisme), Eschbach, Patmos Verlag 2017, 172 p.

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