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mercredi, 04 novembre 2020 01:10

Liberté d'expression et droit au blasphème

Manifestation en 2006 contre les caricatures de Mahomet  © Fred de Noyelle / GODONGLes «caricatures de Mahomet» empoisonnent la politique française, au plan domestique et international. Ancien sous-secrétaire général des Nations-Unies, Marcel A. Boisard, auteur de Une si belle illusion. Réécrire la Charte des Nations-Unies, livre sa réflexion sur ce débat épineux.

Le Prophète de l'Islam se nomme Mohammed, qui peut se traduire par «digne de louanges». Le nom Mahomet (Maomedus) apparaît au XIIIe siècle. Ce fut la translittération de l'arabe -sans doute volontairement dépréciative- pour forger l’appellation d’une supposée ancienne divinité païenne et malfaisante. Elle a permis, dès le Moyen Âge, de désigner les croyants sous le nom de Mahométans, comme zélateurs d’une secte qui aurait pris le nom de son fondateur. Les noms d’Islam ou de musulmans n’apparaissent, dans la littérature européenne, qu’au tout début du XVIIIe siècle. On utilisait précédemment les noms d’infidèles, de Turcs, parfois d’Arabes et surtout de Sarrasins. Aujourd'hui, les caricaturistes emploient encore le nom Mahomet, honni par les musulmans.

Ironiquement, le prénom Mohammed est celui qui est le plus souvent donné dans la France contemporaine! La place de Mohammed dans l’Islam est incommensurablement plus faible que celle de Jésus dans le christianisme. Il est l’un des milliers de prophètes, dont il clôt la succession. Il reste un homme. Commémorer sa naissance (Mouled en-Nabi) est tenu pour une hérésie par les wahhabites, par exemple. Cette année, la fête tombait le 29 octobre, date de l’attentat contre la basilique de Nice! L'insulte qui lui est faite renforce toutefois la dévotion populaire qui lui est accordée.

Rapports au prosélytisme

L'Islam continue sa progression dans le monde. Comme toute croyance prétendant détenir la vérité, religieuse ou spirituelle, il tente de gagner des adeptes. Pour ce qui est des religions monothéistes, on peut avancer que le judaïsme a été prosélytique dans l’Antiquité, avec vivacité même, jusqu’à la destruction du Temple par les Romains. Les efforts de conversion se seraient modestement poursuivis, pour s’éteindre totalement au VIe siècle de l’ère chrétienne.

Le christianisme le fut activement jusqu’au XIXe siècle, la colonisation comportant aussi une dimension d’évangélisation, mais il a largement cessé de l’être. Au printemps 2020, le pape François a déclaré au Maroc que le prosélytisme conduit à une impasse. De nos jours, seules quelques Églises évangélistes américaines le pratiquent avec virulence.

En Islam, le prosélytisme demeure une obligation pour la communauté et pour chaque croyant individuellement. Ceci ne signifie toutefois pas qu’un «Monde de l’Islam» s’opposerait inéluctablement au Monde de la Guerre (Dar al-Harb), comme le prétendent les islamistes incultes et certains pseudos-spécialistes occidentaux. Dès la seconde moitié du VIIIe siècle de notre ère, Al-Shaybânî, illustre juriste, fondateur du «droit international musulman», avait défini un troisième Monde, celui de la réconciliation (Dar al-Sohl).

Cette distinction est admise par l'école salafiste. L’autorité n’est pas détenue par des musulmans, mais ceux-ci peuvent y vivre et pratiquer leur foi en toute quiétude. Ils doivent se soumettre aux lois du pays hôte. Ainsi donc la France n’est nullement un État hostile. Les quelques chicaneries concernant le port du voile, par exemple, ne sont pas des persécutions, qui justifieraient le djihad.

Blasphème: droit ou délit

À cause de la relative force démographique des musulmans, la France constitue un cas un peu particulier. La misère socio-économique de cette minorité et l'absence ou le refus d'intégration culturelle ne sont pas des explications, d'autant plus que les crimes revêtent de moins en moins le caractère endogène. Aucune mesure ne sera excessive pour éradiquer la folie terroriste.

La plupart des pays européens a connu le Kulturkampf, à la fin du XIXe siècle, qui a conduit à la séparation de l’Église et de l’État. Sous la férule d’une gauche violemment anticléricale et anticatholique, les Français ont alors forgé le concept abscons de laïcité, qui peut signifier tout et son contraire. Il est devenu un totem auquel l’élite s’attache, tous bords confondus. Il reste incompréhensible partout à l’étranger. Il confirme le droit au blasphème. 

La liberté d’expression est consubstantielle à la démocratie. Il faut donc la défendre absolument. Elle est justement enseignée en France, lors des cours d’instruction civique destinés à des adolescents. On peut à cet égard se poser la question de savoir si le malheureux enseignant, atrocement décapité, n’aurait pas pu choisir d’autres exemples qu’une caricature, quasi pornographique, qui aurait montré un vieillard, nu et barbu, en prosternation ou «à quatre pattes», avec une étoilée fichée dans l’anus. Bien sûr, rien ne justifie l’assassinat. La moindre complaisance peut friser la complicité. L’interrogation n’est toutefois pas absurde.  

Le sauvage meurtre du professeur a déclenché, à juste titre, une forte vague de colère. Parmi les personnalités les plus échauffées, certaines ont préconisé la distribution des caricatures dans toutes les écoles du pays lors de la rentrée des classes. Plus de retenue a heureusement été montrée. C'eût été une provocation et, en l'occurrence, une manifestation d'islamophobie. L’expression suprême de l’indignation fut l’hommage national rendu à la Sorbonne au professeur de Conflans-Sainte-Honorine odieusement décapité, en présence du président de la république et de toutes les figures de la politique et de l’intelligentsia parisienne, qui se sont succédé quotidiennement sur les écrans des télévisions d’information continue. La cérémonie fut digne et émouvante, mais a aussi constitué un pas de plus dans l’escalade des émotions.

Au printemps 2012, le terroriste Merah abattait à Toulouse sept personnes, deux membres des forces armées, puis deux enseignants et trois de leurs enfants, dans des conditions sordides. Une fillette de sept ans fut traînée par les cheveux jusqu’au corps de son père agonisant, puis tuée d’une balle dans la tête. L’hommage à ces sept victimes fut bien moindre. Il est vrai que les militaires tués étaient d’origine maghrébine et les cinq autres victimes innocentes, juives. Le fait laisse, aussi, à penser!

L’Islam ne disposant pas de hiérarchie religieuse, on a souvent reproché leur silence aux musulmans de France. Peut-être non sans raison. Ceux-ci ne se sentent toutefois pas tenus de commenter des exactions qui ne les concernent pas directement. Demande-t-on à chaque catholique, individuellement ou par le truchement d’associations, de commenter la pédophilie de certains prêtres? Ils ressentent, sans doute, honte et dégoût, mais n’en sont pas moins outrés par les caricatures du pape sodomisant des adolescents. Il en va de même pour les adeptes d’autres religions, dont on insulte les saints et les prophètes. Lors des derniers événements plusieurs imams et des associations représentatives ont pris et fait connaître des positions fermes. Tant mieux. Malheureusement des hommes politiques étrangers, pour des raisons de moins en moins obscures, ont tenu des propos très malvenus contre la France.

Un cercle vicieux

 «La liberté d’expression n’est pas sans limite.» Cette déclaration du Premier ministre canadien Trudeau, francophone et ami, a semé la consternation en France. Jacques Chirac l'avait pourtant déjà dit, en 2006, lors de la première diffusion des caricatures. Par pure coïncidence, le Parlement suisse vient, au même moment, de refuser l'abrogation du délit de blasphème. De plus, il faut relever que les alliés traditionnels de la France ont exprimé sans grande conviction leur solidarité avec un pays touché par un terrorisme islamique actif et brutal. Depuis bientôt quinze ans, une surenchère se développe autour de caricatures vulgaires et imbéciles de Mohammed, publiées par Charlie Hebdo. Sans doute manipulés, de jeunes musulmans cherchent le sacrifice pour laver l’honneur de leur Prophète. Les autorités françaises répondent par des mesures sécuritaires et le renforcement de leur arsenal législatif et juridique. Le cercle vicieux est enclenché, prenant des proportions dépassant les limites de l’Hexagone. Il faut l’arrêter.

Isolée et prise dans le piège qu’elle a elle-même construit, la France tente de s’en libérer, en s’arc-boutant sur des «valeurs républicaines». Ce ne sera pas facile. Les vains efforts du président Macron pour convaincre l'opinion publique du monde arabo-musulman, devant la mine impassible et patibulaire du journaliste d’Al Jazeera, faisaient peine à voir. Cette saga des caricatures commence à lasser. Des évêques demandent d’y mettre fin. Certes, à l'évidence, les caricatures ne sont pas la cause du terrorisme islamique. Les journaux français se sont plu à le souligner après les événements tragiques de Vienne. Elles fournissent cependant un prétexte.

Le gouvernement dispose des moyens de les interdire. N’a-t-il pas, après plusieurs censures, condamné à la disparition le prédécesseur de Charlie, l’hebdomadaire Hara Kiri, après qu’il eut annoncé, à l’automne 1970, la mort du général de Gaulle sous le titre Drame de la danse à Colombey–1 mort, en référence à un incendie mortel, quelques jours plus tôt, dans une boîte de nuit? Il pourrait donc réitérer la mesure. Possible administrativement, elle paraît néanmoins impensable politiquement, au stade actuel des antagonismes. Elle passerait pour une reculade devant le terrorisme. Charlie Hebdo, fanatique borné de l’impiété dont le fond de commerce est l’humour ordurier, pourrait faire preuve d’un minimum de responsabilité pour un temps en cessant d’alimenter la confrontation.

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