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lundi, 28 novembre 2016 16:48

Jusqu'à l'euthanasie. L'accompagnement spirituel

Aumônier d’hôpital pendant dix ans, Gabriel Ringlet accompagne spirituellement aujourd’hui des personnes qui font une demande d’euthanasie. Lors d’une tournée de conférence en Suisse, il a créé le débat, soutenant qu’il faut réfléchir à la question d’un rituel d’accompagnement de l’acte même d’euthanasie. Le texte publié ici est tiré de cette conférence. Il est recommandé de lire son dernier ouvrage pour approfondir la question.

Si on m’avait dit un jour que l’accompagnement de la mort et l’engagement en soins palliatifs me conduiraient « jusqu’à l’euthanasie » ! Voilà des années que je chante la fragilité. Des années que j’invite à accueillir la précarité, habité par la certitude qu’une vie reste grande jusqu’au cœur de sa dégradation la plus insupportable. Il n’empêche que la défense de la vie la plus ténue ne m’autorise pas à passer sous silence les situations d’impasse. Car la première exigence éthique consiste à reconnaître cette impasse. Il arrive qu’un mur soit infranchissable ; alors, en conscience, et en connivence, dans l’esprit même des Béatitudes, on n’échappe pas à l’euthanasie.
Dans un document intitulé Fin de vie : pour un engagement de solidarité et de fraternité, les évêques français préconisent, pour respecter toute personne en fin de vie, de renforcer les solidarités familiales et sociales, de renforcer les soins palliatifs, de refuser l’acharnement thérapeutique et de refuser l’acte de tuer. Je les rejoins à 90 %.
En ce qui concerne le renforcement des solidarités familiales et sociales, l’euthanasie en effet est concernée au premier plan. Je sais à quel point la demande d’« en finir » peut être un appel au secours, une manière radicale d’exprimer son impuissance ou sa solitude. Je pense notamment à l’insistance de Jean-Pierre. Voilà des jours et des jours qu’il s’embourbait dans un découragement de plus en plus inquiétant et réclamait l’euthanasie alors que son état, pourtant douloureux, ne permettait pas aux médecins de rencontrer légalement sa demande. Une longue écoute a permis de mieux nommer la source de son désespoir : une épouse atteinte de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé et hospitalisée loin de lui ; un fils unique, hospitalisé en institution psychiatrique, autorisé à rejoindre la maison familiale car désormais capable d’une plus grande autonomie. Pour Jean-Pierre, il paraissait impossible que ce fils puisse guérir pleinement s’il devait porter ses deux parents sur des épaules encore si fragiles. Le devenir de son fils lui importait bien plus que le sien. Que répondre à Jean-Pierre de concret, de structuré ? Où sont les lieux vraiment capables de solidarité en actes ? La question se pose à large échelle, et elle est politique. Pour que recule « l’euthanasie de l’extrême fatigue », il faut que l’extrême fatigue soit rencontrée.

Soins palliatifs ou euthanasie
Le deuxième argument des évêques de France porte sur le refus de l’acharnement thérapeutique. Comment ne pas être d’accord avec eux ? Beaucoup de personnes en fin de vie redoutent par-dessus tout cette obstination déraisonnable à travers la prolongation d’un traitement parfois très invasif et, du coup, veulent s’assurer, « par précaution », qu’une euthanasie sera possible pour éviter un acharnement contraire au respect de leur dignité. Et comme trop souvent on ne les écoute pas, faut-il s’étonner du taux élevé de suicides dans les maisons de retraite ?
Que d’euthanasies pourraient être évitées si on passait en soins palliatifs un peu plus tôt. On ne sera donc pas étonné que l’épiscopat français - troisième accent de son argumentation - rompe une lance en faveur des soins palliatifs. Je ne cache pas mon propre attachement à la démarche palliative et mon admiration pour celles et ceux qui ont la chance, même si elle est rude, de s’y sentir appelés.
Et enfin, quatre, le refus de l’acte de tuer. Moi aussi je le refuse de toutes mes forces. Pour moi, il ne peut s’agir que d’un dernier recours, d’un acte de légitime défense lorsque je suis vraiment dans l’impasse.
Alors, faut-il opposer radicalement démarche palliative et euthanasie, au point d’établir entre les deux une frontière que certains estiment infranchissable ? Les évêques, dans leurs propositions, pensent que oui et s’en réfèrent le plus souvent à l’image du Dieu créateur. Mais le Dieu rédempteur ? Le Christ sauveur ? N’est-ce pas lui, surtout, qui m’accompagne de sa présence confiante à l’heure des responsabilités ? Lui qui, face aux choix les plus difficiles, encourage ma liberté de conscience ? Sauf à décider qu’on peut être chrétien... sans le Christ.
Et que faire face à l’insupportable ? Lorsque des métastases pulmonaires, des vomissements à répétition, des hallucinations, des convulsions, du délire mais surtout de terribles difficultés respiratoires (la dyspnée) mettent le patient dans un état d’angoisse qui devient terrifiant ?

Sédation ou euthanasie
Beaucoup de responsables religieux (mais pas qu’eux) voient dans la sédation une manière de faire face à la souffrance rebelle lorsqu’elle atteint cette intensité. Sans entrer dans une technicité excessive, quelques précisions s’imposent, car la sédation peut être légère ou profonde, continue ou intermittente, selon l’état du patient. Je veux pour ma part évoquer la « sédation palliative », appelée aussi « sédation de fin de vie », qu’on ne peut administrer que chez un patient dont l’espérance de vie ne dépasse pas un temps très limité et qui est se trouve en phase terminale. Il n’y a pas de retour en arrière. On l’« endort » et on le rend inconscient jusqu’à son décès.
Que répondre ici à ceux qui parlent d’« euthanasie lente » ? Certains moralistes soulignent une différence d’intention : « Je ne veux pas faire mourir même si je sais que ce traitement conduit à la mort. Mon intention est de soulager. La mort qui s’ensuit n’est qu’un effet secondaire... » La mort, « un effet secondaire » ? Qu’il s’agisse d’euthanasie ou de sédation en phase terminale, je me trouve engagé par mon geste à « construire la mort de l’autre ».
Corinne van Oost, avec qui je collabore, dirige un important établissement de soins palliatifs près de Louvain. Confrontée en permanence à cette question limite, elle ose, comme médecin et comme catholique, protester avec véhémence : « Arrêtons de décrire la sédation comme une bonne solution ! Il faut la voir pour ce qu’elle est : un moindre mal. » D’autant plus que, sous sédation, il se pourrait que l’angoisse continue. Alors, qui est soulagé ? Autrement dit, la sédation pose d’énormes interrogations. Tantôt elle va précipiter le décès et tantôt garder le patient endormi pendant huit à dix jours. Mais dans tous les cas, elle interrompt le cheminement et endort volontairement une part significative de son être-au-monde. A ce titre, est-elle vraiment une meilleure solution que l’euthanasie ?
En France, depuis mars 2015, la loi des députés Jean Léonetti et Alain Claeys, reconnaît le droit à la sédation en phase terminale. Concrètement, le patient va pouvoir demander qu’on lui administre cette sédation qui l’entraînera à ne jamais se réveiller. Il s’en ira, inconscient, en quelques jours, voire en quelques heures. On se trouve là, de toute évidence, devant une euthanasie diluée. Une euthanasie déguisée qui préfère se cacher sous le mot sédation, mais avec cette circonstance aggravante que le sens même de l’acte posé n’est ni honoré ni exposé à la parole. Or c’est pourtant là que réside la grandeur de l’humain, dans sa capacité à rendre compte de ses choix, en se hissant gravement à la hauteur de l’enjeu. Et en osant une mise à jour explicite, un langage clair, indispensable pour qu’une équipe soignante, en son sein et dans son lien au patient et à son entourage, arrive à partager le sens d’une décision aussi importante.
Il me semble que lors d’une euthanasie assumée en pleine lumière et vécue en équipe, où je reste à l’écoute du patient dans l’échange et la présence jusqu’au bout, je me sens et me trouve, finalement, bien plus en phase avec l’esprit des soins palliatifs.

Le souffle, jusqu’au bout
Se pose ici la question spirituelle, qui va très au-delà de sa seule connotation religieuse. C’est la question du souffle (spiritus, pneuma). Qu’est-ce qui donne souffle en fin de vie ? Qu’est-ce qui donne souffle face à l’impasse ? La vie spirituelle, c’est une vie habitée par le souffle, jusqu’au bout, jusqu’au cœur des interrogations les plus fondamentales. C’est un labour, un retournement, un combat. Un corps à corps avec soi-même. Et pour ceux qui croient en Dieu, un corps à corps avec Dieu. Et pour les chrétiens, la vie spirituelle, c’est aussi Gethsémani et cette question terrible : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » A ce moment-là, le Fils est convaincu que le Père ne répond plus.
Deux, douloureux et personnels, accompagnements spirituels en fin de vie, que je ne peux décrire dans le cadre de cet article, m’ont amené à me poser la question de la nécessité d’un rituel d’accompagnement de l’acte d’euthanasie lui-même. Je ne suis pas sûr que j’aurais abordé cette question il y a cinq ans dans le même état d’esprit. Sans doute parce que, moi aussi, j’ai cheminé.
Pour utiliser une expression de Dominique Jacquemin, il ne faut « surtout pas parcelliser le sujet souffrant ». La souffrance corporelle est aussi une souffrance émotionnelle et une souffrance spirituelle. Or la souffrance spirituelle ne mérite-t-elle pas un accompagnement rituel, jusqu’au bout ? Le cheminement doit-il s’arrêter à la prise de décision de l’euthanasie ? Laisse-t-on l’acte à sa seule technicité, même attentive et délicate, ou conduit-on la démarche spirituelle jusqu’à sa dimension célébrationnelle ?
Célébrer, c’est fondamental dans l’existence et ce n’est pas réservé à la religion. Célébrer, c’est donner à l’humanité plus d’humanité. C’est soulever la vie ordinaire, c’est la porter plus loin, plus haut, lui donner une dimension plus large. Que ce soit dans la joie ou dans la peine, célébrer, c’est refuser de laisser les choses en l’état. Pour reprendre les mots de Rainer Maria Rilke, c’est, avec de « l’ici », faire de « l’au-delà ». Peut-on, avec l’ici de l’euthanasie, faire de l’au-delà ?
J’imagine, avec respect, que certains de ceux et celles qui s’opposent de toutes leurs forces à l’euthanasie doivent protester plus encore à l’idée que l’on puisse donner noblesse à un acte qu’ils réprouvent fondamentalement. A quoi je voudrais répondre : on ne célèbre pas que la réussite dans la vie. On est appelé quelquefois à célébrer la limite, l’impasse. Je dirais même que c’est surtout dans cette complexité-là qu’il faut oser une parole à la hauteur de ce qui se joue. Et que cette parole, je la trouve éminemment spirituelle, et même évangélique.
Ce qui compte, me semble-t-il, c’est qu’au moment où quelqu’un va nous quitter - y compris volontairement - on veille à mettre le plus possible tous ses sens en éveil, afin qu’il s’en aille le plus vivant possible. Et le plus humainement. Qu’est-ce qui empêche, au moment de l’euthanasie, de poser un geste parfumé, d’écouter une musique, de lire un poème, d’allumer une bougie... ? Il se peut que certains préfèrent un bout de conversation ou au contraire aspirent à un grand silence. Mais il se peut aussi qu’une démarche rituelle, même très sobre, aide à cette traversée intense et exigeante.

Un acte relié
L’acte d’euthanasie est et restera toujours une souffrance, même si, pour le patient, il peut être une délivrance. C’est un acte de transgression, qui n’engage pas que le patient. C’est un acte relié. Raison de plus pour l’inscrire dans un contexte qui le désisole. Une fois la décision prise, dans le respect de la loi, en conscience et après un cheminement, il est important, pour tous les acteurs, que cet acte fasse advenir quelque chose qui le dépasse. Autrement dit, qu’à travers cet acte, chacun - le patient, le parent, le soignant - se sente plus grand. Blessé peut-être, fragile certainement, mais plus grand.
Il y a un après l’euthanasie. Et cet après n’est pas que psychologique. Il touche aussi au spirituel. Chacun de ceux qui restent, le conjoint, le petit-fils, l’infirmière, le bénévole, le médecin, chacun est renvoyé à cette souffrance que pose toute vraie question de sens. Chacun est confronté à sa propre et fondamentale solitude. Une solitude appelée à ne pas rester un enfermement mais à devenir une ouverture.
G. R.

Gabriel Ringlet
« Vous me coucherez nu sur la terre nue »
L’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie
Paris, Albin Michel 2015, 248 p.

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