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lundi, 04 mai 2020 12:12

Désirs, fatalité, liberté, un éclairage hindou

Il y a fort à parier que toutes les civilisations ont affronté la question -mieux, le mystère- du bonheur et de son corollaire le malheur. L’Inde et l’hindouisme ne font pas exception. En témoignent les textes les plus anciens, les Védas, ces quelque mille poèmes ou hymnes considérés comme la première strate de la révélation. Leurs traces, toujours vivaces, ont été relues par les Upanishad [1] qui ouvrent un nouveau chemin d’accès à la plénitude.

Jacques Scheuer sj est professeur émérite d’histoire des religions de l’Asie à Louvain-la-Neuve et animateur des Voies de l’Orient (Bruxelles), un centre pour la rencontre entre les cultures et entre les spiritualités. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Un chrétien dans les pas de Bouddha (Bruxelles, Lessius 2010, 208 p.) et Une traversée des Upanishad (Paris, Les Deux Océans 2019, 121 p.).

 

Les Védas (environ 1500-500 avant notre ère) fourmillent de prières de louange et de demande, d’invocations adressées à telle ou telle divinité dans l’espoir d’obtenir bienfaits, faveur, protection. Chaque divinité peut se montrer puissante et favorable dans son domaine -récoltes, troupeaux, chasse et guerre, santé et longévité, affection et reconnaissance sociale- bref, tout ce qu’un cœur humain peut désirer ici-bas, avant peut-être de connaître, par-delà la mort, dans quelque monde divin ou en compagnie des ancêtres, une condition bienheureuse en un lieu de fraîcheur, d’eaux vives et de repos.

Cette soif de bonheur est entretenue par l’expérience quotidienne de petites épreuves et frustrations, de même que par la hantise de quelque malheur ou catastrophe majeure toujours possible: famine, maladie, stérilité, déshonneur, mort prématurée… «Délivre-moi, délivre-nous du mal»: cette prière inlassable n’est que l’envers de la quête de bonheur.

Hiérarchie des valeurs

De telles préoccupations ont traversé les siècles et la tradition tente de mettre un peu d’ordre dans les désirs de bonheur qui se bousculent dans le cœur des individus et des sociétés. De savants traités prolongent, systématisent ou critiquent les recettes de la sagesse populaire; ils disent les droits et surtout les devoirs de chacun conformément au dharma (au sens large), à l’ordre immuable de la société et du cosmos.

Les souhaits de bonheur sont respectables mais, lorsque différentes valeurs entrent en concurrence ou en conflit, il devient nécessaire d’établir une hiérarchie. Plaisir et agrément (kâma) ont droit de cité: bonne chère, confort, érotisme… En cas de conflit ou en temps de crise, ils doivent cependant s’effacer devant l’utilité et l’intérêt (artha), ce que nous appelons en gros l’économique et le politique. Si ces deux premiers niveaux possèdent leur validité propre, ils demeurent soumis aux valeurs du dharma (au sens restreint): ce qui est juste au plan éthique et qui entretient des relations correctes avec le monde divin.

Bien que tout cela porte la marque propre de l’esprit indien et hindou, on pourrait n’y voir que des variations sur des thèmes universels. Les Upanishad, d’une part, et les enseignements du Bouddha, d’autre part, des courants plus récents en Inde, sont venus cependant secouer et durablement affecter ce bel équilibre avec leurs visions propres du monde et de l’existence. Là se trouve en germe la contribution essentielle de l’Inde au patrimoine philosophique et spirituel de l’humanité.

Si l’activité humaine transforme le monde autour de nous, elle laisse surtout des traces en nous: nos désirs et nos actes nous modèlent de jour en jour, d’année en année.

Rédigées pour une part en forme de dialogue ou de conversation, les Upanishad sont considérées comme le couronnement de la Révélation védique. Les plus anciennes et les plus importantes s’échelonnent du VIIe au IIIe siècle avant notre ère. Le Bouddha et ses premiers disciples se situent probablement au Ve. Ces deux courants partagent une critique impitoyable des valeurs établies et une analyse neuve de l’existence humaine, mais les chemins de libération qu’ils dessinent divergent. Nous nous en tiendrons pour l’essentiel aux Upanishad et à leur héritage.

La ronde des bonheurs illusoires

Dans ces Upanishad perce tout d’abord une insatisfaction à l’égard du système complexe et dispendieux des sacrifices aux divinités. Leur caractère récurrent et même répétitif déçoit. La chaîne sans fin des rites trahit les limites de leur pouvoir. Cette prise de conscience s’inscrit dans une analyse plus générale de l’action humaine.

Le terme karma désigne tout acte, action, activité, travail ou entreprise, tant dans le registre familial, professionnel ou social que dans celui des rites et liturgies. Une analyse attentive de l’acte ponctuel montre que toute activité ou entreprise humaine répond à des besoins ou est suscitée par des désirs: le désir, en somme, met au travail. L’action, à son tour, produit inévitablement un résultat, un fruit. Il est rare toutefois que ce résultat soit à la hauteur du désir ou de l’ambition première. En outre, le fruit du travail -pensons à la récolte du paysan- sera bientôt consommé ou du moins soumis à l’usure du temps. Besoins et désirs resurgiront bientôt, exigeant de nouveaux projets, de nouvelles entreprises.

À ces constatations somme toute universelles, l’Inde ajoute deux types de considérations originales. Tout d’abord, si l’activité humaine transforme le monde autour de nous, elle laisse surtout des traces en nous: nos désirs et nos actes nous modèlent de jour en jour, d’année en année. Ce n’est pas seulement vrai des activités corporelles et techniques, mais davantage encore des actes de parole et de pensée ou de conscience: on pressent que s’ouvre là le champ immense des pratiques de méditation et de yoga.

Les Upanishad -et en parallèle les enseignements du Bouddha- ouvrent une autre perspective encore avec le cycle du karma (au sens large: désir/acte/fruit ou trace de l’acte) qui ne s’arrête pas à la mort. Sa dynamique propulse, par-delà la mort, vers une nouvelle naissance, une existence (humaine, divine, animale…) déterminée par la nature positive ou négative, vertueuse ou non, méritoire ou non des actes passés. Ainsi se met en place le cycle de ce que nous appelons couramment réincarnations et que l’Inde appelle plutôt renaissances.

Fatalité, responsabilité et liberté

Absente des textes védiques anciens, la roue des renaissances s’impose peu à peu à partir des Upanishad et marque le devenir de la pensée indienne -hindoue comme bouddhique- jusqu’à nos jours. Dès la conception, l’être humain apparaît ainsi comme le fruit de son passé. Cette découverte a de quoi désespérer. Si je regarde vers l’arrière, en amont, chacune de ‘mes’ vies est le fruit ou la résultante des existences antérieures; il est précisé en outre que cette chaîne est sans commencement connu ni connaissable. Si je regarde vers l’avant, en aval, les désirs et les actions de chaque nouvelle naissance viendront relancer le mouvement de la roue: toute existence ‘x’ entraîne inévitablement une (re)naissance ‘x + 1’. Certes, des actions positives et vertueuses me préparent en principe une renaissance supérieure (santé, statut social, éducation, piété…) et moins empreinte de souffrances. Je n’en reste pas moins prisonnier de la roue qui tourne…

Aucune sentence n’a été prononcée: les désirs et les actes engendrent spontanément leurs fruits. Plutôt que de fatalité, il convient donc de parler ici de responsabilité.

Faut-il parler de destin, de fatalité? Y a-t-il d’autres issues que le désespoir, le cynisme ou la résignation? Plusieurs précisions s’imposent. À proprement parler, rien de tout cela ne pèse sur moi de l’extérieur et rien n’est la volonté cruelle de quelque divinité sadique. Aucune sentence n’a été prononcée: les désirs et les actes engendrent spontanément leurs fruits. Plutôt que de fatalité, il convient donc de parler ici de responsabilité. Je ne puis guère m’en prendre qu’à moi-même, même si ce ‘moi’ émerge d’un passé lointain qui m’est inconnu.

D’autre part, si la sanction du passé est inéluctable, il n’y a pas strict déterminisme. Certes, je ne puis modifier ‘mon’ passé, mais je conserve une marge de manœuvre, un espace de liberté dans l’instant présent et à l’égard de l’avenir. Cela se vérifie en particulier lorsque la chance (ou plutôt la loi du karma) fournit l’occasion rare d’une renaissance humaine.

Les animaux souffrent beaucoup (notamment de maltraitance par les humains) mais disposent d’un faible niveau de conscience; les dieux, jouissant béatement de leur bon karma, ne se posent guère les questions essentielles quant à leur devenir; les humains, eux, peuvent tirer parti d’un dosage plus favorable: souffrant assez pour se poser des questions, ils disposent d’assez de conscience pour chercher une solution ou plutôt un salut, un chemin de libération, un accès à un bonheur permanent.

La voie de la connaissance

Les développements de la tradition hindoue proposent en effet plusieurs voies. Écartons d’emblée celle -largement illusoire- qui consisterait, comptant sur mes propres forces, à grignoter insensiblement le bagage de karma passé sans jamais produire de pesanteur nouvelle. Comme des hamsters prisonniers de leur roue, les mouvements que nous faisons pour arrêter le carrousel ne font qu’aggraver le mal. Les textes traditionnels ne nous laissent guère d’illusion: nous avons connu et connaîtrons autant de renaissances qu’il y a de grains de sable dans la vallée du Gange!

Les Upanishad et les écoles du Vedanta ouvrent alors à leurs disciples la voie de la connaissance. Il ne s’agit pas d’une accumulation de savoirs, mais de la prise de conscience intuitive (la réalisation) de notre nature essentielle, de notre identité originelle. Immuable, inaltérable, éternel, le Soi (âtman) ne donne aucune prise à la naissance ou à la mort, aux désirs et aux illusions, au plaisir comme à la souffrance. Pour lui, pas de malheurs, pas de menace ni de crainte. Il fait l’expérience unitive de la félicité (ânanda), de la joie. Ou plutôt, il est félicité, joie.

«Pour lui c’est la condition supérieure à tout désir, affranchie de tout mal, libre de toute crainte. Comme un homme dans les bras d’une femme aimée ne sait plus rien du dehors, rien du dedans, de même ce ‘personnage’, embrassé par l’âtman fait de connaissance, ne sait plus rien du dehors ni du dedans. C’est pour lui la condition bienheureuse où tout désir est comblé, où il n’est de désir que de l’âtman, où il n’y a plus de désir. (…) C’est là son but suprême, son suprême succès, son monde suprême, sa félicité (ânanda) suprême. Les autres êtres vivent d’une parcelle de cette félicité.» (Bŗhad-Âranyaka Upanishad 4.3.21 & 32)

La voie de la relation confiante

La voie de la (re)connaissance s’est notamment traduite dans le mode de vie des «renonçants» (sannyâsi): rupture totale avec la société, avec les rites, avec toute forme d’action. Cette option extrême est réservée à quelques individus. La Bhagavad-gîtâ propose alors une voie plus accessible bien qu’exigeante.

Sans déserter les fonctions et responsabilités en société, elle consiste à se défaire de tout projet égocentrique, à mettre son entière confiance dans le Seigneur, à se considérer comme un simple instrument entre Ses mains, enfin à entrer en communion intime avec Lui. Si l’action demeure indispensable à la bonne marche du monde et de la société, cette action n’est plus mienne: n’étant plus attaché au fruit, mon agir ne produit plus de karma, ne laisse plus de trace.

Écoutons Krishna: «L’esprit plein de moi, par ma faveur, tu franchiras tous les obstacles… Médite à fond mes enseignements; puis, agis comme il te plaira… Tu m’es profondément cher; c’est pourquoi je veux te parler pour ton bien… Laisse là toutes les règles et accours à moi comme à ton seul refuge; je t’affranchirai de tous les maux, ne t’inquiète pas.» (18.58…66; tr. Senart)

Recueillons un dernier écho de ce bonheur dans l’œuvre de Rabindranath Tagore (L’Offrande lyrique 2, 1915), où prière et poésie ne font qu’un: «Tout le rauque et le dissonant de ma vie fond en une seule suave harmonie - et mon adoration éploie les ailes comme un joyeux oiseau dans sa fuite à travers la mer… Ivre de cette joie de chanter, je m’oublie moi-même et je T’appelle ami, Toi qui es mon Seigneur.»

[1] Ensemble de textes philosophiques éclairant les Védas, composés entre 800 et 300 ans avant notre ère. (n.d.l.r.)

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