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mardi, 01 septembre 2020 16:09

Le numérique, outil de combat

Durant le confinement, le numérique a soutenu l’expression politique de certains acteurs religieux pour qui le culte, au titre des «besoins spirituels» de l’homme, revêt un caractère de première nécessité. Il a aussi permis de forger l’image du clerc comme «résistant spirituel» face aux contraintes d’un État laïque qui ne saisirait pas l’importance du religieux, voire voudrait réduire celui-ci au silence. Illustrations.

David Douyère, professeur de sciences de l’information et de la communication, est spécialiste de la dimension communicationnelle du catholicisme; il co-anime le réseau de recherche Relicom, et est l’auteur de Communiquer la doctrine catholique (Genève, Labor & Fides 2018), recensé in choisir n° 695, avril-juin 2020, p. 79.

Les dispositifs numériques en réseau permettent une expression religieuse renouvelée et individualisée. Prédications en ligne, cultes, analyses religieuses de l’actualité, images, pédagogie religieuse sont proposés sous des formats audio ou vidéo, sans oublier bien sûr des animations, des jeux, des saynètes et séquences humoristiques. Cette dynamique, née à la fin des années 90, a servi de support à l’extension de l’usage du numérique en ligne durant la crise de la Covid-19.

Mais le numérique ne s’est pas contenté de maintenir la continuité de l’expression religieuse durant la crise. Il est devenu un espace d’expression politique et de «résistance» face à un pouvoir supposé oppresseur, accusé de vouloir interdire le religieux. Autrement dit, YouTube et consorts ont permis d’exprimer la réponse à l’appel de Dieu contre la loi des hommes, sanctifiant l’humain possesseur d’un compte Google et d’un téléphone intelligent pourvu d’une caméra.

Une victimisation numériquement assistée s’est ainsi mise en place, qui a permis une héroïsation du clerc n’écoutant que sa foi, et son culte, prenant du web le monde à témoin. Prenons ici trois exemples: le pasteur ivoirien David Aimé Jérémie, le curé de la paroisse Saint-André de l’Europe, à Paris, et le culte de Saint-Nicolas du Chardonnet, l’église intégriste parisienne qui assure la continuité du rite de saint Pie X. Tous trois ont ouvert une fenêtre numérique sur l’atteinte portée par l’État à la continuité du culte en période de confinement.

Le culte contre la police

Le 22 mars 2020, le culte à Abobo, au nord d’Abidjan, du prédicateur (et «prophète») David Aimé Jérémie, de l’Église évangélique pentecôtiste en Côte d’Ivoire, est filmé en direct. Le thème du dimanche est Rassurez-vous, c’est Moi, n’ayez pas peur! Soudain, comme le montre la retransmission sur YouTube,[1] la police fait irruption (2’37) dans le temple pour faire interrompre le culte en vertu de la loi sanitaire durant la pandémie (qui cependant n’interdit pas l’exercice du culte, mais seulement tout rassemblement de plus de cinquante personnes). «Dieu a voulu que ce soit en direct parce qu’il savait tout ce qui allait arriver!» affirme le prédicateur. Au son des talkie-walkies, la caméra filme le militaire («Vous me mettez sur le direct ou pas?»), puis la tension qui résulte de l’intervention, tandis que le prédicateur continue son office, prenant «le monde» à témoin: «On ne peut pas arrêter parce que le monde va être témoin!» (3’50).

Poussant la porte de la salle dans la bousculade (la caméra vacille), le pasteur filme l’assemblée se rendant à la mosquée voisine et en montre l’affluence, tolérée, elle. La concurrence des cultes et l’inégalité de traitement par les autorités sont manifestées par sa protestation. Le pasteur montre ensuite l’étendue des dégâts dans la salle du culte, tandis que jaillissent des cris et, qu’apparemment, des pierres sont jetées contre les membres de la communauté. Il cherche alors à recueillir des témoignages de l’intervention et montre le faible nombre de personnes (cinq) présentes dans la salle et distanciées physiquement, conformément aux règles sanitaires, avant de reprendre sa prédication, pour louer le Seigneur et interpréter le sens de la pandémie: «Le coronavirus, c’est comme le Jourdain que le Seigneur met devant nous […] chaque homme, chaque femme peut revenir à lui dans une sphère sainte…» (18’35).

Un commentaire posté sous la vidéo parle de «profanation de lieu de culte en direct», tandis que d’autres vidéos ultérieures de la chaîne Jésus Côte d’Ivoire montrent la reprise du culte et racontent la convocation du pasteur au commissariat, mais aussi la demande de pardon du pasteur: «Je demande pardon à Dieu pour ce policier qui allait saboter mon culte […]. Par le pouvoir du sang de l’Agneau, je me tiens dans le sang de Jésus, j’annule toute malédiction sur tous les policiers qui ont saboté mon culte ce dimanche, que Dieu leur pardonne.»[2] Ceci s’inscrit également dans la perspective de ce qui est perçu comme une guerre médiatique: critique de TV5 (au service «de la franc-maçonnerie»[3] «pour salir les pasteurs, surtout les évangéliques») et allégation de censure de vidéos live ivoiriennes sur YouTube, à la suite de cet événement.

Des scènes de résistance

Un autre exemple vient de Paris. Dans une vidéo à l’intitulé accrocheur -3 policiers font IRRUPTION dans son église: le Père Philippe de Maistre témoigne-,[4] le curé de la paroisse Saint-André de l’Europe atteste de la poursuite du culte, le 19 avril 2020, dans son église déserte. «J’ai hésité un peu à répondre, mais j’étais dans la prière, il n’y avait pas de raison de s’interrompre», déclare l’abbé à propos de l’interpellation par un policier.

Donner à voir l’irruption policière aurait clairement fait de ce moment une scène de résistance -«…on aurait vu sur la vidéo l’intervention des forces de l’ordre»-, mais l’interview filmée le permet aussi: «Moi, j’ai préféré continuer à prier comme si de rien était, même si ce n’était pas très facile honnêtement.» L’intercession avec la police va se faire par un servant d’autel policier et se conclure par un: «Il faut verbaliser le monsieur» (le prêtre), non suivi d’effet, et par la sortie des trois fidèles présents.

Entre en jeu alors la question du caractère «clandestin» de la messe, récusé par le curé: «Elle n’est pas interdite puisque de toutes façons une église, c’est pour célébrer la messe.» Le prêtre insiste sur la lourdeur du confinement et de l’interdiction de culte pour les fidèles: «C’est quand même quelque chose de très violent, parce que ça a été la Semaine Sainte, c’est-à-dire le sommet de la vie chrétienne.»

De ce constat naît la pression politique: «Il y a une fatigue et il y a un peu une exaspération, il faut quand même le dire, quand on s’aperçoit que la reprise du culte va être différée.» Et une exigence: «Je demande clairement que le 11 mai toutes les églises puissent rouvrir.» On sait que, saisi, le Conseil d’État demandera le 18 mai 2020 la reprise des cultes et que les assemblées cultuelles seront de nouveau autorisées en France le 23 mai au lieu du 2 juin 2020.

La laïcité remise en cause

Quant à l’attitude oppositionnelle des catholiques de la Fraternité Saint-Pie X de l’église Saint-Nicolas du Chardonnet, elle n’a pas commencé avec la crise de la Covid-19. La communauté intégriste en a profité néanmoins pour filmer et diffuser en direct sur Internet la poursuite du culte et proposer des sermons à la fois ancrés dans l’Évangile et arrimés à l’actualité politique, les modalités d’exercice du pouvoir en cette crise se trouvant contestées. L’écran devient ainsi l’espace de la résistance de la foi chrétienne contre le pouvoir laïque impie qui veut l’interdire. Là encore, la police accourt, mais les portes de l’église restent fermées. La «vraie religion» persiste et se perpétue, envers et contre tout.

Une mise en visibilité politique

On voit comment l’image diffusée ou commentée en réseau de ces cultes entravés montre la résistance d’Églises chrétiennes dans une perspective politique : le pasteur ivoirien dénonce les réseaux qui unissent la mosquée proche et le pouvoir et fustige l’oppression à l’égard des chrétiens; le curé de Saint-André de l’Europe exige la réouverture des cultes; la Fraternité Saint-Pie X condamne l’absence de jugement de l’État français à l’égard du religieux.

Plus largement, ceci s’inscrit dans une forte utilisation des réseaux numériques par les mouvements religieux conservateurs et traditionalistes,[5] qui, tout à la fois, valorisent leur activité, proposent des contenus spirituels jugés orthodoxes et invitent à l’engagement dans leur cause, aux implications politiques et sociales assez explicites.

[1] Jésus Côte d’Ivoire, «Les forces de l’ordre ont interrompu le culte sans fidèles en direct du prophète David Aimé Jérémie», in YouTube, 22 mars 2020.
[2] Jésus Côte d’Ivoire, «Compte rendu de la convocation du commissariat du 32e arrondissement. Prophète David Aimé Jérémie», in YouTube, (12’00), 30 mars 2020.
[3] Jésus Côte d’Ivoire, «Le piège de tv5 que j'ai évité. Prophète David Aimé Jérémie Koffi », in YouTube, (2’07), 23 mai 2020.
[4] In Figaro live, 27 avril 2020.
[5] Cf. David Douyere, Le numérique, garant de la continuité religieuse? in www.choisir.ch. et sur https://theconversation.com/fr.

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