Province lithuanienne, puis, pour longtemps, polonaise, dont elle subit les démembrements, et land de l’Autriche-Hongrie, l'Ukraine fut aussi l’objet des convoitises russes et hongroises. Lieu de migrations entre l’Europe septentrionale et l’Asie, elle avait essuyé moult invasions, dont celle des Huns, des Tartares et des Mongoles. Terre agricole fertile et riche d’autres ressources naturelles, elle a historiquement attiré diverses populations qui s’y sont installées, dont des tribus scandinaves qui participèrent à la fondation de Kiev. Sa prospérité a varié selon la direction changeante des circuits commerciaux. Elle fut le berceau de la dynastie impériale russe. Le territoire actuel fut, à l’orée du XIXe siècle, partagé entre les Empires autrichien et russe. Très schématiquement, une scission fut faite entre orthodoxes et catholiques, entre russophones et ukrainophones. Au plan culturel et linguistique, les différences sont moindres. La langue ukrainienne passe parfois pour plus archaïque et des dialectes varient suivant les régions. Souvent bannie par les tsars, puis «découragée» pendant la période soviétique, elle connaît une renaissance teintée de nationalisme. Les élites urbaines, partout, maîtrisent le russe.
Au sortir de la Première Guerre mondiale l’Ukraine, connut sa première indépendance. Elle comprenait une multitude d’ethnies d’origines diverses: ruthène, moldave, russe, allemande, arménienne, cosaque, polonaise, roumaine, etc., ainsi qu’une très importante communauté juive, estimée à 30% de la population citadine, dont le sort marquera la page la plus infamante de l’histoire européenne, au XXe siècle. Après la victoire des Bolchéviques, l’Ukraine fut, avec la Russie, la Biélorussie (maintenant «Belarus») et la Transcaucasie, membre fondateur de l’URSS en 1922. Les décennies suivantes furent marquées par la violence, la famine, la guerre et l’occupation allemande. En 1945, curieusement, cet État fédéré figura, avec la Biélorussie, en qualité de membre fondateur de l’ONU. Ce subterfuge permit à Staline de disposer de trois voix à l’Assemblée générale.
À l’été 1991, avec le démembrement de l’Union soviétique, le pays accéda à sa seconde indépendance. En avril 2014, deux milices russophones firent sécession à l’Est. Elles ne furent formellement reconnues par aucun État, pas plus que par Moscou d’ailleurs. Le gouvernement et les séparatistes signèrent, en septembre 2014, puis en février 2015, les Accords de Minsk, dont l’Allemagne, la France et la Russie ne sont pas formellement les parties mais les garants. Les combats n’ont toutefois jamais cessé, les négociations piétinent, la tension atteint son paroxysme, avec d’importants mouvements de troupes, surtout massées aux frontières orientales ou détachées dans les pays limitrophes membres de l’OTAN. Cependant, personne ne croit vraiment à un conflit armé, sauf si Moscou devait voler au secours de la communauté russe orthodoxe en danger, comme il vient de le faire au Kazakhstan.
Appel à la vigilance et à la retenue
Parfois les événements échappent aux protagonistes, d’où le danger. Poutine, judoka et joueur d’échec, prépare froidement ses coups. Biden est terriblement affaibli à l’intérieur comme à l’extérieur. Il proclame et prend des mesures strictes avec une certaine arrogance, plus par relent idéologique que par intérêt national, réactualisant des propos de la Guerre froide. Macron s’agite pour masquer les résultats calamiteux de sa politique étrangère, entre autres au Sahel et au Liban, pour ne pas mentionner l’affaire des sous-marins australiens. Il vogue de Kiev à Moscou en pacificateur, alors que le Mali pourrait bien être, pour la France, ce que l’Afghanistan fut pour les États-Unis, avec des conséquences bien plus graves au niveau sécuritaire. Johnson doit faire oublier ses soirées bacchiques pendant le confinement sanitaire et tente de donner au Royaume-Uni une nouvelle stature internationale après le Brexit. Le président ukrainien Zelensky et son ministre des Affaires étrangères appellent à la vigilance certes, mais à la retenue simultanément. Ils savent ce qu’un conflit armé entraînerait pour leur peuple. Les États occidentaux doivent mettre fin à la surenchère et à l’agitation. Il ne convient pas de menacer, ni de sanctionner, mais de négocier.
Dans l’ensemble, l’opinion occidentale est peu favorable à Poutine. Injustement. Le déploiement de l’OTAN à ses frontières est inacceptable. Toutes les puissances veulent un glacis de sécurité ou une zone d’influence, sans demander le consentement de quiconque. Dès 1823, le président Monroe annonça que les États-Unis ne tolèreront aucune intervention européenne dans l’«hémisphère occidental». On débat quant à savoir si les Occidentaux auraient formellement assuré la Russie du non-déploiement de forces en Ukraine. Peut-être pas par écrit, et c’est la raison pour laquelle les Russes exigent plus qu’une assurance verbale. Des procès-verbaux de rencontres diplomatiques font néanmoins foi d’engagement dans ce sens. De toute manière, à l’automne 1962, John Kennedy, pourtant pas le plus-va-t-en guerre des présidents américains, semblait prêt à engager un bras de fer nucléaire afin que l’URSS retire ses missiles de Cuba. Légitimement. Pourtant, aucun texte écrit ni accord international n’interdisait cette installation. L’impasse est totale en Ukraine. Les Occidentaux ne peuvent pas officiellement interdire à un État l’accession à l’OTAN, qui demeure sans objectif précis trente ans après la disparition de l’URSS. La Russie ne saurait tolérer une force qu’elle juge hostile à sa frontière immédiate. Poutine conteste vivement le caractère défensif de l’Alliance, citant ses interventions en Libye, en Syrie et en Afghanistan. Il insiste sur les bombardements conduits au printemps 1999, lors de la guerre dans l’ex-Yougoslavie pendant près de 80 jours, sans aval de l’ONU et en violation du droit international. Quelle que fût la légitimité éventuelle de l’action revendiquée par l’OTAN, les bombes sur Belgrade restent un traumatisme dans la conscience des Slaves orthodoxes.
L'étendard de la neutralité
La solution réside sans doute dans la "neutralisation" de l’Ukraine. On cite souvent l’exemple de la Suisse. En l’occurrence, il est pertinent, à condition d’en revenir à l’essence véritable de sa neutralité. Elle fut décidée par les Suisses eux-mêmes en 1515, après le désastre de Marignan, puis reconnue internationalement au Congrès de Vienne en 1815. Sa composante interne est vraisemblablement aussi importante que l’externe. On l’ignore à l’étranger et on l’oublie même en Suisse. La neutralité est le corollaire obligatoire du fédéralisme et le garant de la diversité. Elle a permis à la Confédération de traverser les siècles, en restant unie. Certes, des conflits religieux ont éclaté au XVIe siècle, mais ils demeurèrent essentiellement entre cantons et entraînèrent, globalement, moins de deux mille morts. Le pays ne fut pas directement mêlé aux guerres de religions qui dévastèrent l’Europe pendant 250 ans. Plus proche historiquement, c’est également le refus de s’engager qui permit aux Suisses d’éviter l’éclatement possible de leur pays, en 1914-18, alors que les antagonismes étaient violents entre les parties germanophone et francophone.
Les Russes d’Ukraine demandent l’autonomie. Une fédération ne semble pas être à l’ordre du jour. Elle n’est pas à exclure cependant. Il ne semble pas exister, en effet, de haines ancestrales infrangibles entre russophones et ukrainophones. En toute hypothèse, la neutralité de cet État-tampon reste la meilleure protection pour la mosaïque de minorités, dont les plus importantes ont été officiellement identifiées: russe bien sûr, hongroise, roumaine et tatare
Il existe un autre État fédéral neutre, en Europe, dont on parle moins: l’Autriche, pays homogène dans sa langue et sa culture. L’URSS avait posé comme condition de son retrait de la zone qu’elle occupait, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, que l’Autriche acceptât un statut de neutralité armée permanente, à l’instar de la Suisse. Sa position géostratégique en faisait comme un coin et couloir de passage dans l’alliance des États socialistes, alors dits «satellites». L’exigence fut acceptée. Par une Loi constitutionnelle d’octobre 1955, l’Autriche s’engagea à prendre les mesures nécessaires au respect, par la force, de cette neutralité, à la préservation de son indépendance, ainsi qu’à l’inviolabilité et à l’unité du territoire national. Elle renonçait en outre à adhérer à aucune alliance militaire et acceptait d’interdire l’installation de toute base étrangère. Ce fut la copie conforme de la neutralité helvétique, comme l’avait exigé Molotov.
La Suisse depuis le XVIe siècle applique une politique de neutralité internationalement reconnue en 1815. Elle a évité l’implosion de son peuple, garanti le respect de ses minorités et permis d’échapper aux deux Guerres Mondiales. La neutralité permanente de l’Autriche est plus récente. Les deux États conduisent leur politique interne et extérieure en totale indépendance. Ni l’un ni l’autre n’a considéré une adhésion à l’OTAN, mais ils sont membres du «Partenariat pour la Paix -qui représente, d’abord, un dialogue quant à la sécurité-, en décidant bilatéralement des thèmes de coopération souhaités. L’Autriche est devenue membre de l’ONU, avec l’appui des Soviétiques en 1955, après son acceptation de la neutralité permanente et elle siégea par deux fois au Conseil de sécurité. Par décision populaire, la Suisse adhéra à l’Organisation en 2002, après des fiançailles de plus d’un demi-siècle. Elle aspire à entrer au Conseil de sécurité et devrait être élue sans problème en juin 2022. L’Autriche a rejoint l’Union européenne, au même titre que deux autres États neutres, la Finlande et la Suède, toutes deux proches de la Russie. La neutralité de la première fut imposée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, conséquence du conflit armé qui l’avait opposée à l’Union soviétique. Celle de la seconde date du milieu du XIXe siècle. Elle est de nature différente, sans base juridique contraignante, illustrant une politique unilatérale de coopération, mais de non-alliance. La Suisse reste en dehors de l’Union, à la suite d’un vote populaire négatif.
Il est urgent d’agir avec une véritable négociation politique
Le statut de neutralité permanente de l’Ukraine devrait convenir à la Russie, aux États européens et, surtout, aux Ukrainiens eux-mêmes. Ils seraient libérés d’une tension permanente à leurs frontières, en particulier orientales. Les autorités légales sont conscientes que l’OTAN n’a pas obligation d’entrer en guerre -et ne le fera pas- pour les secourir en cas d’intervention russe. Intervention qui ne leur laisserait aucune chance. Les sécessionnistes pourraient sortir de la situation inextricable dans laquelle ils se sont placés, au profit d’une large autonomie au sein d’un État ukrainien pacifié. Les accords de Minsk engageant les belligérants sous la garantie, selon le «Format Normandie», de l’Allemagne, de la France et de la Russie, ont essentiellement traité, jusqu’à ce jour, de cessez-le-feu et d’aspects militaires. Leur dernière réunion, à Paris, le 26 janvier écoulé devait être suivie d’une nouvelle rencontre, à Berlin, quinze jours plus tard. C’est alors qu’il faudrait lancer une véritable négociation politique, pour l’autonomie des minorités, voire le fédéralisme, ainsi que pour l’acceptation, par toutes les parties concernées, d’un statut de neutralité permanente, à l’exemple de l’Autriche et de la Suisse. Il est indispensable que le gouvernement et le peuple ukrainiens en accepte le principe. L’idéal serait qu’ils proposent eux-mêmes cette option. Il est urgent d’agir; plus le temps passe, plus difficile sera la solution au conflit.