Saint Ignace de Loyola était un homme de mouvements, tant géographiques qu’intérieurs. Pour lui, toute mise en marche devait mener au Christ. Cette ligne de vie l’a habité dès sa conversion. Ce n’est pas par hasard qu’il voulait se rendre en Terre sainte pour y finir ses jours, objectif qu’il ne pourra pas mettre en œuvre mais qui le mènera à écrire les Exercices spirituels, un guide de pèlerinage intérieur.
«Pour Ignace, c’était très clair: la boussole, c’est le Christ, explique Christian Rutishauser sj. Or Jérusalem représente la présence de Dieu sur Terre, puisque c’est là où il s’est révélé au monde.» Et de préciser: «Le chemin intérieur proposé par Ignace correspond au pèlerinage extérieur vers Jérusalem. C’est un chemin de purification, de découverte de Jésus, qui mène à suivre le Christ tout en trouvant sa propre vocation. Les quatre semaines de la retraite ignacienne des trente jours conduisent au Crucifié, puis au Ressuscité, à Jérusalem donc, qui est l’axe central du monde aux yeux d’Ignace.»
Le provincial des jésuites de Suisse a lui-même effectué en 2011 un pèlerinage à pied de sept mois, qui l’a conduit de Zurich à Jérusalem. Son livre Zu Fuss nach Jerusalem[1] décrit cette expérience de voyage extérieur. Dans son nouvel ouvrage Freiheit kommt von innen (à paraître en avril), il décrit cette fois «le voyage intérieur, le processus de transformation et de libération» qui attend ceux qui s’adonnent aux Exercices durant la retraite ignacienne des trente jours. Pour lui, les deux démarches sont parallèles.
«À la différence de toutes les autres sortes de voyages ou déplacements physiques, faire un pèlerinage, c’est se diriger vers le lieu qui nous attire le plus profondément spirituellement parlant, c’est se rendre vers l’axis mundi. On ne peut pas séparer la destination du chemin. En avançant vers le saint, le sacré, Dieu, nous nous rapprochons toujours plus du feu purificateur, pour reprendre l’image de Moïse face au buisson ardent. Platon décrivait déjà ce processus de changement: la contemplation mène à la connaissance et à notre transformation en ce que nous contemplons.»
Un travail de libération
Ignace de Loyola est certain d’une chose : quelle que soit sa culture, sa société, l’humain n’apprend que par imitation. Alors autant prendre le Christ comme modèle ! C’est pour lui le plus sûr moyen d’accéder à la liberté intérieure. «Chacun d’entre nous doit trouver sa place dans ce monde, où nous sommes comme jetés à la naissance. Pour cela, il nous faut d’abord apprendre à nous connaître, à découvrir ce qui nous a façonnés», argumente Christian Rutishauser. «La première semaine des trentes jours consiste ainsi à travailler sur son passé, pour faire connaissance avec soi-même et surmonter ses projections. C’est un travail psychothérapeutique. Tout le monde a une blessure intérieure. Tout le monde doit travailler sur sa biographie pour accéder à son intériorité, à son subconscient, pour vivre consciemment et ne pas se contenter de réagir aux impulsions extérieures.»
La vision que nous avons de Dieu liée elle aussi pour beaucoup à des projections, à une lecture collective et personnelle ancrée dans un temps et un lieu, la deuxième semaine des Exercices consiste à ramener le retraitant à la Source, en le faisant méditer sur les évangiles. Le but, en quelque sorte, est qu’il puisse expérimenter une relation directe et libre avec le Christ à partir de ses gestes et paroles. C’est sans doute ce qui explique pourquoi les Exercices spirituels d’Ignace sont si bien reçus par les Réformés.
«Ce n’est qu’ainsi que le retraitant pourra trouver sa vocation, poursuit le jésuite suisse. Les Exercices de la deuxième semaine visent à lui permettre de mieux distinguer le chemin extérieur qu’il désire suivre et à prendre des décisions concrètes liées à sa nature et à sa personnalité. Dans la Genèse, après qu’Adam a mangé le fruit interdit, Dieu l’appelle et lui demande où il se trouve. Car Adam a oublié où est sa place dans le monde. Trouver sa place, c’est l’objectif de la spiritualité ignacienne. Un travail qui se poursuit tout au long de notre vie puisque nous sommes toujours en mouvement. Il est ainsi conseillé de refaire des retraites de trente jours à chaque crise personnelle importante.»
Une prise de responsabilité
On l’aura compris, le principal déplacement auquel nous invite Ignace de Loyola n’est pas d’ordre physique mais intérieur. Mais qui dit intérieur ne dit pas tourné sur soi. De fait, il ne peut pas y avoir pour Ignace de pèlerinage sans relation puisque l’objectif final est de se rapprocher de la Transcendance. «La découverte de notre vocation mène toujours à autrui, insiste le Père Rutishauser. Sur le plan biblique, on ne peut pas séparer les deux premiers commandements, aimer Dieu et aimer son prochain. Sur le plan de l’anthropologie chrétienne, une personnalité se vit toujours dans la relation. L’humanisme chrétien n’est pas un humanisme individualiste. Traditionnellement, on explique cela par la Trinité: le Père n’est pas père sans fils, le Fils n’est pas fils sans père, et il y a toujours la relation, l’Esprit, dans cette unité de Dieu.» C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Exercices «se donnent» -le retraitant a toujours un accompagnateur spirituel à ses côtés pour le guider dans sa démarche.
C’est pourquoi aussi le pèlerinage ignacien aboutit à l’envoi en mission du retraitant, soit à la mise en œuvre de sa vocation dans le monde. «Ces deux étapes ne peuvent pas être séparées. Ainsi pour être jésuite, décrit le provincial suisse, il faut d’abord deux ans de noviciat, durant lequel le novice se retire du monde pour suivre son chemin intérieur, pour découvrir sa vocation, tout comme l’a fait saint Ignace (au moment de sa conversion, celui-ci a vécu seul ses expériences mystiques intérieures; ce n’est que plus tard qu’il a fait le lien avec l’Église). Ensuite le scolastique (l’apprenti jésuite) expérimente le chemin extérieur, en se mettant en relation avec les autres dans le monde. Il poursuit des études, apprend d’autres langues, acquiert des expériences pratiques d’engagement.»
La traversée de la Pâque
Jésuite ou laïc, chacun traverse des crises qui peuvent l’écarter de sa mission, lui en faire perdre le sens. Les troisième et quatrième semaines d’une retraite de trente jours ont pour but de préparer le retraitant aux difficultés extrêmes qu’il risque de rencontrer au cours de sa vie, en lui donnant des outils de résilience. Ainsi elles se concentrent sur la méditation de la Passion, puis de la Résurrection du Christ, sur l’expérience de la Pâque donc. Une traversée de la mort à la vie, qui donne au retraitant un avant-goût de ce qui l’attend une fois arrivé à la destination finale de son pèlerinage terrestre.
[1] Ostfildern, Patmos Verlag 2013, 168 p.
Christian M. Rutishauser
Freiheit kommt von innen
In der Lebensschule der Jesuiten
Freiburg, Herder 2021, 240 p.
Il y a 500 ans, durant l’été 1521, alors qu’il combat au sein des troupes du vice-roi de Navarre, Ignace de Loyola est blessé à Pampelune par un boulet de canon. Durant l’année de convalescence qui suit, il vit une conversion intérieure, puis décide de se rendre en pèlerinage en Terre sainte. Sur le chemin, il s’arrête plusieurs mois à Manrèse et commence la rédaction de ses Exercices spirituels, véritable méthode de libération intérieure. D’où le titre de cet ouvrage, Freiheit kommt von innen. In der Lebensschule der Jesuiten, que l’on peut traduire par Liberté intérieure. À l’école de vie des jésuites.
Le livre est divisé en trois parties. La première dessine la vie humaine en tant que chemin d’exercice spirituel. La deuxième fait référence à l’idée existentialiste que l’homme est jeté dans le chaos du monde et qu’il doit se mettre en route pour l’habiter et trouver un sens à l’Histoire. Elle se développe autour des quatre semaines d’Exercices proposées par Ignace pour avancer sur ce chemin. La troisième dessine les caractéristiques d’une personne formée par la spiritualité ignacienne.