Toute la Bible s’inspire de l’obéissance généreuse de la nature, pour inviter l’homme à revenir dans le Royaume des cieux. Le Christ utilise des paraboles inspirées de la nature pour en parler: «A quoi comparerons-nous le royaume de Dieu, ou par quelle parabole le représenterons-nous? Il est semblable à un grain de sénevé qui, lorsqu’on le sème en terre, est la plus petite de toutes les semences de la terre; mais une fois semé, il monte, devient plus grand que toutes les plantes potagères et pousse de grandes branches, en sorte que les oiseaux du ciel peuvent habiter sous leur ombre. C’est par beaucoup de paraboles de ce genre qu’il leur annonçait la parole, selon qu’ils étaient capables de l’entendre. Il ne leur parlait pas sans parabole ; mais en privé, il expliquait tout à ses disciples» (Mc 4,30-34).
Petites histoires
Pour entendre ce que la création nous dit de l’Esprit saint, de Dieu Créateur, prenons quelques petites histoires que les moines se racontent pour nourrir leurs méditations quotidiennes.
Un jour, en épluchant une carotte, l’ancien pleure. Le disciple tente de le consoler, le croyant triste. Le père lui répond: «- Je ne suis pas triste - Alors pourquoi pleurez-vous ?» Le père, élevant la carotte à deux mains à la hauteur de son visage, dit: «Regarde cette carotte, elle est magnifique! Contemple l’audace de ses couleurs, respire son parfum sucré. Regarde! Toute la terre a porté cette carotte, toute la pluie du ciel l’a arrosée, toute la lumière du soleil l’a réchauffée... et moi je pense à autre chose!» Ce qui faisait pleurer l’ancien, ce n’était pas la tristesse mais son manque d’émerveillement devant la beauté de la création.
La nature est un livre offert à ceux qui cultivent la terre de leurs mains et qui reconnaissent avec naïveté les analogies qui relient la création avec le Créateur.
Des philosophes rendent visite à l’ancien et lui demandent: «Qu’est-ce que l’Esprit?» L’ancien leur répond: «Le vent souffle, la feuille bouge, au revoir messieurs.» Cette courte histoire illustre assez bien tout le paradoxe de la spiritualité. D’abord elle est simple, la sagesse n’appartient pas aux érudits, mais se laisse percevoir par le cœur innocent qui s’ouvre à la Présence divine dans tout ce qui vit; ensuite, elle est universelle, chacun peut l’interpréter à son niveau.
Voici une des interprétations: s’il n’y a pas de feuille, nous ne voyons pas le vent; si nous étudions la feuille, nous ne comprendrons jamais le vent. Il y a un saut à faire au-delà de l’apparence de la feuille pour ressentir le vent, mais c’est la feuille qui rend visible le vent. Il y a un saut à faire au-delà du visible pour pressentir l’invisible, mais c’est l’œuvre qui rend perceptible l’esprit. Le vent, on ne sait d’où il vient, on ne sait où il va. La feuille manifeste sa réalité sans pouvoir cependant le retenir. Docile, elle suit la danse du vent, se laisse bercer au mouvement, à la puissance, sans jamais prétendre les posséder. Elle est un témoin, un canal qui rend visible l’invisible.
Nous pourrions lire aussi, dans la feuille et le vent, l’union du corps avec l’âme, le corps devenant le lieu de la révélation où, dans une proximité intime, se produit l’émergence de l’éternité. Nous pourrions y lire encore la Présence divine qui révèle sa majesté dans sa création; mais aucune forme ne saurait cristalliser le mystère du Souffle de l’Esprit.
Si nous nous limitons à la forme, nous ne comprendrons jamais l’acte créateur. Si nous nions la forme, nous refusons la révélation du subtil. C’est la proximité du créé et de l’incréé qui nous ouvre à la plénitude. Jamais la matière ne pénétrera le subtil, mais la matière peut devenir matrice du subtil par résonance, synergie, par une connaissance de l’intérieur.
Le jardinier découvre plusieurs sachets de graines de radis oubliés dans le cabanon. Les graines attendent dans l’ombre du papier jauni, en dormance depuis cinq ans, peut-être plus! Le jardinier, avec confiance, retourne la terre, arrache les mauvaises herbes, enlève les cailloux qui déforment la racine, mélange les minuscules graines avec du sable, puis les sème dans un mouvement de foi. Il arrose abondamment, revient chaque soir au soleil couchant pour arroser encore. Trois jours plus tard, les premières feuilles, fragiles mais bien vivantes, commencent à percer la terre. Cinq années enfermées dans le sachet, et d’un seul coup la vie jaillit! Quand tous les éléments -terre, eau, soleil- concordent, la vie paraît. Enraciné dans sa matrice terrestre, aspiré par le soleil, le radis s’élève dans le vide du ciel. Quinze jours après, il décore la table de ses rondeurs écarlates.
Nos talents, nous pouvons les enfouir dans la cave de notre imaginaire ou bien les laisser éclore dans la terre de nos œuvres.
Près de la chapelle, un majestueux marronnier accueille les pèlerins. Les marrons en tombant cassent les tuiles. L’abbé décide de couper les grosses branches donnant sur le toit; elles restent par terre tout l’hiver. Au printemps, à sa grande surprise, le jardinier découvre que des bourgeons apparaissent sur les branches coupées en même temps que sur l’arbre. Chaque jour il observe la croissance des feuilles. Les bouquets de fleurs arrivent en même temps sur les branches coupées et sur l’arbre. Intrigué, se demandant jusqu’où ira cette vivacité sans racine, il observe attentivement chaque étape de l’évolution. Quelques temps après, au moment où les marrons apparaissent, les branches coupées sèchent, alors que les marronniers enracinés dans la terre donnent de beaux fruits.
Il en est de même pour celui qui veut croître en dehors de l’Eglise. Il revendique l’indépendance de ses pensées nouvelles, la liberté de ses actes, mais dès qu’une épreuve maligne paraît, il s’assèche, ne donnant pas de fruits.
Un jour le jardinier demande à un visiteur d’arracher les ronces du champ. En une seule journée, celui-ci nettoie la surface d’un terrain de tennis en cisaillant les tiges. Le lendemain, le jardinier demande à un novice de poursuivre le travail; en une journée, il nettoie la surface d’un demi-terrain de tennis en cisaillant les tiges et en arrachant consciencieusement chaque racine. Vingt jours plus tard, dans la partie nettoyée par le plus rapide, les ronces repoussent; dans l’autre, le sol est recouvert d’un gazon vert tendre.
Rentabilité, efficacité, succès sont les valeurs du monde; obéissance, vigilance, persévérance, authenticité, simplicité sont les racines des vertus.
Durant le grand Carême, je demande à mon Père spirituel de me retirer dans la solitude en essayant de faire le moins de choses possible. Pour vivre cette retraite, je m’installe sur un rocher, à l’ombre d’un chêne. Je peux manger, boire, parler, dormir, bouger, mais je dois nommer en moi ce qui a faim, soif... et je découvre que c’est l’habitude! La principale nourriture pour mon corps, mes pensées, mon âme est la prière du cœur. Afin de ne pas me laisser distraire, je concentre mes regards sur une feuille de chêne, à la hauteur de mon visage. Après quelques jours de contemplation, je me laisse distraire par la feuille d’à-côté et je m’aperçois qu’elle est différente de la première. J’en regarde une troisième, une dixième, une centième, elles sont toutes différentes ! Je pense: «Sur cet arbre il y a des milliers de feuilles, dans le monde des millions de chênes avec des milliards de feuilles. Chacune est unique! Le haut, le bas, la droite, la gauche, le dos, le dessous, chaque partie de la feuille est différente. Les feuilles de chênes, de peupliers, de châtaigniers, d’acacias sont toutes différentes entre elles, pourtant elles sont toutes du même genre végétal. Chaque brin d’herbe, chaque caillou, chaque visage est unique.»
Sans attendre, je vais raconter ma découverte à l’ancien: «Père, je suis unique au monde!» Sans lever les yeux de son livre, l’ancien répond: «Mon pauvre enfant, tu es bien en dessous de la vérité. Il faut que tu ajoutes: je suis unique au monde depuis le début et jusqu’à la fin des temps. J’ai eu cinq, dix, vingt, soixante ans... à aucun moment je n’ai eu le même visage.»
Déconcerté par cette découverte je vais dans ma cellule pour regarder dans le dictionnaire la feuille de chêne. Il y a bien là la photographie d’une feuille, mais ce n’est pas «la mienne». Ce jour-là j’ai vécu un bouleversement en découvrant que l’homme uniformise, là où Dieu personnalise.
Pour Dieu chacun est unique, depuis le début et jusqu’à la fin des temps.
Un pèlerin se présente à l’ancien avec une gerbe de questions. L’ancien lui suggère d’expérimenter le silence. Chaque jour le pèlerin attend un mot de réconfort, espère une parole de sagesse. Le sourire, le regard complice, le geste discret sont les seules leçons qu’il reçoit. Un matin, au soleil levant, l’ancien le conduit au potager pour ramasser des légumes. Le pèlerin contemple en silence la féerie des gouttes de rosée sur les feuilles. Une goutte de lumière tombe sur le sol. Le pèlerin dit: «J’ai entendu la goutte d’eau glisser, puis éclater sur le sol, je l’ai entendue aussi résonner dans mon cœur.» L’ancien sourit, il lui parle enfin: «Maintenant que tu sais écouter, tu peux poser tes questions», mais le pèlerin demeure silencieux.
Le sage à l’esprit apaisé est capable de percevoir le bruissement de la rotation d’une rose amoureuse du soleil.
Action de grâce
Au Skite sainte Foy en Cévennes, j’exprime ma foi par la prière, le chant, le jardin, la cuisine, la poésie, la photographie, l’architecture. Nous avons restauré le monastère comme une immense sculpture pour accueillir les pèlerins de passage et vivre dans l’intimité d’un Christ vivant.
Le skite est construit en schiste. Les fondations s’appuient sur le roc. Les pierres extraites de la base donnent aux murs l’aspect abrupt et austère d’une forteresse. Les lauzes, taillées à la main, recouvrent le toit de leurs écailles dorées; les portes, les fenêtres, les poutres sont en châtaignier des Cévennes. La crypte creusée à l’intérieur du rocher est comme le ventre d’une étable qui accueille le Verbe de Dieu.
A l’époque mérovingienne, sainte Foy et saint Julien l’hospitalier illuminèrent la Vallée-Longue de leur présence et de leurs prières. Au moyen âge, des moines bénédictins rognèrent le rocher pour élever un prieuré sur un promontoire, comme une tour de guet. A la Révolution le mas est devenu une ferme fortifiée. Aujourd’hui le skite accueille des moines orthodoxes, dont la prière et la louange s’élèvent vers le ciel.
Dans une serre orientée plein sud, telles des nouveaux nés dans leur couveuse, les graines reposent sur un coussin d’humus. Quand les premières feuilles transpercent le terreau, les jeunes plants sont repiqués dans la terre; ils découvrent alors l’immensité du potager. Après un long entretien attentionné, où se côtoient émondage, arrosage, binage, protection contre les parasites, amour et prière, les plantes offrent des fleurs, puis des légumes savoureux. D’une marmite en fonte s’élève un parfum de fête. La tomate sucrée, l’oignon doux, la courgette tendre, l’aubergine et le poivron aux couleurs audacieuses et poivrées mijotent dans l’âtre. A midi, à l’ombre de la pergola, les invités savourent une ratatouille aromatisée aux herbes de Provence, arrosée d’une lampée d’huile d’olive vierge.
Tout acte peut devenir prière, action de grâce, si nous savons redécouvrir l’émerveillement du quotidien.
Frère Jean, Saint-Julien-des-Points (F), est fondateur du skite Sainte Foy, rédacteur de la revue « Art sacré » et photographe